Le légendaire “Chief Man Eater”


Des guerriers hawaiiens exécutant une danse : faire des prisonniers dans les combats permettait de disposer de victimes pour les sacrifices humains.
A l’arrivée des premiers Européens dans l’archipel hawaiien, le cannibalisme n’était pas pratiqué alors que les sacrifices humains étaient en revanche nombreux. Une fois installés, les pasteurs, non sans mal, parvinrent à faire cesser ces pratiques au fur et à mesure de leurs conversions, mais un fait historique, qui alimenta par la suite beaucoup de légendes, reste bien présent à l’esprit des populations : la vie jugée honteuse de Ke Alii Ai Kanana (mot à mot, “le chef qui mangeait des hommes”), plus connu sous son appellation américaine de Chief Man Eater. Retour sur ce chapitre sombre de l’histoire de Hawaii...

L'archipel hawaiien n'a jamais été réputé pour son cannibalisme, même si, on le sait, il est plus que probable qu'une partie du corps du capitaine Cook, quasiment déifié de son vivant, a été mangé après sa mort. 

Bien au contraire, de nombreux témoignages recueillis par les premiers Européens installés dans l'archipel tendent à prouver que le cannibalisme était quelque chose que les Hawaiiens avaient en horreur et qui était fermement condamné dans les villages et tribus. Ce qui n'empêchait pas ces mêmes tribus de se livrer à des guerres incessantes pour le contrôle de telle ou telle vallée, le non-respect de tel ou tel tabu (kapu en hawaiien) ou tout simplement pour régler de vieux comptes, façon vendetta sicilienne. 

Malgré cette répugnance affichée pour la chair humaine, et compte tenu du goût prononcé des Hawaiiens pour les sacrifices humains, il ne fait guère de doute que des pratiques rituelles de cannibalisme ont dû perdurer, au moins dans la caste des grands prêtres. Il est souvent fait référence au fait que les victimes de ces sacrifices étaient passées au four, puis jetées à la mer pour y être dévorées par poissons et crustacés. Il parait peu probable que pour seulement jeter à la mer le corps de sacrifiés, il eut été nécessaire de les faire cuire à l'étouffée. Sans doute y avait-il quelques prélèvements, même symboliques.

“Ke Alii Ai Kanaka”, chef mangeur d’hommes
 
En tous les cas, si le cannibalisme n'était pas aussi répandu qu'aux îles Fidji, il a bel et bien existé comme en témoigne la retentissante histoire du “Chief Man Eater” qui est restée inscrite dans la mémoire de nombreux Hawaiiens aujourd'hui encore.

Qui était cet homme souvent présenté comme un étranger arrivé en pirogue, une manière de dédouaner le peuple hawaiien la pratique du cannibalisme ?  
En fait, il était très probablement originaire de l'archipel, un chef refusant de se plier aux règles de vie alors en vigueur, originaire de Waialua, sur la côte nord-ouest de l'île de Oahu. Ke Alii Ai Kanaka (littéralement “le chef qui mangeait des hommes”) était un notable très puissant, tant par son rang que par ses qualités physiques ; redoutable guerrier, il était réputé quasiment invincible au combat tant avec des armes traditionnelles qu'à mains nues. Seule ombre au tableau, et quelle ombre, ce chef aimait par-dessus tout la chair humaine et son appétit était prétexte à d'incessantes tueries qui firent que sa tribu décida de le chasser. 
Pour vivre en paix avec ses voisins, il convenait de ne pas les considérer comme un garde-manger !

Hoalanu, le frère d’une victime de Ke Alii Ai Kanaka, parvint à se venger après un an d’entraînement intensif.
Chassé de l’île de Kauai
 
