Les inégalités en débat à l'Assemblée


Comment faire profiter les populations les plus vulnérables du retour de la croissance économique ? C'est cette question de fond qui a animé l'Assemblée ce mardi.
PAPEETE, le 29 octobre 2019 - A l'occasion du débat de l'assemblée de la Polynésie française sur le budget 2020, la bonne santé de l'économie a réorienté les discutions vers les inégalités et le partage des richesses. Chaque camp a bien sûr ses propres solutions pour lutter contre la pauvreté, le chômage de masse et la vie chère.

Comment vont être dépensés les 130,4 milliards de francs que le Pays espère collecter en recettes fiscales, dotations de l’État et dividendes des sociétés publiques, l'année prochaine ?

C'est pour répondre à cette question primordiale que l'Assemblée de la Polynésie française (APF) organisait hier son débat d'orientation budgétaire. Ce débat prépare le terrain à l'examen puis à l'adoption du budget lui-même en novembre et décembre prochains.

Les dépenses obligatoires n'ont pas fait débat. Les 13 milliards de dépenses de fonctionnement (en baisse), les 31 milliards destinés aux salaires des fonctionnaires territoriaux (stable), les 12 milliards pour rembourser les dettes du Pays, ou l'augmentation des fonds alloués aux communes semblent faire l'unanimité. Personne n'a contesté les bons chiffres de l'économie, même si les différents camps, dont la majorité, ont mis en lumière les faiblesses de notre économie toujours dépendante de la consommation des ménages et exposée aux soubresauts de l'économie mondiale. Mais les débats se sont principalement portés sur le reste des dépenses, allant des aides à l'emploi aux gros investissements.

C'est la majorité, représentée par Antonio Perez, qui a commencé par un rappel des projets menés à bien par le gouvernement et de la bonne santé de notre économie. Pour le Tapura, le bilan est excellent ce qui justifie de suivre la même voie l'année prochaine. L'opposition a donc concentré ses critiques sur deux fronts : la faible répartition des richesses en Polynésie qui favorise une pauvreté importante ; et le modèle de développement économique que la Polynésie va suivre dans les années qui viennent (voir encadrés).

Au final, le débat a été particulièrement court puisqu'en deux heures les représentants étaient libérés. Prochain rendez-vous sur ce dossier le 15 novembre, quand le budget proprement dit sera discuté à Tarahoi.

Le projet de Route du Sud

Moetai Brotherson s'est interrogé sur l'utilité de nouvelle Route du Sud : "Est-ce la seule solution ? Chaque année on ajoute 9 kilomètres linéaires de voitures sur nos routes. Ce n'est pas en faisant la route du sud qu'on va corriger ça. Il est urgent de trouver une nouvelle voie." Le ministre Jean-Christophe Bouissou lui a répondu que "la question qui se pose c'est est-ce que le tracé actuel de cette route est le meilleur tracé ? On attend que l'enquête se termine, et nous verrons dans la discussion comment lier la problématique sociale des gens qui vont vivre difficilement cette situation et les besoins de la population. On fera le nécessaire pour que ce soit un projet partagé le plus largement possible."

Quel modèle économique ?

Eliane Tevahitua a refait la liste des bonnes nouvelles vantées par le gouvernement, avec un bémol : "Le tavini se pose la question de savoir si le climat des affaires, le chiffre d'affaires en hausse du BTP, le nombre de véhicules immatriculés (...) sont des indicateurs suffisants pour affirmer que (…) les citoyens les plus démunis et vulnérables de notre société assurent leurs besoins fondamentaux."

Moetai Brotherson a appuyé cet argument : "Ce qui me désole c'est de lire dans le Débat d'orientation budgétaire que l'économie polynésienne se renforce avec comme principal moteur la consommation des ménages, qui se porte principalement sur les importations". Pour lui c'est un développement à l'envers, puisqu'une bonne nouvelle serait plutôt une croissance des exportations. Il a aussi critiqué l'organisation même des revenus du Pays, basée sur une forte taxation indirecte avec la TVA et les taxes douanières. "Nous sommes dans un schéma d'inégalités qui perdure et prospère, c'est dommage".

Geffry Salmon a plutôt critiqué les priorités du gouvernement dans ses investissements : "Vous faites peut-être partie des présidents qui pensent que dépenser de l'argent en faveur des riches est un investissement, le dépenser en faveur des pauvres est un gâchis."

