La guerre des télécoms à Tahiti fait jurisprudence à Paris


Tahiti, le 12 avril 2023 – Le Conseil d'État vient de rendre une décision très commentée par les juristes sur le sujet de l'abrogation des “lois du Pays” adoptées par l'assemblée de la Polynésie française. Mais sur le fond, c'est l'un des recours de l'opérateur Vodafone contre la délégation de service public (DSP) des télécommunications accordée sans mise en concurrence à Onati qui fait son chemin…
 
Les “alertes Google” branchées sur le mot-clé “Polynésie” ont fusé tout le week-end de Pâques pour faire remonter l'information nationale sur une jurisprudence inédite du Conseil d'État. À première vue, le sujet semble particulièrement technique. Il concerne la question très spécifique de l'abrogation des “lois du Pays” votées par l'assemblée de la Polynésie française. "Mais en quoi vos lecteurs vont s'intéresser à cette question de spécialiste ?”, s'amusait mercredi le maître de conférence en droit public, spécialiste et co-auteur du statut d'autonomie de 2004, Alain Moyrand. Réponse : le fond du dossier concerne un recours à plusieurs milliards de Fcfp déposé par l'opérateur de télécommunications Vodafone à l'encontre de l'octroi, sans mise en concurrence, de la délégation de service public (DSP) des télécommunications par l'OPT à sa filiale Onati.
 
À l'origine de ce contentieux, il faut revenir à la guerre des télécoms lancée l'an dernier entre Onati et Vodafone. À l'époque, le vice-président de Pacific Mobile Telecom (Vodafone), Patrick Moux, avait réagi à la coupure de l'itinérance louée par Vodafone dans les îles en annonçant un “gros dossier” contre la filiale de l'opérateur public de télécommunication. “Nous avons attaqué la structure de l'OPT et la délégation de service public”, avait annoncé le vice-président de Vodafone en conférence de presse. Reprenant un argument déployé ces dernières années par la chambre territoriale des comptes et l'autorité polynésienne de la concurrence, l'opérateur privé avait contesté la concentration au sein d'Onati à la fois des activités d'opérateur de téléphonie et de régulateur du service public des télécommunications. Une situation génératrice d'une “concurrence déloyale”, selon Patrick Moux, dont la société a saisi le conseil des ministres pour demander l'abrogation de la loi du Pays de 2009 qui permet de confier cette délégation de service public à la filiale de l'opérateur public. “Pas de publicité, pas de mise en concurrence, pas de cahier des charges, pas de contrat”, avait dénoncé le responsable de Vodafone à propos de cette délégation.
 
Des “actes administratifs”
 
Selon nos informations – peu difficiles à vérifier, il est de notoriété publique que l'actionnariat de notre journal est partagé avec celui de Vodafone – trois recours ont été intentés par l'opérateur privé : le premier pour contester l'octroi de la délégation de service public à Onati, le second pour demander des informations sur le contenu de cette délégation de service public et le troisième pour demander l'abrogation d'une loi du Pays de 2009 permettant à un établissement public tel que l'OPT de confier une délégation de service public à une filiale sans mise en concurrence. C'est ce troisième recours qui a fait l'objet d'une jurisprudence inédite du Conseil d'État vendredi 7 avril dernier.
 
Le Conseil d'État a été saisi d'une procédure jusqu'ici jamais exploitée. Vodafone a demandé au conseil des ministres l'abrogation d'une loi du Pays en estimant qu'elle contrevenait à la Constitution, aux lois organiques, aux engagements internationaux de la France et aux principes généraux du droit. Le gouvernement n'a pas réagi. Et Vodafone a attaqué ce refus du gouvernement devant le tribunal administratif. Ce dernier a renvoyé la question au fameux Conseil d'État. “Les actes dénommés 'lois du Pays' adoptées par l'assemblée de la Polynésie française ont le caractère d'actes administratifs”, a posé vendredi la juridiction parisienne. “Ainsi qu'il en va à l'égard de tout acte administratif à caractère réglementaire, l'autorité compétente, saisie d'une demande tendant à l'abrogation ou à la réformation d'une disposition illégale d'une telle 'loi du Pays', est tenue d'y déférer.”
 
Le Conseil d'État a donc reconnu le principe de la demande d'abrogation d'une loi du Pays devant le tribunal administratif, précisant que ce dernier devrait pour autant le saisir pour en vérifier la conformité à la Constitution et aux principes généraux du droit. Un camouflet pour la valeur juridique des lois du Pays ? Pas du tout, estime le juriste Alain Moyrand. “Il n'y a finalement rien de nouveau. On sait que la loi de Pays est de nature réglementaire. Mais elle est généralement traitée comme une loi.” Pour le juriste il y a néanmoins désormais une “faille dans le contrôle juridictionnel” des lois du Pays, puisqu'il tendait ces dernières années à ne plus relever que du seul Conseil d'État.
 
Affaire à suivre…
 
Une “question de spécialiste” désormais tranchée, et qui permet surtout au tribunal administratif de Papeete d'attaquer le fond du dossier. La contestation de la délégation de service public des télécommunications à Onati n'a pas fini de faire parler d'elle.
 

Rédigé par Antoine Samoyeau le Mercredi 12 Avril 2023 à 20:19 | Lu 3601 fois