Le suicide au fenua, « une vengeance » contre « une injustice »


Tahiti, le 29 mars 2021 – Bardée de diplômes, Yasmina Taerea s’est encore illustrée en décrochant le deuxième prix du jury au concours "Ma thèse en 180 secondes" à l’UPF. Son approche socio-anthropologique du suicide a permis de mettre en évidence le rôle de la famille dans le passage à l’acte, mais aussi dans la prévention de la récidive.
 
Licence d’Histoire-géo, licence en sciences humaines et sociales, en socio-anthropologie, Master en recherche comparative en anthropologie, histoire et sociologie à Marseille… Bardée de diplômes, Yasmina Taerea s’est encore illustrée récemment en décrochant le deuxième prix du jury au concours "Ma thèse en 180 secondes" à l’UPF. Également présidente de l'association polynésienne de prévention 'Te Torea', enseignante à l’Isepp, mais aussi mère de famille, elle a quand même pris le temps de vulgariser en peu plus en détail sa thèse sur une approche socio-anthropologique du suicide.  
 
"Je me suis toujours intéressée au rapport de l’homme à la vie et à la mort", confie la jeune femme, admettant une "inspiration philosophique" à son questionnement. "Qu’est-ce qui va pousser une personne à décider de mettre fin à ses jours ? Comment réagit la famille, que fait-on de la dépouille ?" Profondément troublée par "les raisons" du passage à l’acte, la doctorante en anthropologie se saisit de la question douloureuse du suicide au fenua, par le prisme du milieu familial. Parce que c’est souvent là que les raisons trouvent leur origine.
 
"Les suicides sont d’avantage liés à une situation affective ou conjugale, après une rupture sentimentale, une jalousie, ou à la suite d’une pression exercée par les parents sur leurs enfants, y compris lorsqu’ils sont devenus des adultes", précise la doctorante.
 
200 tentatives de suicide par an
 
Un registre "affectif" a priori caractéristique de la Polynésie. "En métropole ou au Japon, si on est licencié ou qu’on se voit refuser l’entrée d’une école, ça peut expliquer le passage à l’acte", commente la jeune femme. "Si on perd son emploi ici, on ne va pas se suicider pour autant. Par contre, si on perd sa campagne parce qu’on a perdu son emploi, là, c’est la partie affective qui prend le dessus." Elle fait par ailleurs remarquer que beaucoup de couples polynésiens se sont formés sur les bancs du lycée, voire du collège, avec des ruptures d’autant plus difficiles à gérer.
 
En moyenne au fenua, 200 personnes font une tentative de suicide et 30 à 40 y parviennent malheureusement chaque année. Un drame qui concerne autant les hommes que les femmes, "dont les méthodes employées et les raisons évoquées dans le passage à l’acte sont similaire", contrairement à ce qu’on peut observer ailleurs. "On a tendance à avoir des études genrées, notamment dans les pays occidentaux, où le passage à l’acte est beaucoup plus violent et létale chez l’homme", développe Yasmina Taerea. "Alors que la femme va préférer l’auto-intoxication ou la pendaison, l’homme préfère l’usage de l’arme à feu, d’un objet tranchant ou la défenestration." Ainsi en Polynésie, qu’on soit un homme ou une femme, la pendaison est la méthode privilégiée, puisque plus accessible d'un point de vue pratique. "Finalement, ici, le suicide n’a pas de genre."
 
Une réponse à une pression familiale
 
Les données ethnographiques recueillies sur un terrain comparatif (Tahiti, Moorea, Rangiroa, Raivavae) montrent notamment "qu’en majorité, se tuer, sous le verbe ha'apohe, répond à une pression exercée par la famille, laquelle pousserait au premier suicide, mais préviendrait des récidives".
 
La pression en question se caractérise souvent par le refus d’une liaison. Yasmina évoque ainsi le cas de deux jeunes femmes d’une vingtaine d’années qui reprochaient à leur père respectif de leur interdire une relation avec un garçon du même âge. "Dans ce cas-là, soit tu choisis ton partenaire et tu perds ta famille, soit tu choisis ta famille et tu perds ton partenaire, dans les deux cas tu es perdant", résume la doctorante. Entre le marteau et l’enclume, le suicidant choisit le passage à l’acte comme pour "se venger dans la mort d’une injustice vécue au sein de la famille". Il s’agit de montrer qui est la cause du suicide. "En général, tout est scénarisé : le lieu, le moment, pour que le corps soit découvert. Tout est rationalisé, rien n’est laissé au hasard, explicite la jeune femme. Il s’agit de culpabiliser celui qu’on accuse comme étant à l’origine du suicide : tu n’as pas voulu que j’épouse un tel, voilà le résultat."
 
Quel est l'impact du confinement ?
 
En revanche, lorsque que la personne échappe finalement au suicide et survit à l’acte, elle devient un formidable facteur de prévention des récidives. "La famille s’organise pour éviter une nouvelle tentative, ce qui amorce une réorganisation du fonctionnement familial", positive la jeune femme, soulignant le rôle des familles pour éviter le drame. À condition d’être à l’écoute. "Ici, on fonctionne beaucoup à la suggestion, on ne dit pas forcément les choses", reprend Yasmina. D'un côté "les enfants ne vont pas forcément exprimer leur mal-être en le disant, mais par des gestes ou des comportements", de l'autre "les familles ont tendance à se dire que la personne est capable d’encaisser."
 
Dans un contexte de crise sanitaire, la doctorante s’apprête à actualiser les données de sa thèse en y intégrant la variable Covid. "La question se pose de savoir si le confinement peut avoir eu un impact sur les pressions familiales exercées sur les enfants, précise la doctorante. Les dynamiques sont-elles les mêmes ? Comment passer à l’acte à l’abri des regards s’il y a du monde à la maison ?"
 

Rédigé par Esther Cunéo le Mardi 30 Mars 2021 à 18:54 | Lu 6056 fois