Les petits prodiges de Notre-Dame des Anges


Les élèves ont passé l'après-midi à enregistrer leurs chansons. Crédit photo : Thibault Segalard.
Tahiti, le 15 juin 2023 - Depuis le début de l'année scolaire, le collège Notre-Dame des Anges a initié un programme musical étonnant. En effet, les élèves ont été poussés à écrire et à composer leurs propres chansons, au ukulele, au piano et même à la guitare. Ce mercredi, 25 d'entre eux ont pu enregistrer leur production dans la salle de musique de l'établissement. La consécration de longs mois de travail pour ces jeunes.
 
Attiré par les rythmes lointains de ukulele, on ne peut qu'être inexorablement entraîné vers cette salle de musique, située au bout du couloir du premier étage du collège Notre-Dame des Anges (NDA) à Faa'a. Ce mercredi, 25 collégiens, issus de classes de 5e, 4e et 3e, ont enregistré leurs créations musicales, imaginées tout au long de l'année à l'occasion d'un programme mis en place par leur professeur de musique, Kevin Creurer. À mesure où l'on arpente le long corridor, le son s'intensifie, on discerne désormais les percussions de cajon, un instrument péruvien. Mais ce n'est qu'en ouvrant enfin la porte de cette pièce, qu'on ressent cette ambiance, cette atmosphère étrange mêlant émulation et ferveur enfantine. Les trois micros branchés grésillent, les ventilateurs au plafond tournent doucement, comme pour ne pas perturber les jeunes chanteurs qui vont passer, seuls ou en groupe, pour enregistrer le fruit de leur imaginaire. Ainsi, après s'être échauffé la voix et avoir accordé une dernière fois leurs instruments, les jeunes adolescents vêtus de l'uniforme règlementaire de leur établissement, vont se succéder au micro, sous l'œil attentif de leur professeur et de Cyril, l'un des surveillants du collège, mais également artiste, qui a prêté son matériel d'enregistrement pour l'occasion. Un moment bluffant, tant pour certains l'écriture de leur chanson est ciselée et travaillée. Notamment pour l'un d'eux, Tuariki, un collégien d'à peine treize ans, étonnant de maturité et de talent (voir page suivante).
 
Moderniser une matière vieillissante
 
Cet enregistrement est en quelque sorte la consécration d'une année de travail pour Kevin Creurer. C'est d'ailleurs lui qui nous accueille à notre arrivée dans sa salle, le sourire aux lèvres. Il est ravi de notre présence, surtout pour ses élèves. Arrivé à NDA en août dernier, après avoir enseigné plus de dix ans au Canada, il a voulu insuffler une vague de fraîcheur dans une matière dont le programme est archaïque en comparaison avec les pays Anglo-Saxons. “Dans les compétences que doivent posséder les élèves selon l'Éducation nationale, il y a la création. Alors je me suis dit : pourquoi ne pas tenter de développer cette compétence via la musique”, a-t-il expliqué. “C'est vrai que cette matière est un peu vieillissante. Le système français est très scolaire, on fait beaucoup d'histoire de la musique. C'est très intéressant, mais ça peut vite faire décrocher certains élèves. Les jeunes doivent jouer. On fait du sport en éducation sportive. J'ai essayé d'amener des pensées d'autres pays, un peu plus avant-gardistes, pour pousser les élèves.”
 
Animé par cette volonté de transmettre sa passion, il a donc mis en place cette initiative auprès des 500 élèves dont il s'est occupé cette année. Tout au long de ces dix mois, il les a conseillés et a travaillé avec eux sur l'écriture des paroles, que ce soit en tahitien, français ou en anglais. “Je leur ai appris les accords de base au ukulele pour qu'ils puissent s'accompagner”, a-t-il ajouté. “Mais ils ont vraiment travaillé dur, car l'important, c'est la pratique, que ce soit en cours, avec moi, ou chez eux.” Parmi tous ces jeunes, il a donc retenu les 25 collégiens présents ce mercredi, qui sont, selon lui, la crème de la crème. “J'ai retenu les meilleurs jeunes pour cet enregistrement. Ils sortent du lot.”
 
