Les requins en Polynésie: ‘la législation est inadaptée aux enjeux’ selon le scientifique Eric Clua


Dimanche 27 octobre 2013. Dans l’inconscient collectif le requin inspire la peur et l’angoisse. Avec une centaine d'accidents référencés par an dans le monde dont moins d'une quinzaine sont mortels, cet animal se place pourtant à la dixième position des animaux potentiellement dangereux pour l’homme, derrière le moustique, le serpent ou le scorpion. Le requin blanc qui sévit en Afrique du Sud ou en Australie est le principal auteur des accidents mortels.

Depuis 1980, à la Réunion dans l’océan indien, les attaques de requins ont provoqué une vingtaine de morts. On a observé une subite augmentation en 2011 avec 5 morts en une seule année incriminant le requin bouledogue. Depuis le 26 juillet 2013, le préfet a validé un arrêté visant à interdire toute activité nautique (baignade, surf…) en dehors de zones surveillées. Cette interdiction a été reconduite le 1er octobre dernier jusqu’au 15 février 2014. Ce samedi 26 octobre un body boarder, s’est fait arracher une jambe. Il se trouvait à 300 mètres d'une zone de baignade surveillée, à 20 mètres du bord, dans une zone interdite aux activités nautiques. Cette attaque a ravivé la polémique sur les mesures de protection à prendre.

Dans l’océan pacifique, les côtes australiennes et Hawaii ne sont pas épargnées non plus. Depuis 1926 à Hawaii, on a observé statistiquement plus d’attaques durant les mois d’octobre-novembre-décembre, les périodes de reproduction. Une dizaine d’attaques ont été recensées en 2012, - dont une ayant coûté la vie à une touriste allemande de 15 ans- , imputées pour la plupart au requin tigre. Les connaissances scientifiques sur cet animal sont balbutiantes. Ce que l’on sait, c’est qu’il fait partie des requins potentiellement dangereux pour l’homme. Le plus gros spécimen pêché mesurait 7,40 m, même si sa taille moyenne se situe autour des 4m. Ses mécanismes migratoires sont flous mais un requin tigre marqué à la Réunion dans le cadre de l’opération ‘Charc’ a été pêché fin septembre à Madagascar, les deux îles étant séparées de plus de 800 km.

A Tahiti, la vidéo d’un requin tigre de plus de 4 m se promenant à quelques mètres des côtes à Arue a circulé activement sur les réseaux sociaux récemment, suscitant de nombreux commentaires. Le phénomène n’a rien de nouveau, représentant parfois une attraction pour les touristes, et si cette pratique mérite de respecter certaines règles, il faut noter qu’il n’y a jamais eu d’accident mortel provoqué par un requin en Polynésie française.

Tahiti Infos a voulu en savoir plus. Nous avons rencontré des gens qui pratiquent la mer et ont qui apporté leur témoignage, puis nous sommes allés recueillir les avis des autorités qui nous rappellent certaines règles et font un point sur les mesures existantes. Enfin nous avons interrogé le responsable d’un club de plongée.

Davidson Bennett, journaliste sportif :

« Au retour de la pointe vénus, un requin tigre d’au moins 4 mètres est venu à la surface. Il est resté avec moi, nageant juste à côté de ma pirogue pendant environ deux minutes. J’ai deux potes qui plongent sur le haut fond en face de la passe du tombeau du roi. Ils ont vu une tête de thon qui venait de la surface, certainement jetée par des pêcheurs. Dans les 30 secondes qui ont suivi, ils se sont retrouvés face à deux requins tigre, un de 3 mètres et un de 4 mètres. On dirait que les comportements changent.»

Pascal Luciani de la fédé de surf :

Que pensez du shark feeding de requin tigre ?

« J’ai vu une vidéo sur Tahiti Infos montrant un gros requin tigre près du trou du souffleur. Cela m’interpelle. Je fais de la plongée également. Pour moi, il faut que ce soit la surprise, pas qu’on invite systématiquement ce type de poisson à se rapprocher des côtes. Un copain féru de photographie de poisson a vu récemment un requin tigre à 500 mètres de la passe de Taapuna dans huit mètres d’eau, c’est inhabituel. »

« C’est sûr que sans masque le contact avec l’animal n’est plus du tout le même. En plongée, on est en groupe, avec des spécialistes du comportement du requin. Dans le cas d’un surfeur et surtout face à un requin tigre qui peut s’approcher par curiosité mais aussi parce qu’il a un petit creux, on ne peut pas connaître la réaction du requin, cela met en danger les personnes. »

Engel Raygadas du ministère du tourisme et de l’écologie :

Quelle est la position du ministère sur le shark feeding de requin tigre ?

