Le tournant de la rigueur


Tahiti, le 15 octobre 2023 - Tahiti Infos s’est procuré le Rapport d’orientation budgétaire (ROB) présenté par Moetai Brotherson qui a été remis aux élus en fin de semaine dernière. Si les orientations budgétaires sont une fois encore quasi invisibles dans le document, les 113 pages proposent en revanche un projet de société, concrétisant dans les actes les propositions de campagne du parti indépendantiste. Le tout, sur fond de rigueur, voire de rigidité économique.
 
 
Le mot d’ordre du prochain budget qui sera proposé aux élus de l’assemblée de la Polynésie française sera celui de la rigueur. Une ambiance controversée qui n’est pas sans rappeler la rigueur mitterrandienne imposée en 1983 qui mettait fin à deux années de dépenses d’investissements et de progrès sociaux qui avaient mis à mal les équilibres budgétaires. Une rigueur qui avait aussi lancé la France dans le néolibéralisme.
 
Dès le préambule, le document donne le ton. “Le débat pour l’exercice budgétaire 2024 s’inscrit dans un contexte particulier tant à la fois sur le plan politique avec le renouvellement de la classe politique en mai 2023, que sur le plan budgétaire dont le défi majeur est de rétablir la maîtrise des dépenses publiques qui a connu un sursaut face au contexte 2020-2021, dans un contexte inflationniste.”
 
Si le secteur du BTP était déjà inquiet pour la fin d’année 2023 avec des décisions de report, de redéfinition, voire d’arrêts des chantiers en cours, il peut désormais y voir plus clair pour l’année à venir… qui s’annonce difficile. “Les conditions de financement se sont fortement durcies dans un contexte d’endettement privé et public élevé, ce qui a eu pour effet d’accroître le coût du service de la dette, de restreindre la marge de manœuvre budgétaire et d’exacerber les risques de crédit souverain”, détaille le rapport concernant l’année écoulée.
 
Dans un contexte décrit comme “de ralentissement économique mondial” et de “rythme de croissance ralenti”, Moetai Brotherson a donc choisi de proposer un budget à l’image de son début de mandat : Attentiste et rigoriste.

La faute au statut d’autonomie

Alors que chacun était en droit d’attendre une introduction économique à ce rapport d’orientations budgétaires, ce sont par des considérations historiques et sociétales que le gouvernement a choisi de manœuvrer le gouvernail de sa politique. 
 
Revenant sur l’instauration du statut d’autonomie de 1984, le gouvernement choisit de pointer du doigt cette loi cadre pour démontrer les problèmes de société d’aujourd’hui. “Le constat de ces quatre dernières décennies n’est pas en soi satisfaisant à de nombreux égards”, est-il expliqué dans le rapport. “Certes, une bonne partie de nos populations s’est adaptée, s’est intégrée dans cette nouvelle société polynésienne et en a compris les mécanismes. Mais d’autres, trop nombreux, par ailleurs, n’ont visiblement pas trouvés toute la place qui leur revient. Vivre dans un pays à “deux vitesses” est un constat d’inquiétudes et de défis pour un nouveau gouvernement.”
 
Dans une analyse proposée “en toute objectivité”, les indépendantistes dressent le constat d’une société en “perte progressive de valeurs, une perte de cet héritage culturel de peuple autochtone, une perte de ce savoir vivre, de ce savoir être, d’une vie partagée en communauté malmenée par une plus forte individualisation de la société et la disparition progressive d’une identité d’autochtone, de mā’ohi.” La quête identitaire est donc le leitmotiv de ces orientations.
 
Il ne sera en conséquence pas étonnant que le Rapport d’orientation budgétaire 2024 soit bâti sur les bases du programme électoral du Tavini, Respecter, Soutenir, Bâtir. “Les orientations stratégiques d’un gouvernement au service de sa communauté visent à construire une société forte et moderne dans laquelle notre nouvelle génération pourra s’épanouir, tout en conservant son identité, celle d’un peuple autochtone, dont les qualités et la richesse humaines ont été maintes fois remarquées, appréciées et qui en font sa force”, souligne ainsi le ROB.
 
Il suffirait finalement de changer “communauté” par “population”, et “peuple autochtone” par “résidents de Polynésie française” et on aurait presque un gouvernement au service de tous les Polynésiens.

Une réforme économique

Accompagnant les projets et les orientations sociétales, Moetai Brotherson prévient malgré tout qui si Rome ne s’est pas faite en un jour, la Polynésie de demain ne sera pas mise en place tout de suite. “L’inertie de la “machinerie territoriale” ne permet pas à un nouveau gouvernement d’impulser instantanément la rupture avec le passé. Cela devra se faire au fur et à mesure, les prochains budgets de la mandature l’exprimeront davantage”, prévient le ROB.
 
