“Les roses sont intactes, comme si elles avaient été mises dans une bulle”


Tahiti, le 20 janvier 2022 - Lætitia Hedouin, chercheuse du CNRS au Criobe et co-directrice de l'expédition menée sur le champ de porites rus de plus de 3 km de long au large de la Presqu'île, explique les enjeux de cette découverte scientifique : "Trouver 70% de recouvrement corallien à ces profondeurs, c'est quand même des choses qui sont un peu exceptionnelles".

Comment en êtes-vous arrivée à travailler avec l'Unesco pour aller chercher ce site exceptionnel ?

“Ça a commencé il y a six ou huit mois. Plusieurs personnes m'ont signalé l'existence d'un récif vraiment particulier à la Presqu'île. J'avoue qu'au début, j'étais un peu sceptique sur le côté unique de cette zone, car parfois les gens m'appellent pour des récifs qu'ils trouvent beaux mais qui n'ont pas vraiment d'intérêt scientifique. Mais cette fois-ci, je me suis laissée convaincre, et je me suis rendue sur le site avec le club Mokarran dinvig de la Presqu'île de Tahiti. Et c'est vrai que lorsque nous avons plongé au-dessus du récif, j'ai été bluffée. Je pense qu'il n'y a pas d'autres mots. C'était vraiment magnifique, les coraux étaient grandioses. Il y en avait à perte de vue. C'était un peu à couper le souffle. Ce n'est pas un paysage corallien typique de ce qu'on a l'habitude de voir, et souvent ce sont des paysages qu'on va retrouver beaucoup plus au fond de l'océan. C'était assez inhabituel de pouvoir plonger dans ce champ de roses. Lorsque je suis remontée à la surface de l'eau, je leur ai dit qu'effectivement j'étais impressionnée. Et à partir de ce moment-là, j'en ai parlé à Alexis Rosenfeld qui s'occupe de 1Ocean, et qui travaille avec l'Unesco. Je lui ai envoyé quelques photos du site, et il m'a répondu que ça pouvait valoir le coup qu'on monte une expédition pour aller l'étudier plus en profondeur. Alexis et son équipe sont venus en novembre dernier.”
 
Combien de temps a duré cette expédition et combien étiez-vous ?

“Nous sommes restés environ une dizaine de jours sur la Presqu'île. Et nous étions une dizaine de personnes, dont quatre plongeurs recycleurs de l'équipe d'Alexis Rosenfeld, et un plongeur recycleur du Criobe, pour caractériser ce récif sur le plan scientifique, et pour prendre des photos et des vidéos. Car leur idée était de faire un reportage afin de faire découvrir ce récif corallien un peu atypique et surtout très préservé aujourd'hui.”
 
En tant que chercheuse sur ce type d'expédition, que regardez-vous, qu'allez-vous explorer et qu'allez-vous exactement chercher là-bas ?

“Ce qui nous intéressait au départ, sachant qu'on était vraiment sur les premières plongées, ce sont les caractérisations : c'est d'établir la surface de cette zone corallienne. Et nous avons observé qu'elle est située entre 30 et 55 mètres de profondeur, et qu'elle s'étend sur 3 kilomètres de long. Donc on s'est vraiment rendu compte que c'est une zone corallienne qui a une surface assez importante. C'était important aussi de pouvoir mesurer la taille des colonies pour avoir une idée de la structure démographique de la population. On s'est aperçu qu'on a là des colonies très grandes. Et donc pour cela on fait, soit des mesures directement pendant la plongée, soit des photos qu'on peut analyser par la suite. On a même fait ce qu'on appelle de la photogrammétrie, c'est-à-dire qu'on a reconstruit ce champ de roses en 3D, et on l'a reconstruit entre 90 et 10 mètres de profondeur. À partir de ces grandes images, on peut vraiment étudier en détails les caractéristiques de cette zone et notamment une des informations qui nous intéresse sur laquelle on continue de travailler : c'est le pourcentage de recouvrement corallien qu'on estime environ entre 60 et 70%. Et trouver 70% de recouvrement corallien à ces profondeurs, c'est quand même des choses qui sont un peu exceptionnelles parce qu'en général les coraux ce sont des organismes symbiotiques –qui vivent avec des micro-algues dans leur tissu– et donc qui ont besoin de lumière pour survivre. Donc c'est vrai que souvent on ne s'attend pas à trouver un foisonnement de vie aussi important à ces profondeurs-là.”
 

