La goutte, enquête épidémiologique sur un mal polynésien


Tahiti, le 6 avril 2021 - “Casser l’image de la goutte auto-infligée”, c’est l’objectif d’une enquête épidémiologique lancée aujourd'hui sur cette maladie soupçonnée de toucher près de 10% des Polynésiens. Les prises de sang réalisées sur un échantillon d’au moins 800 personnes doivent notamment permettre d’isoler les éventuels gènes responsables de cette prévalence au fenua.
 
Plus connue comme la “maladie des rois”, la goutte pâtie de cette image antique liée à une forte consommation de viande rouge, de gibier et de bière. Pas de quoi expliquer une prévalence estimée en Polynésie à environ 10%. “C’est énorme”, relève Tristan Pascart. Interne au CHPF dix ans plus tôt, le désormais professeur de rhumatologie à Lille est justement là pour piloter une enquête épidémiologique sur le fenua. “Il n’y a jamais eu d’état des lieux, seulement des impressions générales et parcellaires qu’autour d’un adulte sur dix serait touché”, rapporte le médecin, déjà marqué par la fréquence des malades à l’époque. “Pratiquement tous ceux qui venaient à l’hôpital quelle que soit la cause finissait avec une crise de goutte.”

Si l’enquête venait à confirmer ce chiffre, il s’agirait certainement de la plus haute fréquence mondiale de la goutte selon le spécialiste. A titre de comparaison, la métropole enregistre seulement 1% de patients atteints de ce rhumatisme inflammatoire, contre 3% aux États-Unis. Pas de doute pour le rhumatologue, la mauvaise alimentation, bien qu’en partie responsable d’une hausse de l’acide urique (lire encadré), ne suffit pas à justifier un taux aussi élevé. “Il doit certainement y avoir des mutations génétiques très fortes qui dépassent les comportements et expliquent que certaines personnes fassent de la goutte de manière inévitable, développe Tristan. L’intérêt de prouver que ça concerne bien environ 10% de la population, c’est de prendre conscience de l’ampleur du phénomène, d’en avoir les causes et notamment génétique.”

2 000 logements tirés au sort

Outre l’inventaire du nombre de goutteux, l’enquête prévoit une prise de sang afin de mesurer l’acide urique certes, mais aussi la créatinine –pour dépister l’insuffisance rénale– et isoler les gènes responsables de cette prévalence chez les Polynésiens. En partenariat avec l’ISPF, l’enquête prévoit ainsi le tirage au sort de 2 000 logements, au sein duquel un adulte sera tiré au sort. “En espérant qu’au moins 800 personnes –ce qui correspond au ratio d’acceptation des études– voudront bien y participer”, indique le médecin.

Sept infirmiers (dont trois Lillois et quatre locaux) seront déployés par binôme pour aller à la rencontre des candidats et leur proposer d’y participer. Poids, taille, tension, habitudes alimentaires, antécédents familiaux, etc. : ceux qui le souhaitent seront soumis à un questionnaire de 25 à 30 minutes, assorti d’une prise de sang. “Il y aura aussi des tubes spécifiques pour faire de la recherche génétique très poussée” ajoute Tristan. “Les croisements ancestraux génétiques ne sont pas si simples que ça dans le Pacifique qui a connu beaucoup de migrations de populations et ce qu’on sait de certaines populations polynésiennes n’est pas forcément directement extrapolable à la Polynésie française spécifiquement.”

​Variant Bio pour l’analyse des mutations génétiques

Le professeur Tristan Pascart, entouré des infirmiers Jean-Paul Pescheux et de Vahinetua Rodiere.
Le niveau d’expertise technique justifie bien une collaboration avec Variant Bio, une entreprise américaine spécialisée dans l’analyse des mutations génétiques et notamment auprès des populations “minoritaires” où des maladies comme la goutte, ou le diabète, sont surreprésentées.