Pour consolider son budget, et ceux des années à venir, le gouvernement Brotherson compte sur plusieurs orientations fiscales :“Stabilisation de la pression fiscale voire son abaissement, maîtrise des dépenses publiques pérenne particulièrement au niveau du fonctionnement de l’administration et de la masse salariale, optimisation de l’allocation des ressources budgétaires, soutien confirmé à la commande publique dans les domaines structurants du Pays (infrastructures, transports, logements, santé, ...), réformes structurelles de la protection sociale, amélioration du soutien aux personnes vulnérables au travers d’une aide sociale ciblée et gestion optimisée de la dette.”
 
Enfin, côté investissements, le Pays, engagé à hauteur de 38 à 40 milliards de francs les années passées, verra ses investissements décroître, pour augmenter sa capacité d’auto-financement et maîtriser les recours aux emprunts bancaires. 10,4 milliards de francs d’emprunts devraient être négociés cette année pour boucler un budget d’investissement de l’ordre de 30 milliards.



 

1er pilier - Un travail de transmission culturelle
 
“Revenir au respect, s’emparer du respect, remettre le respect à la place qui est la sienne. Cela pourrait sembler être une faible ambition, une orientation bien particulière. Bien au contraire, elle est essentielle et indispensable au regard de l’état de notre société, des comportements de certains, de la perte de valeur et de repère”, annonce le gouvernement en guise de premier pilier de son brouillon budgétaire.

De fait, pour ce premier volet, qui se risque à vouloir gommer “250 ans de colonisation culturelle, spirituelle, économique et politique”, le Pays souhaite “libérer le peuple mā’ohi de cette méconnaissance de son histoire et des éléments du patrimoine culturel mā’ohi et de ses valeurs ancestrales principielles”. Pour cela, l’inventaire du patrimoine culturel, matériel et immatériel sera mis en place avec la demande de “restitution des archives coloniales au peuple mā’ohi”.

Un référentiel sera créé afin de concilier des éléments culturels comme “des gestes, des expressions et pas de danse, des rythmes musicaux, des airs et mélodies, des genres discursifs, des motifs et techniques de gravure et des chants populaires”. Le projet d’inscription du Tīfaifai au patrimoine mondial de l’Unesco est aussi évoqué.

Un travail sur les langues est bien sûr abordé avec la reconnaissance officielle demandée à l’État et la production de “l’ensemble des normes à partir de nos langues”.

Complétant la citoyenneté mā’ohi, une citoyenneté des peuples du Pacifiques est aussi évoquée afin de mettre en place une “véritable diplomatie pan-Pacifique” qui pourrait “favoriser l’émergence d’une citoyenneté océanienne et de facto permettre une libre circulation des personnes et des biens à l’échelle du Pacifique, comme jadis”.

Toujours dans le registre du volet “respect” du gouvernement, plusieurs actions sont envisagées comme “la prise en charge intégrale des frais médicaux liés au traitement préventif, à l’hormonothérapie de transition et aux traitements post-exposition, la promotion de Tahiti et ses îles comme destination touristique Gay friendly, la mise en place d’une cellule bien-être animal au sein de la Direction de l’environnement”.

Autre valeur à préserver, celle de la nature, avec un plan d’éducation de la population à la qualité environnementale, la préservation de l’eau ou encore “l’interdiction de la surexposition des baleines à des fins touristiques et mercantiles”.



 

2e pilier - Contrôle de l’immobilier et orientation de l’emploi
 
Le second pilier du ROB présenté aux élus parle du “soutien”. Soutien à l’accès à la propriété avec une série de textes qui libérera l’accès aux archives foncières, la mise en place d’une aide en vue de favoriser la sortie de l’indivision, mais surtout des textes pour “contrecarrer par tous les moyens la spéculation immobilière”.

Aussi devraient apparaître la révision des taux, le contrôle des tarifs pratiqués par les professionnels (notaires, agents immobiliers), la mise en place d’un droit de priorité sur certaines zones et celle d’un observatoire de l’immobilier. Un contrôle de la profession qui ne passera probablement pas sans grincements.

Parallèlement, le secteur de l’emploi, et avant lui, celui de l’éducation, est aussi abordé. Le gouvernement souhaite “améliorer la connaissance du marché du travail et de l’emploi au travers de l’Observatoire de l’emploi”“faciliter l’accès à la formation” et bien sûr “développer les métiers du secteur primaire par la professionnalisation du secteur de l’artisanat” notamment.

Enfin, concernant les aides sociales, le Pays proposera que la Direction des solidarités, de la famille et de l’égalité (DSFE) suive au mieux les demandes d’aides. Une politique sera engagée vers une “modification des comportements alimentaires, la production alimentaire des archipels” ou encore “l’autoconsommation”. En revanche, le Smig ne sera pas proposé à la hausse.

Quelques autres mesures accompagnent ce volet comme “l’inclusion sociale et professionnelle par des actions de proximité” ou encore “le renforcement de la prévention sur la drogue et la cyber délinquance”. Des actions sportives, des projets pédagogiques ou encore la mise en place d’un nouvel environnement numérique de travail (ENT) dans les écoles (Natitahi pour le premier degré et Natirua pour le second degré) sont évoqués.