Ce récif corallien, est-ce une sorte de remontée rocheuse en pleine mer ou est-ce un prolongement de la barrière ?

“Ah non pas du tout, en fait c'est vraiment dans la continuité du récif. En fait, vous vous mettez à l'eau, là où les vagues se cassent au niveau du récif de surface. Et vous longez la topographie du fond. Vous allez passer par un plateau et à partir de là ça continue à descendre tout doucement. Et à 30 mètres, vous avez ce champ qui s'étend devant vous. Donc, on est dans la continuité du récif corallien. Et c'est ça qui est assez intéressant parce que finalement, même nous, scientifiques, nous ne connaissons pas si bien les récifs coralliens. Nous nous sommes beaucoup attachés à étudier la zone de 0 à 20 mètres parce que c'est plus facile pour travailler, parce qu'en termes de plongée on peut y rester très longtemps. On peut développer plein de protocoles scientifiques… Et dès qu'on descend sous les 30 mètres, on ne peut pas rester longtemps, donc on ne l'a pas vraiment étudié. Mais ce qu'on pense, c'est que plus on va descendre dans ces profondeurs-là, plus on va découvrir potentiellement plein d'autres zones coralliennes du même type. Aujourd'hui j'ai envie de dire que ce site est original, parce qu'on ne connaît pas non plus finalement les récifs coralliens qui sont situés en-dessous des 30 mètres.”
 
Tout l'intérêt de cette découverte, c'est que ces coraux sont en bonne santé, qu'ils n'ont pas subi le blanchissement qui a touché les coraux en Polynésie, notamment lors de l'épisode de 2019 ?

“Oui, c'est assez intéressant parce que j'ai fait des données sur Moorea où on a perdu 50% des coraux à 6 mètres de profondeur. Quand vous allez à la Presqu'île, qui a pourtant été moins touchée, à 6 mètres au de profondeur, vous voyez quand même des colonies coralliennes qui sont mortes. Donc vous voyez encore les traces de cet épisode de 2019. Par contre, quand vous descendez sur 40 mètres, il n'y a pas de mortalité. Les roses sont intactes, comme si elles avaient été mises dans une bulle. Et, en gros, l'explication qu'on a c'est que souvent on oublie que le blanchissement corallien est dû à de fortes températures, mais aussi à un fort stress de lumière. Et c'est vraiment la combinaison des deux qui crée en quelque sorte les dégâts qu'on observe aujourd'hui dans les récifs de surface. Et quand vous descendez dans les profondeurs du récif, finalement vous n'avez plus ce stress de lumière. Vous n'avez plus cette forte lumière qui vient exacerber l'anomalie de température que les coraux subissent. Et on pense que c'est vraiment le fait qu'ils n'aient pas la lumière qui les a protégés de l'épisode de 2019.”
 
Est-ce que le Criobe va continuer à travailler sur cette zone ou tenter de trouver d'autres zones préservées ?

“On continuera à faire les deux. Le Criobe va développer le suivi à long terme de cette zone-là, parce qu'effectivement elle est quand même assez exceptionnelle. Quand on a des zones comme ça, ça vaut le coup de les étudier sur le long terme pour vraiment comprendre leur dynamique. Et puis de réfléchir à des moyens de conservation qui peuvent aider à leur gestion. Et la deuxième chose, on est train de discuter avec l'équipe de 1Ocean pour continuer l'exploration, notamment autour de Tahiti. On voit comment on peut essayer de mener ça dans les mois qui arrivent. De recommencer ce type d'exploration tout autour de Tahiti pour estimer la probabilité qu'on a, en plongeant plus profond, de trouver des récifs de ce type.”
 


Rédigé par Antoine Samoyeau le Jeudi 20 Janvier 2022 à 21:11 | Lu 6151 fois