Lorsque Ke Alii Ai Kanaka (ses deux véritables noms dans sa jeunesse auraient été Kokoa et Kalo) fut expulsé de son clan, il dut traverser le village qui était le sien ; ses ex-femmes prirent la fuite plutôt que de risquer de se voir enlevées tandis que ses anciens compagnons, sous les huées, le méprisant ouvertement, lui firent un cortège scandant “mangeur d'hommes, mangeur d'hommes”.
Une poignée de fidèles le suivit dans son exil au cœur des montagnes royales de Waianae, il s'y installa durablement, bien décidé à laisser libre cours à ses penchants cannibales. On dit aussi qu'il en profita pour se rendre sur l'île de Kauai, où il se serait fait passer pour un étranger, mais son comportement agressif l'aurait fait à nouveau chasser et il serait retourné dans les montagnes Waianae, dans la chaîne bordant Waialua où il devint vite le légendaire “Chief Man Eater” pour tous les Hawaiiens.
Kokoa était tout sauf un imbécile ; en bon stratège, il choisit un lieu de résidence reculé sur un petit plateau en relief, très facile à défendre, cerné par de hautes montagnes et des précipices. Le site était arrosé par des pluies régulières, la végétation était luxuriante, l'eau douce se trouvait à profusion et ce plateau, appelé Halemanu ou parfois Helemano (maison de la main) lui permettait de très vite descendre dans les vallées voisines et de retourner tout aussi vite dans son nid d'aigle. 
Arbres à pain, cannes à sucre et taro figuraient parmi les plantes fournissant de la nourriture au petit groupe d'hommes entourant leur chef, sachant que pour la viande, il y avait la faune sauvage et, bien entendu, les humains. En fait, ne serait-ce ce goût pour la chair humaine, Kokoa aurait pu vivre ici très longtemps, ses hommes descendant dans les vallées pour échanger des oiseaux (les plumes rouges et surtout jaunes étaient d'une valeur inestimable) contre des poissons qui complétaient ainsi le régime des exilés.
 
Grandes réjouissances...
 
Le refuge de Kokoa avait tout de même une faiblesse qui faisait aussi sa force : l'accès se faisait par un étroit sentier où des guerriers ne pouvaient passer qu'en file indienne ; c'est dire qu'une toute petite troupe pouvait empêcher quiconque de monter, mais aussi de descendre et d'ailleurs, Kokoa perdit un homme, semble-t-il, lors de sa première montée, tant l'accès au plateau était malaisé. Celui-ci était lourdement chargé, son pied glissa sur une étroite corniche et les fougères et herbes qui tapissaient la pente ne purent le retenir dans sa chute vertigineuse et bien entendu fatale.

On pense aujourd'hui que ce sommet au sein d'un plus vaste ensemble volcanique était peut-être la cheminée d'un volcan éteint, dressée au milieu d'un vaste cratère. C'est là, en tous les cas, que les victimes de la petite troupe cannibale étaient conduites au terme de raids effectués dans certains villages. 
Kokoa entendait faire de ces occasions de grandes fêtes, des réjouissances ; un four fut creusé sur le plateau, empli de pierres que l'on chauffait à blanc avant d'y déposer, bien enveloppés dans des feuilles, avec des plantes aromatiques et des épices, les corps des suppliciés. Une table ronde fut même sculptée dans la pierre et gravée de différents motifs (table que les archéologues à la poursuite du “Chief Man Eater” ne retrouvèrent d'ailleurs jamais dans leurs explorations ultérieures, malgré la persistance de la légende).

Evidemment, cette pratique des raids sur les personnes ou les cases isolées, proches du bord de mer, terrorisait la population, mais ne se faisait pas non plus sans excès et sans danger : excès de “gourmandise” qui faisait que les hommes de Kokoa avaient tendance à prendre de plus en plus de risques pour satisfaire leur honteuse pratique. Et quand on prend trop de risques, on se montre vulnérable et on se fait parfois blesser ou tuer, ce qui arriva aux compagnons de Kokoa. Face à des villages organisés et résistants, Kokoa avait fort à faire et plus d'une fois, en guise de butin, ses guerriers ne ramenèrent au plateau que le corps d'un de leurs camarades tué au combat. 

Ajoutez à cela d'inévitables maladies et petit à petit, les rangs autour du chef s'éclaircirent, tant et si bien qu'il finit par se retrouver seul un beau matin. Toujours avec le même appétit, mais avec beaucoup moins de moyens puisqu'il ne pouvait plus compter que sur lui-même. 

En Polynésie, la pratique des sacrifices humains était très répandue, mais très souvent les premiers explorateurs firent un amalgame et une confusion entre certains rites certes cruels et le cannibalisme.
La vengeance de Hoalanu

Un jour qu'il chassait le gibier humain dans la forêt de Halemanu, il parvint à capturer et tuer une victime, qu'il décida de ramener à son camp. Or dans la précipitation, il ne s’aperçut pas qu'un autre homme, pas très loin, Hoalanu, frère du mort, avait tout vu ; il résolut de suivre le cannibale pour découvrir l'accès à son antre.

