Les salaires des médecins et infirmiers pris en otage


L'hôpital de Taravao subit une hémorragie de ses médecins depuis avril 2015. Il n'y a désormais plus aucun urgentistes. Les problèmes ont été révélés par Tahiti Infos plusieurs fois, mais rien n'a bougé depuis un an et demi.
PAPEETE, le 20 septembre 2016 - Les plaintes des professionnels de la santé s'accumulent. Heures supplémentaires non payées ou payées avec des mois de retard, jours de garde non rémunérés, missions dans les îles non indemnisées… La grogne s'intensifie et les syndicats ont une vingtaine de dossiers prêts à aller au tribunal. Pendant ce temps, les docteurs s'en vont et vu l'ambiance sociale, il devient difficile de les remplacer.

"Ce n'est pas normal que nous ne soyons que trois médecins titulaires à l'hôpital de Taravao, nous devrions être 11. Il y a trop de problèmes, les médecins partent et personne ne veut les remplacer. Et sur les trois derniers titulaires, un va partir à la fin du mois et moi je parts à la fin de l'année. La dernière partira à la retraite en aout prochain…" nous expliquait la semaine dernière le docteur Schinas, responsable du service longs séjours à Taravao, qui s'occupe également, de fait, des urgences de l'hôpital. Mais depuis cette interview, même lui a fini par abandonner, excédé, et il demande maintenant une disponibilité pour la fin du mois.

Il a pourtant dénoncé ces problèmes à l'administration depuis longtemps, avec une dernière lettre datée du 1er septembre que nous nous sommes procurée. Il y explique les problèmes auxquels les médecins des hôpitaux périphériques (Taravao et Uturoa en particulier) font face : les gardes ne sont pas payées si elles sont effectuées une semaine qui comprend un jour férié, un rattrapage d'une permanence ou des congés payés. "Donc pour un travail supplémentaire, nous devons accepter de ne pas être payé. C'est donc de l'esclavage et il me semble que cela a été aboli." Ambiance.

Les autres problèmes dénoncés sont également d'ordre financiers : les gardes et heures supplémentaires seraient payées "en retard de quelques mois à un an, généralement trois à quatre mois", un problème en partie caché aux principaux intéressés car "la feuille de paie n'est pas remise au moment du versement du salaire mais au mieux un mois après, ce qui complique la vérification des heures payées ou non".

Au final, le docteur assure que l'administration lui doit deux millions de francs en gardes non payées et en retards divers. "On nous demande de faire des efforts, on n'a plus assez de médecins donc j'ai accepté de prendre plus de gardes. Normalement nous avons le droit de faire 8 gardes par mois au maximum, mais aux urgences j'en ai pris 11 en juillet, 15 en aout, et beaucoup ne seront pas payées ! Les infirmiers, eux, n'ont pas été payés du tout de leurs gardes depuis deux ans. À Uturoa, les médecins n'ont pas été payés de leurs astreintes depuis 2015. Ca fait une centaine de médecins et d'infirmiers à qui on doit de l'argent, ça monte en centaines de millions ! On a vraiment l'impression que le Pays gère sa trésorerie sur notre dos."

LA DIRECTION DE LA SANTÉ ASSURE QUE LE SERVICE CONTINUERA À TARAVAO

Glenda Melix, directrice de la Santé par intérim
Pour répondre à ces accusations, la directrice de la Santé par intérim, Glenda Melix, a accepté de s'exprimer. Elle assure que "ces médecins-là sont dévoués, et je dis que franchement, les gardes qui ont été faites doivent être payées. Et la direction de la Santé est en train de travailler, et le fait depuis le début de l'affaire, pour pouvoir faire en sorte que ces médecins puissent être payés. Mais la direction de la Santé n'est pas le seul intervenant dans cette affaire, et toute la question repose sur qu'on appelle le service normal que les médecins doivent faire. Et certains autres services financiers de l'administration n'ont pas la même lecture de ce qu'on appelle le 'service normal de jour'."