Créer une émulation
 
Au commencement de ce projet, il y a inévitablement un investissement budgétaire important de la part de l'établissement. En effet, douze nouveaux ukulele ornent désormais les murs de la salle de musique. Un tout nouveau piano a lui aussi été installé au fond de la pièce. “En début d'année, j'ai fait la demande au collège pour acheter tout ce matériel. Ça représente un budget important, mais la directrice m'a de suite dit oui”, a révélé Kevin Creurer. Un choix payant, tant cela a créé une émulation et une ferveur palpable dans l'ensemble du collège. “Depuis qu'on a les ukulele, tout le monde veut en emprunter, ça joue pendant les récréations, ça apporte un véritable dynamisme. Ça crée de la confiance en soi. Si les débuts étaient timides, maintenant, les jeunes sont beaucoup plus à l'aise entre eux.” Une conclusion validée par Jia, l'une des élèves présentes ce mercredi : “Je trouve ça très chouette d'être tous ensemble comme ça. Sans ça, je n'aurais pas écrit les quatre chansons que j'ai composées depuis le début de l'année.”
 
D'ailleurs, toutes les chansons enregistrées lors de cette journée seront inscrites à la Sacem. Un choix fait pour protéger les créations des élèves, qui pourraient potentiellement être diffusées sur des réseaux sociaux tels que Facebook ou encore TikTok. Si cette journée sonne le glas d'un an de travail, qu'il perpétuera l'année prochaine, Kevin Creurer rêve maintenant de créer une synergie avec d'autres établissements. “J'aimerais bien rencontrer les autres professeurs de musique des autres collèges et écoles, pour qu'ils puissent mettre en œuvre des projets similaires. On pourrait même imaginer un concours entre les établissements et pourquoi pas un concert.”
 
Tradition musicale
 
“Stop, le rythme n'est pas bon”, s'écrit soudainement Cyril, surveillant du collège, mais surtout artiste, lors d'un enregistrement. C'est d'ailleurs lui qui a prêté, pour l'occasion, le matériel nécessaire à la captation du son. Cyril est également un ancien élève du collège Notre-Dame des Anges, qu'il a fréquenté entre 2001 et 2004. Les yeux fixés sur son logiciel de montage, c'est lui qui assure la partie technique d'une main de maître. “Sans lui, rien n'aurait été possible”, a même reconnu Kevin entre deux sessions. De par sa présence, il insuffle toute la tradition musicale de l'établissement. En effet, il a lui-même découvert la musique lors de son passage ici. “Je suis musicien depuis que j'ai découvert la musique à NDA”, a confié Cyril. “Déjà à l'époque, on nous poussait vers ça, c'est dans les gènes du collège.” Pour lui, ce moment est passation de savoir et de passion. “Je redonne aujourd'hui ce qu'on m'a donné. C'est mon humble façon de dire merci.” Après avoir passé la journée à enregistrer toutes les chansons des adolescents, le surveillant va désormais s'atteler à la lourde tâche du mixage. Une étape nécessaire et essentielle avant d'inscrire les productions à la Sacem. Et pour les jeunes pousses de Notre-Dame des Anges, elles ont encore le temps de progresser et de s'épanouir à travers la musique.
 

Tuariki, ambassadeur de l'ancien temps

Tuariki a commencé à composer en 2021. Crédit photo : Thibault Segalard.
Parmi les collégiens qui ont été retenus pour participer à l'enregistrement de ce mercredi, l'un sort particulièrement du lot. Du haut de ses treize printemps, Tuariki en paraît cinq de plus, tant une impressionnante singularité se dégage de lui. Sa personnalité haute en couleur ainsi que son amour inconditionnel pour Esther Tefana et pour les autres monstres sacrés de la chanson polynésienne d'une époque révolue font de lui une sorte d'ovni au milieu de ses camarades. Et s'il est encore jeune, l'adolescent a déjà de nombreuses chansons, en français ou en tahitien, à son répertoire. “Il est extrêmement créatif. Parfois en plein cours, il demande à se mettre à l'écart pour écrire. Il a clairement un don”, s'est même exclamé son professeur de musique Kevin Creurer. "Au départ, il avait quatre chansons, alors on l'a poussé à écrire encore plus.”
 