Hoalanu n'était pas un imprudent ; il savait qu'au combat, Kokoa était redoutable, aussi, plutôt que de prendre le risque de se faire tuer en voulant venger son frère, il redescendit au village et décida de se préparer physiquement, pour devenir, lui aussi, un guerrier susceptible de battre l'ogre.

Un an plus tard, satisfait de sa préparation et confiant, Hoalanu reprit le chemin du refuge de Kokoa, bien décidé à le provoquer en duel, ce qu'il fit sans mal ; le cannibale, sûr de lui et méprisant ce jeune homme inconnu, rit beaucoup, certain qu'il ne ferait qu'une bouchée de cet impudent, au moins au combat pensa-t-il. Des bouchées, il espérait bien en faire plusieurs, après… 

Hoalanu, provoquant, suggéra à son adversaire de se battre contre lui à mains nues, sans aucune arme, sans casse-tête, sans rien. Certain de sa victoire, Kokoa accepta et le combat s'engagea entre un jeune homme très entraîné, agile et motivé par le désir de venger son frère, et un chef isolé, sûr de lui, mais n'ayant plus eu d'adversaires sérieux depuis longtemps. Le choc fut d'une rare violence comme on peut l'imaginer et la légende narrant ce duel sans témoin n'a fit qu'amplifier le combat au fil du temps. 

Hoalanu, puisant dans toutes ses ressources, expédia son rival sur des roches de basalte qui le déchiquetèrent, son corps mort, ricochant sur la pente et finissant par se coincer dans les branches d'un ohia (Metrosideros polymorpha), petit arbuste aux fleurs en forme de pompon rouge, typique de la montagne hawaiienne. 

Ainsi mourut le Chief Man Eater, cannibale qui terrorisa l'archipel hawaiien des années durant et qui, surtout, laissa dans l'histoire son empreinte de sauvage cruel et marginal, ce dont les Hawaiiens se passeraient bien. 
Car s'il y a des héros pour lesquels Hawaii peut être fière, en revanche Ke Alii Ai Kanana reste une honte…

Que reste-t-il du chef cannibale ?

Une ancienne carte de l’archipel hawaiien.
La localisation du refuge montagnard de Ke Alii Ai Kanaka dans la vaste vallée de Waianae a été faite il y a déjà longtemps. En 1825, un Blanc nommé Mathison, curieux de retrouver ce site, découvrit Halemanu et pour prouver l’authenticité de sa découverte, il publia une description précise de la table en pierre sur laquelle se déroulaient les festins du chef cannibale.
La recherche du passé n’était pas, à l’époque un souci dominant mais néanmoins, en 1848, une nouvelle expédition se mit en route, guidée au sein du cratère par un vieil Hawaiien se souvenant des lieux maudits. Le site de Halemanu fut à nouveau retrouvé ainsi que les fondations d’une maison ou en tous les cas d’un mur de pierres permettant de reconstituer le périmètre de cette construction. La table, ipukai et le four, imu, furent également retrouvés, mais la table était déjà enfouie sous la végétation et les sédiments ce qui fait qu’aucune sculpture n’est apparue aux visiteurs. La table dépassait à peine du substrat qui l’entourait. 
En 1879, puis une nouvelle fois en 1890, MDD Baldwin, qui faisait partie de l’expédition de 1848, rechercha à nouveau, mais cette fois-ci seul, la fameuse table ipukai, mais il ne parvint plus à la localiser tant la végétation avait repris ses droits. Pour les apprentis archéologues ou les admirateurs d’Indiana Jones, voici la localisation du site : Halemanu ou Helemano se trouve à quelques miles au nord-ouest de la chaîne de Waianae, dans l'une des vallées des montagnes Koolau. Avant que le chef mangeur d’hommes ne s’y installe, cette vallée était “kapu”, interdite donc et seuls les très grands chefs et leurs familles pouvaient s’y rendre à l’occasion de la naissance d’un de leurs enfants.

Cannibalisme, non, mais sacrifices humains, oui !