Par contre, Glenda Melix assure que l'hôpital de Taravao ne sera pas abandonné sans médecins : "actuellement il y a 4 médecins à l'hôpital de Taravao qui ont un contrat, (NDLR: dont un à durée déterminée). Il y a déjà trois médecins qui vont arriver, une qui arrive jeudi prochain, un autre qui arrive le 3 octobre et un dernier en décembre. Ce seront des agents contractuels, faute de fonctionnaires. Mais ce ne sont pas des vacataires. En comptant le docteur Schinas, ça fait sept médecins en poste ou à venir ! Donc on arrive toujours à recruter des médecins, ils sont encore intéressés ! Et on est en train de travailler pour le payement de ces gardes, on essaie par tous les moyens de leur payer le travail qu'ils ont effectués. Ces médecins sont là pour assurer la permanence des soins, quand il nous arrive un pépin on a toujours besoin d'eux."

Le docteur Schinas, lui, est déjà sur le départ. Il nous assure que "avant, il y avait beaucoup de départs et d'arrivées, mais maintenant il y a surtout des départs. Les seuls médecins qui vont arriver sont des jeunes qui n'ont même pas les diplômes d'urgentistes, pourtant ils vont devoir faire des gardes aux urgences." La seule solution pour lui serait d'appliquer le Schéma d'organisation sanitaire (le fameux SOS) qui devait faire passer les médecins des hôpitaux périphérique sous le même statut que les médecins du CHPF : celui de praticiens hospitaliers. Ils ne seront alors plus salariés de la direction de la Santé, et surtout "pour nous le gros avantage de fusionner avec le CHPF ce serait pour les patients. Ici on n'a même pas accès aux dossiers électroniques de l'hôpital de Taaone, on a encore des dossiers papiers qu'on ne pas consulter le weekend…"

Le centre de soins de Fangatau (photo d'illustration)
Infirmiers itinérants : un mois au service d'une île éloignée, les indemnités refusées

Deux affaires portées par des infirmiers itinérants sont déjà au tribunal administratif, et une quinzaine de dossiers supplémentaires seraient en attente selon une source syndicale. Leur colère vient d'une interprétation très à leur désavantage des textes régissant les "indemnité de sujétions spéciales" (ISS), qui prévoit une prime de 80 000 francs quand ils passent un mois seul sur une île éloignée.

Un infirmier itinérant est un fonctionnaire du Pays de catégorie A. La requête envoyée au tribunal administratif révèle le salaire brut d'un de ces cadres : 233 700 Fcfp par mois (autour de 210 000 Fcfp net). La prime est donc une motivation importante pour aller passer un mois loin de sa famille pour s'occuper seul de la population d'une île, en étant disponible 7j/7 au service des patients.

Pourtant, le ministère de la Santé refuse parfois de verser cette indemnité au prétexte que l'infirmier n'était pas seul : il était accompagné d'aides techniques et d'agents techniques. Des personnels qui ne peuvent ni l'assister dans ses actes médicaux, ni le remplacer pour lui permettre de prendre des jours de repos…

L'interprétation défavorable aux infirmiers utilise une décision du Tribunal administratif de 2014, qui avait refusé de verser la prime à une infirmière, car elle était accompagnée… D'un autre infirmier. L'administration refuse depuis de verser la prime à tous les infirmiers qui sont secondés, même par des secrétaires.

Les heures supplémentaires des infirmiers perdus dans un vide juridique

Les heures supplémentaires des infirmiers salariés de la direction de la Santé ne sont plus payées depuis deux ans à cause d'un bel imbroglio juridique. Ainsi ces infirmiers relèvent du statut du corps de l’État pour l’administration de la Polynésie française (CEAPF), et sont donc des agents régis par les règles applicables aux fonctionnaires d'état. Mais lors de leur passage en catégorie A de l'administration territoriale il y a deux ans, ils sont aussi entrés dans un beau vide juridique : certaines dispositions de leur statut ne s'appliquent qu'aux fonctionnaires de catégorie B ou C, et les textes de la fonction publique territoriale ne leurs sont pas non plus applicables. En attendant une nouvelle loi pour clarifier tout ça, leurs heures supplémentaires ne sont plus payées…



Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Mardi 20 Septembre 2016 à 19:00 | Lu 6725 fois