« Le shark feeding est interdit dans le lagon mais autorisé à un kilomètre à l’extérieur des passes. Les activités éco-touristiques visant l’observation des espèces marines sont des initiatives privées. Elles sont les bienvenues bien sûr mais elles doivent être faites avec une grande prudence. Je ne peux pas me prononcer à titre personnel, car je représente un ministère. Pour le moment on n’a pas enregistré d’attaques. Bien sûr avec le shark feeding on modifie les comportements. Comme un chien ou un chat, si on l’alimente il va revenir. Il n’y a pas assez de recul scientifique pour dire que les requins tigre sont vraiment conditionnés. On sait que certains entrent dans le lagon, on regarde cela avec attention. On compte sur les prestataires pour prendre les précautions nécessaires pour protéger les personnes. »

Le requin tigre, selon diverses études, est en 2ème position pour sa dangerosité envers l’homme.

«Il y a la protection de l’environnement mais aussi la génération d’activité économique. Tout ce qui est sécurité, c’est l’état. L’état ne nous a pas alertés. Es-ce que l’on doit étendre l’interdiction actuelle, c’est un question qu’il faut se poser. On attend de voir. Il y a différents secteurs de développement. Ca c’est la cerise sur le gâteau qui nous distingue d’autres destinations. Mais on voit avec les ‘honeymooners’ qu’il y a d’autres niches beaucoup plus importantes. »

Eric Clua, chargé de mission pour la recherche et la technologie

Où en est-on au niveau législation liée au shark feeding en général ?

« Sur le shark feeding, il y a des enjeux éco-touristiques financiers très importants. La Polynésie ne peut pas se passer de cette activité dans le contexte actuel. La législation est inadaptée aux enjeux et inadaptée au niveau de la sécurité. Elle a une approche purement géographique. Elle interdit le shark feeding toutes espèces confondues dans le lagon, elle autorise le feeding à un kilomètre des passes. Pour moi cela manque de finesse. En fonction des espèces concernées, les enjeux ne sont absolument pas les mêmes. »

« On a des prestataires qui voudraient faire du shark feeding avec des requins pointes noires dans le lagon et ils ne peuvent pas. Je pèse bien mes mots, si elle est bien encadrée, cette activité-là devrait être développée en Polynésie Française. Il est grand temps, le plus rapidement possible d’élaborer cette législation. On pourrait commencer par une charte de bonne conduite pour limiter dans les meilleurs délais possibles toute pratique inopportune qui entraîne des comportements déviants chez les requins. »

Que pensez-vous du shark feeding ou baiting de requin tigre ?

« Il faut savoir qu’il y a un trio ‘infernal’ pour l’homme : requin blanc, requin bouledogue, requin tigre. Là, on ne joue plus dans la même catégorie, on joue avec le feu. On a une chance, c’est que sur les trois, deux sont inexistants en Polynésie. Je trouve dommage de prendre des risques avec le dernier candidat. Ce qui se passe à la ‘vallée blanche’ a besoin d’être extrêmement encadré, encore plus qu’ailleurs. Il se passe ce qu’il se passe d’habitude, des gens qui s’engouffrent dans des vides juridiques. »

Y a-t-il un réel danger pour la population ?

«Je vais vous donner un donnée scientifique : il n’y a aucune preuve de relation directe entre la pratique du feeding et l’augmentation des attaques. Ce que l’on augmente, c’est une densité anormale de présence de requin et donc une probabilité augmentée de contact. Cela ne veut pas dire qu’il y aura plus d’accidents, sauf si parallèlement on modifie le comportement général du requin. C’est l’usage de la mer par l’homme qui a augmenté de façon exponentielle. En Océanie, on est avec des gens intimement reliés avec l’environnement, des Polynésiens qui avaient tendance à accepter les choses de manière un peu fataliste, dans le bon sens du terme. Aujourd’hui, ils se retrouvent avec quasiment une idée de « popa’a » que la nature c’est le zoo, c’est Disneyland alors que les requins sont chez eux. Maintenant, des pêcheurs qui balancent des rejets de poisson en surface c’est aussi extrêmement nocif. »

Les surfeurs peuvent-ils se montrer plus inquiets que les plongeurs ?

