Les habitants de Rapa sont les plus heureux au monde, selon le sociologue C. Serra-Mallol


Pêche miraculeuse de langoustes à Rapa après l'ouverture du Rahui
Et si on calculait le B.I.B (Bonheur Intérieur Brut) plutôt que le P.I.B (Produit Intérieur Brut) ? C’est ce qu’a entrepris de faire en Polynésie le sociologue et anthropologue Christophe Serra-Mallol. Ce chercheur a étudié le « bien-être subjectif » sur l’île de Rapa, pour mettre à l’épreuve une idée communément admise sous nos latitudes : les 400 habitants de l’île la plus isolée de Polynésie seraient les plus heureux. Il en revient avec une certitude : leur mode de vie privilégié et hors du temps devrait faire réfléchir toute la Polynésie.

« Nous, on n’a pas envie de vivre comme les Tahitiens » : à Rapa, le « ratere », (étranger) est accueilli avec chaleur, mais pas jalousé. Arrivé avec femme et bagages en juin 2010, le chercheur s’en est vite aperçu. Christophe Serra-Mallol a tout quitté pour cette étude : l’université, sa maison, ses effets personnels, placés au garde-meuble. Grâce à une subvention accordée par le CNRS, il a devant lui six mois pour vivre en immersion au milieu des habitants de Rapa. Le temps nécessaire selon lui pour aller « au-delà de ce que les Rapa donnent à voir aux visiteurs ».

Christophe Serra-Mallol n’est pas le premier à s’intéresser à l’île la plus méridionale de Polynésie. John Stokes dans les années 50, Allan Hanson dans les années 70, et plus récemment, Yannick et Gwendoline Fer - deux chercheurs qui se sont penchés sur la pratique de la religion à Rapa, où près de 100% de la population est protestante (TUAROI, réflexions bibliques à Rapa, Editions Haere Po, sept. 2000) -, ont vécu en immersion sur l’île, et fait parler un temps, grâce à leurs publications, de cette terre isolée des Australes.

Plus d’une décennie après, Christophe Serra-Mallol se présente aux habitants de Rapa, avec un questionnaire peu banal sur le bonheur. Cette enquête, il la mène au fil des mois, au rythme de la vie nonchalante des Australes. « Je n’avais pas dit que je venais étudier le bonheur pour ne pas biaiser les réponses », avoue le sociologue, qui s’inspire de la méthodologie d’un prix Nobel d’économie : Daniel Kahneman. Ce psychologue, célèbre pour avoir mis en évidence l’irrationalité de l’homo oeconomicus, a récemment montré les limites du lien entre salaire et bonheur (à lire sur le Figaro.fr . : L’argent fait le bonheur jusqu’à 4.500 euros par mois).

UNE ILE EN AUTOSUBSISTANCE

A Rapa, pas besoin d’atteindre 4.500 euros (540.000 Fcfp) par mois pour être heureux. Là-bas, on vit comme un roi avec un salaire d’instituteur, comme un prince avec un contrat CPIA à 80.000 F par mois, et bien avec…presque rien. Car l’île, très isolée, fonctionne pratiquement en autosubsistance, et la propriété y est collective. Avec un bateau tous les deux mois, les Rapa ne peuvent compter que sur eux. Et sur leur Tohitu, le comité des sages, qui attribue la terre, et participe à la prise de décision avec le conseil municipal.

Ainsi, c’est le Tohitu qui dit non à l’aéroport au milieu des années 90. Le maire, lui, milite ardemment pour le projet. Il fait le tour des habitants, un à un, pour recueillir leur avis. Une légère majorité se dégage en faveur du oui : grâce à la piste, l’île sera moins isolée ; et sur cette île sans médecin, les évacuations sanitaires seront facilitées. Le conseil municipal suit ces avis, et se prononce pour la création d’une piste aéroportuaire. Mais c’était sans compter l’avis du Tohitu. Les Sages refusent de donner la terre. Le projet d’aéroport doit être abandonné.

L’anecdote en dit long sur l’influence de cette institution reconnue comme « association » par l’Etat, mais qui est bien plus que cela. Le Tohitu comprend douze membres, comme les douze forts qui surplombent l’île. Autrefois, ces villes fortifiées fonctionnaient comme de véritables micro-Etats. Ils ont disparu, mais leur instance représentative a subsisté, et régit encore au quotidien la vie des Rapa. Une situation unique sur le territoire de la République.

UNE COMMUNAUTE SOUDEE

Grâce à cet isolement, grâce au respect des traditions, les Rapa protègent soigneusement leur petite île des influences extérieures. Là-bas, on vit toujours « à l’ancienne », et en communauté. C’est ensemble qu’on va dans les « tarodières » pour cultiver ses taros. C’est ensemble qu’on va à la pêche, et à la chasse à la chèvre ou au taureau sauvages ( ils sont plus de 900 en liberté sur l’île). C’est ensemble qu’on cuit le pain.

Cet esprit de partage et d’équité fascine Christophe Serra-Mallol, qui participe à toutes les activités du village. « Là-bas on partage le produit de la pêche et de la chasse à parts égales », relate le chercheur, qui a assisté à la répartition des langoustes après une pêche miraculeuse, en 98 petits tas égaux pour les 98 familles de l’île. Avec cette activité, et cette alimentation essentiellement basée sur le poisson, les Rapa sont préservés des maladies liées au mode de vie (obésité, diabète) qui ravagent le reste de la Polynésie.

Passionné par son étude, le chercheur en oublie sa santé (il attendra trois jours pour consulter l’infirmier, malgré de très douloureux calculs rénaux). Christophe Serra-Mallol quittera les Australes en janvier 2011, six mois après son arrivée, avec sous le bras des centaines de témoignages, et des milliers de notes sur la vie quotidienne à Rapa. Avec ces documents, il rédige aujourd’hui un mémoire pour le CNRS, et prépare un livre sur la vie quotidienne des Rapa à destination du grand public. Des ouvrages qui décriront Rapa comme l’île où l’on est le plus heureux au monde, tout simplement, à égalité avec le Danemark.

UTILITE POLITIQUE DU CALCUL DU BIEN-ETRE SUBJECTIF

Christophe Serra-Mallol
Et lui, a-t-il été heureux à Rapa ? « J’ai été heureux de voir ces gens heureux », préfère répondre le chercheur, qui précise toutefois qu’il ne s’intéresse pas au bonheur individuel, mais au bonheur social. Et qui regarde avec encore plus d’amertume qu’avant nos modes de vie à Tahiti. « Mes recherches, j’aimerais qu’elles servent à améliorer la vie ici », explique C. Serra-Mallol. « Le P.I.B calcule une croissance, sans mesurer ses conséquences sur l’homme », regrette le chercheur, pour qui le calcul du B.I.B, le Bonheur Intérieur Brut, permettrait en revanche de construire une société tournée vers la satisfaction de l’homme. Quant aux Polynésiens qui cherchent le bonheur sans le trouver, une partie de la solution se trouve sur une petite île perdue à 1 400 kilomètres au Sud de Tahiti.

Rédigé par Florence O'Kelly le Lundi 28 Mars 2011 à 22:25 | Lu 92318 fois