Les îles Hawaii n’ont jamais eu, auprès des navigateurs du XVIII et du XIXe siècle, la réputation des îles Fidji, de la Nouvelle-Zélande ou des Marquises, lieux réputés peuplés d’impitoyables cannibales (ce qui était loin d’être faux...). Or les Hawaiiens sont très à cheval sur la réputation de leurs ancêtres : oui ils pratiquaient, avec “générosité” pour leurs dieux, des sacrifices humains, mais non, ils ne mangeaient pas leurs contemporains.
Ce sont les membres du conseil millionnaire, celui-là même qui envoya les premiers pasteurs dans l’archipel, qui ont parlé très vite des cannibales des îles Sandwich, accusés de cuire marchands et marins pour ensuite mieux les désosser et les manger froid ! Or si l’on en croit les témoignages plus rigoureux recueillis à cette époque, il y eut, certes, quelques repas cannibales très exceptionnellement, mais en réalité, seul Chief Man Eater est dénoncé comme un véritable cannibale ayant eu recours à la chair humaine fréquemment. D’ailleurs, même les anciennes légendes hawaiiennes sont très avares en cannibales, la pratique n’étant pas commune.
En revanche, un cas très spécifique est admis : lors de féroces batailles rangées, lorsqu’un guerrier de haut rang parvenait à vaincre un ennemi de sa caste, il arrivait que le vainqueur, épuisé, arracha le cœur quasi palpitant du vaincu pour le manger immédiatement ; on pensait alors que la force et le courage du vaincu mort gagnait immédiatement le corps du vainqueur.
Sinon, plusieurs témoignages parlent de corps cuits au four ; il s’agissait alors de pouvoir détacher les os des vaincus, car eux seuls avaient de la valeur aux yeux dans anciens Hawaiiens. La chair, rapportent les traditions, était jetée à la mer et donnée à manger aux poissons.
Par contre, presque toutes les cérémonies religieuses et civiles exigeaient leur tribut en vies humaines ; ainsi prêtres des cultes anciens et chefs étaient-ils responsables de nombreuses morts. On cite notamment le cas d’un temple dédié au dieu Kaili et pour l’inauguration duquel Kamehameha exigea le sacrifice de onze personnes. Lorsqu’une nouvelle pirogue était construite, lorsqu’un arbre était choisi pour être abattu afin de faire une pirogue de son tronc, lorsqu’une maison de chef était bâtie des sacrifices étaient faits ; ainsi, pour les maisons, tuait-on un homme par angle, le cadavre étant alors enterré à cet angle du bâtiment sur lequel le défunt était supposé veiller.
Idem à l’occasion de la sculpture d’une statue de divinité, le travail ne pouvait être accompli que si une ou des vies étaient sacrifiées à l’idole.
Personne, semble-t-il, au moins dans les basses couches sociales, n’était à l’abri d’un sacrifice, sauf les femmes qui n’avaient pas droit à cet “honneur” (le machisme a parfois eu du bon...). Evidemment, en cas de conflit, les prisonniers mâles étaient également généreusement tués et offerts au dieu de la guerre...

Infanticides et “kapu”

La société hawaiienne des temps anciens était violente. En témoigne la pratique répandue, selon les missionnaires, de l’infanticide, tandis que les personnes âgées et malades étaient souvent abandonnées en bord de mer, la marée montante se chargeant de mettre fin à leur existence...
Mais le prétexte à des violences touchant aussi bien les hommes que les femmes était le redoutable et oppressant système du “kapu”, le “tabu” tahitien. 
Les règles à respecter sous peine de mort, étaient très nombreuses, le plus souvent sans véritable justification aux yeux des Occidentaux ayant découvert Hawaii. Ainsi était mise à mort toute femme surprise à manger un coco, du porc, des bananes, certains poissons, des langoustes... Entre autres.
Si l’ombre d’un homme de basse classe touchait un chef ou s’il mettait un vêtement de chef, il était mis à mort. S’il assistait à un bain du roi, même sanction. S’il prononçait lors d’un chant le nom du souverain, même peine. Si un homme était aperçu dans une pirogue un jour d’interdit, il était lui aussi condamné à la peine capitale. 
Bref, l’inextricable système du “kapu”, dont au Vanuatu par exemple la “kustom” (la coutume) donne une toute petite idée aujourd’hui (en moins cruelle bien entendu), étendait son influence sur tous les actes quotidiens des Hawaiiens des temps anciens. Ceci explique partiellement que face à cette oppression, la venue de missionnaires prêchant une vie certes stricte mais exempte de violences a souvent été bien perçue. 
L’abandon d’une religion cruelle, omnipotente et redoutée à juste titre se fit souvent avec un certain soulagement. Et l’on comprend mieux que les pasteurs aient pu en définitive si facilement détruire les idoles et les lieux de culte anciens, le “bon sauvage” cher à Jean-Jacques Rousseau n’ayant, de toute évidence, pas élu domicile aux îles Hawaii...

Rédigé par Daniel Pardon le Vendredi 14 Aout 2020 à 09:00 | Lu 2076 fois