« C’est moins risqué en plongée que pour les usagers de surface, y compris les surfeurs, les chiffres le prouvent. Si on les attire à la Vallée Blanche, les 4 requins qui sont autour de Tahiti y viendront, plus ceux qui pourront venir de Moorea. Et quand je dis 4, cela peut être 15 ou plus. Donc la densité augmente et en parallèle la probabilité de rencontre entre le requin et l’homme. Mais il faut se rendre compte de la petitesse de la probabilité d’accident. Tu prends cette probabilité de 0,0001 et tu la multiplies même par 2 cela fait 0,0002, donc le vrai enjeu n’est pas là. Je me dois aussi de lutter contre ces légendes urbaines. »

« Dans tout ça on parle de fric et d’homme. Moi je suis là aussi pour parler des animaux. Le shark feeding pourrait augmenter la consanguinité des requins qui s’agglutinent autour d’un endroit. L’agressivité liée à la bouffe, plus l’agressivité liée à la reproduction… A partir de novembre 2013, on a un étudiant qui vient faire sa thèse sur le requin tigre en Polynésie Française et là on va commencer à rassembler de l’information à caractère scientifique. On va sans doute marquer des animaux avec des balises pour essayer d’évaluer l’impact du feeding sur les requins et sur la dangerosité des tigres vis à vis de l’homme.»

« Mon message est clair, tel qu’il est fait aujourd’hui, je suis contre mais on en a besoin alors donnons nous les moyens de le faire comme il faut. Avantages et inconvénients doivent être partagés par tous. Il ne faut pas que certaines personnes prennent les inconvénients du feeding et d’autres les avantages. Si cela reste comme c’est aujourd’hui, on va monter les gens les uns contre les autres. Je ne suis ni avec les uns, ni avec les autres, j’ai des actions à mener pour trouver des solutions viables pour tout le monde. »

Que faut il pour que les choses avancent ?

« C’est en cours, je travaille actuellement sur les termes de référence d’un groupe de travail pour la gestion durable des espèces emblématiques. Requins mais aussi tortues, baleines, le problème est le même, il n’y a pas cet aspect sécurité et mort d’homme, mais il y a les mêmes enjeux économiques. Si on dérape sur le ‘whale watching’, les baleines se barrent et on tue la poule aux œufs d’or. Cela va être mis en oeuvre instamment sous peu, en partenariat avec le territoire et les personnes concernées. »

Emmanuel Bonnifait, responsable commercial et marketing des centres de plongées Top Dive (11 centres de plongées sur 6 îles de Polynésie dont Tahiti).

Ce fut un travail de longue haleine pour réussir à fidéliser ces requins tigres ?

« On ne fidélise jamais un requin, l’idée ce n’est pas du tout d’en faire des animaux apprivoisés mais d’en faciliter les conditions d’observation. Effectivement, cela fait un moment que l’on pratique le feeding ou le ‘baiting’ sur Tahiti et on a rien fait de particulier pour voir ces requins tigre. Il se trouve que depuis un an et demi ou deux, on en voit dans le site de la vallée blanche. Ces plongées se font deux à trois fois par semaine, pas plus. Il y a effectivement une grosse quinzaine de requins tigre qui ont pu être observés à la vallée blanche. »

Il y a eu récemment des observations de tigres en surface, vous suivez un peu tout ça ?

« Bien évidemment. On ne fait pas du tout notre truc dans notre coin. Notre idée ce n’est surtout pas de mettre quiconque en danger. Après, il faut savoir que les requins tigre vivent dans les eaux polynésiennes en permanence. On a pour l’instant à déplorer aucune attaque de requin tigre en Polynésie. Nos plongées ne sont pas des plongées spécifiques au requin tigre. Au moment où l’on met un appât sous l’eau pour faire approcher des requins, on ne sait pas vraiment ce qui va arriver. »

Le ministère du tourisme dit ‘on attend de voir’ ?

« Pour nous, il n’est pas question d’attendre de voir mais d’encadrer ce que l’on fait et de le faire dans les meilleurs conditions de sécurité pour nos moniteurs de plongée et pour nos plongeurs. Si demain le Haut Commissariat décide d’encadrer l’activité, on suivra les règles à la lettre. »

Rédigé par SB le Lundi 28 Octobre 2013 à 04:53 | Lu 8068 fois