 

3e pilier - Bâtir, mais surtout rénover
 
Alors quel le secteur du BTP s’est ouvert à Tahiti Infos sur ses craintes concernant les chantiers en cours et à venir, on ne peut pas dire que le ROB déposé vendredi dernier soit une fontaine de propositions rassurantes. Les constructions nouvelles font place à la rénovation comme dans le programme scolaire qui propose de rénover les 35 établissements au cœur d’une programmation pluriannuelle des travaux. Les lycéens de Moorea seront heureux de retrouver des locaux repeints à Papeete après s’être levés à 3 heures du matin pour y aller.

Pourtant, plus loin, le Pays précise que “Moorea fera également l’objet d’aménagements et d’améliorations de l’accessibilité aux études et aux loisirs afin d’asseoir sa place d’île sœur”. Tout cela reste donc à expliciter.

Même avenir pour le logement puisque le Pays proposera à la population “d’accueillir au sein de leur foyer des étudiants afin de développer les liens de solidarité intergénérationnelle” (avec incitation à caractère fiscal). Une façon détournée de passer outre la construction d’internats.

Le troisième pilier du gouvernement présenté dans le ROB reste en cela un peu fragile. “Bâtir c’est avant tout et enfin construire le vrai développement de la société polynésienne et la réelle autonomie économique de notre pays”, plaide le document. C’est pour cette raison que “le gouvernement entend engager des actions de soutien au développement des entreprises qui contribuent à renforcer l’autosuffisance du pays”.

Un nouveau Schéma d’aménagement général (Sage) devrait donc voir le jour “pour offrir à la population un espace de vie agréable, équilibré et où il fait bon vivre”.

Au cœur de ce volet, on trouve le long couplet, déjà maintes fois évoqué, sur le désenclavement des îles, la décentralisation des services et le renforcement de la politique des transports.

Sur la construction, il faudra se contenter de ces deux phrases au cœur du chapitre sur le coup de frein sur les investissements. “Une réduction drastique de la commande publique aurait des effets néfastes sur le développement du Pays, sur la préservation de son patrimoine et de son environnement. Considérant ce qui précède, les dépenses en investissement devront être priorisées selon les orientations retenues et en cohérence avec les défis à relever pour construire une Polynésie française résiliente et solidaire.”

Allez, encore un mois à attendre avant la divulgation du budget primitif 2024, histoire d’y voir, enfin, plus clair sur les orientations économiques du gouvernement. Quant aux orientations sociétales, cela fait plus de quarante ans qu’elles sont connues.



 

Réforme du système de santé
 
Une des premières décisions du gouvernement de Moetai Brotherson a été de mettre à la poubelle le Schéma d’organisation sanitaire préparé par l’ancien gouvernement. Le ROB 2024 présente les premiers contours du nouveau schéma qui “tiendra nécessairement compte du contexte financier contraint et du déficit que connait le Pays en matière de professionnels de santé”. Première étape : la création d’un groupement des hôpitaux territoriaux (GHT) pour faciliter les ressources humaines, la modernisation des structures et la recherche de moyens. La médecine intégrera aussi “la médecine intégrative (prévention) et traditionnelle”.

Une réforme de fond de la Protection sociale généralisée sera aussi lancée avec, de surcroît, la promesse d’une maîtrise des dépenses.

Quelques autres mesures
 
-Discuter avec l’État du transfert de la compétence statutaire de l’enseignement universitaire et des moyens qui l’accompagnent au profit du Pays ;

-Proposer l’émission d’un vœu du conseil des ministres portant sur le transfert de la compétence de l’enseignement universitaire au Pays et obtenir le vote d’une résolution en ce sens par les représentants à l’assemblée de la Polynésie française ;

-Adapter la carte des formations post-bac en adéquation avec les besoins et spécificités polynésiens ;

- Proposer des solutions d’hébergement adaptées aux besoins en logement des étudiants (développer le parc immobilier estudiantin, attribuer les logements sur critères sociaux et au mérite) ;

- Améliorer les infrastructures portuaires et développer des bases secondaires de pêche dans les archipels, notamment à Hao en appui d’un nouveau projet aquacole adapté à la taille de l’île ;

- Un nouveau plan vanille sera mis en place en accompagnant encore la montée en puissance de l’installation de nouvelles plantations afin d’atteindre à l’horizon 2030 une production de 126 tonnes de vanilles mûres, pour 48 tonnes de vanilles préparées à l’export ;

- Ouverture la première école de codage en Polynésie ;

- Mise en œuvre la 5G dans les zones denses et de la 4G hors des zones denses, avec une meilleure sécurisation des systèmes d’informations des entreprises du Pays.

Rédigé par Bertrand PREVOST le Dimanche 15 Octobre 2023 à 16:46 | Lu 6721 fois