Si le garçon peut paraître un tantinet étrange, il dégage une assurance déconcertant dès lors qu'il commence à chanter ou à gratter son ukulele. Il a d'ailleurs enregistré, ce mercredi, huit chansons. Certaines accompagnées à la percussion et à la guitare par deux autres collégiens ou en duo avec l'une de ses camarades. Des chansons qu'il a lui-même composées et écrites. Et quand on l'interroge sur la façon dont il a commencé écrire, c'est indubitablement une anecdote insolite que le garçon nous raconte : “J'ai commencé l'écriture en 2021. C'était sur la ville de Yokohama. Pourquoi ce sujet ? Eh bien, c'était lors d'un cours d'histoire. Je m'ennuyais et j'ai ouvert mon manuel, je l'ai feuilleté et je me suis arrêté sur l'histoire de Yokohama et de son séisme. C'est triste et terrible. J'ai de suite été inspiré et j'ai écrit.”
 
Autodidacte et passionné
 
Quand il chante, avec sa voix et ses mimiques, il rappelle son idole de toujours, Esther Tefana. Et pour cause, le jeune garçon lui voue un véritable culte. “C’est ma chanteuse préférée. Quand je suis en colère, c'est elle qui me calme par sa voix. Elle a véritablement changé ma vie. Dès que je l'écoute, l'inspiration me vient.” C'est également en regardant la chanteuse sur d'anciennes vidéos, qu'il a appris seul à jouer du ukulele. Le fils d'Esther Tefana, l'ayant vu chanter sur scène, lui a même donné l'instrument de sa mère, tant la manière de chanter et de jouer du garçon était similaire. Passionné, il n'espère qu'une chose : faire perdurer les chansons polynésiennes : “Je le dis et je le pense très fort, notre culture est en train de mourir. Nos chants meurent. C'est pour ça que l'initiative de monsieur Creurer est super, car voir tous ces jeunes réunis comme ça aujourd'hui, c'est rare, très rare.”
 
“Break, tu dois commencer au ré.” D'une main de maître, Tuariki sait ce qu'il veut et le fait savoir. Il donne le la à ses camarades, même quand ce n'est pas lui qui chante. En effet, il a pris une grande place dans le projet de son professeur de musique, en l'accompagnant dans les classes et aidant les autres collégiens à composer leurs propres chansons. “C'était génial de l'avoir avec moi, il est très respecté des autres élèves“, a d'ailleurs ajouté Kevin Creurer.
 
Déjà adoubé par les plus grands
 
Son talent n'est pas passé inaperçu et malgré son jeune âge, Tuariki se produit déjà sur scène avec des stars comme Gabilou et Patrick Noble. D'ailleurs, interrogé à son sujet, Gabilou ne tarit pas d’éloges à propos de cet adolescent qu'il a connu enfant : “Je l'ai connu bébé grâce à sa mère. C'est un bon garçon qui écoute bien les conseils que l'on lui donne. Il est courageux et avec beaucoup de volonté. Je lui ai conseillé de prendre des cours de chant, notamment pour développer ses cordes vocales, c'est très important, de même que bien respirer et de bien articuler les mots tahitiens quand il chante. Mais même s'il a encore du travail à faire, il a du talent. Maintenant, il faut attendre qu'il mue.” Et en attendant peut-être de devenir l'un des prochains noms de la scène de la chanson polynésienne de demain, Tuariki va continuer son petit bonhomme de chemin et continuer à jouer, du soir au matin.
 

Kevin Creurer, professeur de musique au collège Notre-Dame des Anges “J'essaye de ramener mon background”

Kevin Creurer enseigne à NDA depuis aout 2022. Crédit photo : Thibault Segalard.
Vous êtes français et vous avez pourtant enseigné au Canada. Quel est votre parcours ?
 
“De base, je suis pianiste classique. J'ai donc commencé à étudier la musicologie à Tour. Je suis parti par la suite en échange universitaire à Montréal, en ethnomusicologie. J'ai passé juste après mon diplôme d'enseignement à Ottawa où j'ai été professeur de musique en direction d'orchestre jusqu'en 2022 dans des lycées. J'ai donc enseigné 13 ans au Canada avant d'arriver ici à Tahiti.
 
Vous poussez vos élèves dans un système un peu avant-gardiste, ça vous vient justement de vos années au Canada ?
 
“En effet, au Canada, chaque élève joue d'un instrument. Après treize années d'enseignement là-bas, j'essaye en effet de ramener mon ‘background’ en tentant d'autres méthodes que celle française un peu archaïque. De plus, l'initiative que j'ai menée permet aux jeunes d'exercer leur compétence de français. C'est pédagogique.”

 

Rédigé par Thibault Segalard le Jeudi 15 Juin 2023 à 18:39 | Lu 2617 fois