Le vice-président Teva Rohfritsch a défendu les orientations budgétaire du gouvernement : "La consommation des ménages (comme moteur de croissance), ce n'est pas marcher à l'envers, c'est le fruit de la création d'emplois et de la maîtrise de la hausse des prix." Il a d'ailleurs admis qu'il est prioritaire de réformer notre modèle économique pour favoriser les exportations et la production locale.

Plus offensif, il a lancé "lorsque vous regrettez une croissance médiocrement inclusive et dénoncez une fiscalité injuste, à qui pensait M. Salmon quand il augmentait les impôts de 10 milliards de francs ? Tout le monde sait qu'il a fallu faire un effort fiscal particulier pour redresser les comptes, mais le gouvernement Fritch n'a eu de cesse de baisser la fiscalité depuis l'amélioration économique. (…) En résumé M. Salmon, vous affirmez que rien ne marche et que personne ne sait pourquoi. J'ai l'impression plutôt que tout marche, mais le Tahoeraa ne sait pas pourquoi."

La politique du logement

Geffry Salmon a dressé un tableau sombre des quartiers pauvres de la ville : "Sans mauvais jeu de mot, la misère prospère. Elle se développe, comme l'atteste le peuplement anarchique des collines et des vallées environnant la périphérie de la capitale. Accès réduit aux denrées, à l'emploi, aux logements, terres illégalement occupées, masures insalubres, alimentation électrique de fortune, accès intermittent à l'eau, promiscuité, violences familiales, trafics de drogues, recours excessif à l'alcool… Pris de désarroi ces personnes sentent confusément que tout se joue ailleurs, qu'elles perdent le contrôle sur les choses de la vie, que leur prison se délite, alors qu'apparaissent désormais des discriminations qui interrogent même le principe d'égalité et de mixité des populations."

Le représentant Tahoera'a a aussi rappelé que 32 000 personnes sont en situation de précarité énergétique (plus de 10 % de leurs ressources sont dépensés pour leur énergie) et que 1000 ménages n'ont aucune source d'énergie. Il conclut que "ici en matières d'inégalités c'est le pompon, rien ne marche et personne ne sait exactement pourquoi."

Jean-Christophe Bouissou lui a répondu que "lorsqu'on parle de logements insalubres, de pauvreté, il faudrait sortir de chez soi et regarder les grands chantiers en cours". Il a ensuite fait la longue liste des projets que l'OPH est en train de réaliser à Faa'a, Pirae, Mahina et les archipels. "Nous on le fait avec méthode, à travers des projets de rénovation urbaine avec les maires. Même si ce sont des communes d'opposition, nous posons des premières pierres ensemble… Sortez un peu, regardez ce qu'on fait au lieu de répéter comme des perroquets que ce gouvernement ne fait rien."

La pauvreté dans un pays en croissance

Eliane Tevahitua était particulièrement inquiète de la situation sociale, citant les chiffres de l'ISPF sur la pauvreté en Polynésie. Elle a rappelé qu'en Polynésie, la moitié des revenus est captée par les 20 % de la population les plus riches et que les 10 % les plus pauvres gagnent neuf fois moins que les 10 % les plus riches... La litanie des chiffres était même déprimante : la Polynésie connaît une fuite des cerveaux (un jeune sur dix quitte la Polynésie chaque année pour des études ou la recherche d'un emploi), le SEFI compte toujours autant de chômeurs inscrits (13 000), la reprise de l'emploi est très dépendante des emplois aidés, la moitié de la population de Tahiti et Moorea vit sous le seuil de pauvreté… "Madame la ministre des Solidarités, toutes les promesses sont restées vaines. Faut-il qu'il y ait plus de morts dans la rue pour que vous réagissiez ?" lance-telle en conclusion.

Une attaque reprise par le reste de l'opposition. Geffry Salmon affirmait ainsi pour le Tahoeraa que "notre croissance est insuffisamment inclusive. (…) Le modèle polynésien générateur d'inégalités sociales criantes fait face à d'immenses défis" avec 35 000 personnes à la recherche d'un emploi et "20 % des ménages en déshérence économique et sociale".

C'est Édouard Fritch qui a répondu en personne sur le sujet de la grande pauvreté : "On parle des SDF, ça fait 20 ans qu'on les a sur le paletot. Beaucoup de choses sont à l'étude. Vous le savez, nous ne sommes pas très d'accord entre le gouvernement et les associations sur le site qu'il faut choisir". Il a rappelé l'opposition farouche des riverains à tous les projets présentés: "c'est difficile mais vous pouvez compter sur nous. Nous utiliserons tous les moyens, parce que jusqu'à aujourd'hui rien n'a été fait. Je veux construire quelque chose qui tienne dans le temps."

