Le sauvetage de l'OPT, ou comment contourner le droit de la concurrence


Dans son avis, l’Autorité de la concurrence s’attarde longuement sur les bénéfices et les dangers potentiels de ce passage à la quasi-régie. D’un côté, elle reconnaît que ce régime présente certains avantages mais émet plusieurs réserves. Crédit photo : Archives TI.
Tahiti, le 10 octobre 2024 - L'OPT va-t-il bénéficier d'un joli tour de passe-passe législatif. Avec un projet de loi sur mesure, le Pays tente d'introduire un régime "adapté" de "quasi-régie" dans l'obtention des délégations de service public qui perturbent la tranquillité des monopoles publics. Sollicitée pour rendre un avis, l'Autorité polynésienne de la concurrence, pas franchement convaincue, tire la sonnette d'alarme.
 
La Polynésie française se prépare à transformer son cadre réglementaire en matière de délégations de service public (DSP). Le gouvernement a sorti de son chapeau un projet de loi qui vise à instaurer un régime "adapté" de "quasi-régie", avec un seul grand objectif : sauver le soldat OPT, qui a accusé, en 2022 une perte record de deux milliards de francs.
 
Sollicitée pour évaluer les implications de cette réforme, l’Autorité polynésienne de la concurrence a rendu, ce jeudi, un avis fortement négatif. Elle recommande tout bonnement de "renoncer à l'exception de quasi-régie et de procéder par appel d'offres". Derrière une volonté affichée du Pays d’adapter le cadre législatif aux spécificités locales, l’Autorité met en garde contre les risques de distorsion de la concurrence, notamment dans les secteurs stratégiques des télécommunications et des postes. Pour mémoire, le Conseil économique social et culturel (Cesec) s'est penché ce mardi sur ce texte de loi, en dévoilant un avis mitigé.
 
La "quasi-régie", le cache-misère règlementaire
 
Le projet de loi du pays, sur lequel l’Autorité s’est prononcée, est censé supprimer la possibilité pour l’OPT de déléguer directement ses services à ses filiales sans appel d’offres. Sauf qu'à la place, le texte introduit une "quasi-régie" qui permettrait à l’OPT de continuer à distribuer le gâteau à ses filiales, mais sous un contrôle "renforcé". Autrement dit, la gestion des services publics resterait en famille, et l’OPT et ses filiales – Onati pour les télécoms, Fare Rata pour les postes – continueraient à prospérer, sans passer par la case appel d'offres. Rien de nouveau sous le soleil en perspective donc.
 
Des avantages théoriques, des risques concrets
 
Dans son avis, l’Autorité de la concurrence s’attarde longuement sur les bénéfices et les dangers potentiels de ce passage à la quasi-régie. D’un côté, elle reconnaît que ce régime présente certains avantages : il permet, pour le Pays, de maintenir un puissant contrôle public sur des secteurs sensibles comme les télécommunications et d’assurer la continuité du service public dans des zones peu rentables (ce qui est le cœur de l'attribution de la DSP dans les télécoms) pour les opérateurs privés, notamment dans les archipels éloignés.
 
Cependant, l’Autorité émet plusieurs réserves. D’abord, elle rappelle que la quasi-régie - dont le principe est simple : une filiale peut gérer un service public sans appel d’offres tant qu’elle réalise plus de 80 % de son activité en missions de service public pour le compte de l’établissement public qui la contrôle - doit être une exception aux règles de la commande publique, qui imposent normalement une mise en concurrence dans l’attribution des contrats publics. L’inclusion de certaines activités commerciales dans les activités concernent essentiellement des missions de service public, des filiales de l’OPT, comme la fourniture d’accès à Internet ou les services de téléphonie mobile, suscite des interrogations. En effet, Onati demeure encore à ce jour l'opérateur majeur en Polynésie et ne semble pas réaliser 80% de son activité en faveur du service public. Ces activités soumises à la concurrence ne devraient pas être intégrées dans les activités dites "complémentaires", car cela pourrait entraîner une distorsion concurrentielle, comme le soulève l'APC.
 
Entre flou juridique et risques de monopole
 
Le cœur de la critique formulée par l’Autorité repose sur l’absence de distinction claire entre les activités de service public, qui doivent rester dans le giron des filiales de l’OPT, et les activités concurrentielles. Ce que le projet de loi confond allègrement. Cela reviendrait à permettre aux filiales de l’OPT, sous couvert de leurs missions de service public, de bénéficier d'un important avantage concurrentiel vis à vis d'opérateurs privés, en échappant aux règles de concurrence.
 
Autre point d’achoppement : la définition des fameuses "zones peu denses", ces endroits où les filiales de l’OPT conservent une exclusivité de fait. Le projet de loi les décrit comme des zones où "aucun autre opérateur (hors Onati, ndlr) n’a déployé son propre réseau". Une façon déguisée pour le Pays d'organiser sa propre situation de monopole. Rien de tel pour verrouiller le marché et empêcher les concurrents d’y mettre le pied. Un subtil jeu de chaises musicales qui risque de freiner l’initiative privée et qui établit une barrière artificielle à l'entrée pour de nouveaux acteurs, comme Vodafone ou Viti.
 
Une réforme nécessaire... mais pas dans ces conditions
 
L’Autorité de la concurrence ne ferme toutefois pas totalement la porte à une réforme. Elle reconnaît que le cadre actuel des télécoms et des postes mérite d'être revu. Le contrôle public sur les secteurs sensibles a du sens, et garantir la continuité du service dans les zones reculées est crucial. Mais ce n’est pas une raison pour faire passer la concurrence à la trappe.
 
Si cette réforme n’est pas repensée, elle pourrait bien renforcer le monopole déguisé dans lequel les filiales de l’OPT, bien qu’officiellement soumises à des contrôles publics, continueraient de bénéficier d’avantages. Certes, on ne leur demande pas d'être altruistes, mais de là à fausser le marché, il y a un pas que l’Autorité refuse d'approuver.
 
Plus de transparence, plus de concurrence
 
L’Autorité recommande donc de procéder à quelques ajustements de bon sens. Si en premier lieu elle propose au Pays de tout simplement "renoncer à l’exception de quasi-régie et de procéder par appel d’offres", elle insiste sur la nécessité, à minima de "séparer les entités investies d’une mission de service public" et d’opérer une "séparation comptable et financière de ces activités au sein des filiales de l’OPT, Onati et Fare Rata". Elle insiste sur la nécessité de définir précisément les activités pouvant être considérées comme "complémentaires" et d’exclure les services purement commerciaux du calcul des 80 %. De plus, elle préconise un renforcement du contrôle public et la mise en place d’un régulateur indépendant pour superviser les DSP, garantissant ainsi une transparence totale dans l’attribution des contrats.
 
Finalement, si cette réforme devait être appliquée, elle devrait impérativement s’accompagner de garde-fous solides pour éviter que l’OPT et ses filiales ne fassent main basse sur tout le marché.
 

Rédigé par Thibault Segalard le Jeudi 10 Octobre 2024 à 10:21 | Lu 2397 fois