Tepuaraurii Teriitahi, présidente du groupe Tapura, est venue répondre au reste des attaques de l'opposition. Sur le chômage, elle a listé les aides mises en place pour les chômeurs, des aides à l'emploi aux formations du SEFI : "notre gouvernement est conscient que la formation professionnelle est un tremplin pour l'emploi". Elle a vanté la politique du gouvernement visant à inciter à la création d'entreprise, pousser les entreprises à embaucher et favorisant la consommation des ménages. Elle aussi listé toutes les initiatives visant à développer l'économie des îles, entre la création de sentiers pour le tourisme vert, le développement de la croisière. "Notre gouvernement nous mène sur le bon chemin, (...) cette croissance doit bénéficier à tous" a-t-elle lancé en parlant des nouvelles aides comme les aides aux Aidants feti'i, le dispositif de carte prépayée pour les bons alimentaires, le renforcement des équipes des travailleurs sociaux, le programme 3000 logement de l'OPH, etc.

Teva Rohfritsch a défendu le modèle de développement libéral porté par le gouvernement : "Vous dite que pour notre gouvernement, dépenser pour les pauvres est un gâchis. Mais il faut d'abord créer de la richesse car on ne peut partager que ce que l'on crée." L'équipe au pouvoir aurait d'ailleurs déjà commencé à partager le métaphorique gâteau : "Notre gouvernement fait plus de redistribution qu'aucun autre gouvernement depuis l'autonomie. Il n'y a jamais eu autant d'aides aux personnes démunies, de formations, d'aides à l'emploi pour les jeunes... Jamais l'effort budgétaire n'a été aussi important."

Les grands projets

Sur le sujet des grands projets, la tension était palpable entre Édouard Fritch et son ancien collègue et ami, Geffry Salmon. Le représentant Tahoera'a a en effet entamé son discours en s'adressant directement au président, pour ensuite attaquer sur l'abandon des grands projets lancés par Gaston Flosse en 2014 qui étaient censés donner de l'emploi à des dizaines de milliers de personnes : "en naufrageant volontairement, par incompétence ou par simple malchance les projets de Mahana Beach et celui de la ferme aquacole de Hao, vous avez résolument tourné le dos à ceux qui n'ont rien et qui attendaient tout de vous. En clair, et d'une certaine manière, vous leur avez menti monsieur le président".

Le président lui a répondu en fin de matinée : "se faire traiter de menteur c'est… Politique. Lorsque j'étais à votre place, je traitais Temaru de menteur, mais je savais qu'il n'arrivait pas à tenir ses promesses, parce qu'effectivement ce n'est pas si facile que ça. Mais c'est le jeu politique. D'ailleurs entre nous, qui n'a pas menti ici. Nous avons tenu, nous, un record… Pendant 30 ans nous avons menti, c'est quelque chose quand même. Le Tahoera'a a toujours dit que les essais étaient propres. Voilà. Voilà. Donc c'est un jeu politique. Moi je l'accepte, ça ne me blesse pas du tout."

La Tavini avait aussi des critiques à faire sur les grands projets du gouvernement. Moetai Brotherson a ainsi lancé "on passe du Mahana Beach au Village Tahitien, je pense qu'on va aboutir à la Case à Toto" et "où est-ce qu'on est est du projet de Hao ? Est-ce qu'on s'achemine vers une 4eme pose de la première pierre ?"

Mais c'est sur les projets d'exploitation minière que le représentant souverainiste était le plus remonté : "Allez vous collaborer au saccage annoncé de Makatea ?" Il s'est aussi élevé contre la cartographie des ressources minérales océanique de la Polynésie : "Pourquoi payer sachant que ça ne nous appartient pas ? C'est le Pres de la République qui décide quelles sont les matières premières stratégiques, dont 5 terres rares et le cobalt, qui sont présents dans nos océans."

Teva Rohfritsch lui a répondu que "pour nous il est essentiel de maîtriser ce sujet et de connaître le vrai potentiel (minier de notre océan) pour pouvoir en parler. Sinon on parle dans le vide... On ne vise pas à exploiter, mais à inventorier nos ressources dans une démarche patrimoniale." Il a aussi assuré que ce projet allait "faire un point sur les techniques qui existent à ce jour et leur impact sur l'environnement, car il n'est pas question de saccager nos fonds marins".

Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Mardi 29 Octobre 2019 à 17:18 | Lu 1392 fois