“Tout ce qu’on sait de la génétique aujourd’hui concerne à 98% les blancs, d’où un certain retard sur la connaissance génétique des autres populations souvent délaissées, déplore le rhumatologue. C’est une tristesse pour l’humanité en général puisque chaque population a des spécificités propres et les connaître permettrait d’accélérer la compréhension de telle ou telle maladie.”

Aussi, les résultats observés chez nos voisins calédoniens ou maori semblent déjà indiquer une prédisposition génétique des Polynésiens à la goutte. En Nouvelle-Calédonie, une enquête fait état d’une prévalence de 3,3% toutes ethnies confondues et de 6,7% chez les communautés polynésiennes. Et du côté des Maoris, la recherche a déjà permis de démontrer une mutation génétique au niveau du rein qui entrave l’élimination de l’acide urique. “On sait aussi depuis quelques années qu’il y a une partie liée au tube digestif qui ne remplit plus son rôle quand il a muté, comme si on n’arrivait pas à déboucher le siphon de la baignoire d’acide urique”, explicite le médecin.

Des données utiles pour le diabète

Les données collectées seront ainsi susceptibles de servir pour des études ultérieures sur l’insuffisance rénale et donc le diabète. “C’est pour ça qu’on s’entoure de généticiens qui ont une vision un peu plus large et qu’on pense inclure le service de néphrologie (spécialité médicale visant à prévenir, diagnostiquer et soigner les maladies des reins, Ndlr), il pourrait s’emparer du sujet et reprendre le flambeau”.

Reste enfin la question du système inflammatoire plus ou moins sensible d’une personne à l’autre. “On pense qu’il y a des gens plus prédisposés à être très réactifs à la présence de cristaux, reprend Tristan. D’ailleurs on le voit au quotidien, avec des gens qui ont des cristaux partout et qui font peu de crises, et d’autres qui ont deux à trois cristaux et qui font des crises tout le temps.”

Au-delà des chiffres purs et durs, il s’agit de comprendre et d’améliorer la prise en charge, en développant un médicament capable d’agir par exemple sur ces mutations éventuelles. “Ça va aider à potentiellement contrôler cette maladie et traiter tous les goutteux du monde, poursuit le médecin. Qu’on casse l’image de la goutte auto-infligée, qui culpabilise tous ceux qui ont la goutte, ce qui est hyper important puisqu’une maladie dont on se sent coupable tue plus”.

Si l’enquête est programmée sur cinq mois, avec une restitution des premiers chiffres bruts avant la fin de l’année, il faudra attendre début 2022 pour les premières données génétiques.
 

​L'allopurinol, un médicament “sous utilisé”

“Beaucoup de goutteux chez les vétérans américains disent préférer se reprendre une balle que refaire une crise de goutte”, rapporte Tristan Pascart, professeur de rhumatologie à Lille. Voilà qui en dit long sur le supplice enduré par les goutteux. “Comme tout produit chimique en trop forte concentration dans un liquide, l’acide urique (produit final de la dégradation des “purines”, molécules très abondantes dans la viande rouge, le gibier, certains poissons, la bière, Ndlr) sature le liquide et devient solide” tente de vulgariser le médecin. En se cristallisant, l’acide forme de mini aiguilles microscopiques (un dixième de millimètre) qui se déposent un peu partout et notamment au niveau des pieds, “pour des raisons de pesanteur et de températures plus basses”. Ce sont elles qui vont déclencher de grosses réactions inflammatoires.

Heureusement des traitements existent, comme l'allopurinol, un médicament “sous utilisé” selon le rhumatologue et peu coûteux : environ 300 Fcfp par mois et par patient. “Il permet de faire baisser l’acide urique et de dissoudre ses cristaux. Bien prescrit, il permet même de faire disparaître la goutte en fonction de l’ancienneté de la maladie”. Bien que rarissime, des réactions allergiques ont terni l’image de ce médicament. Un risque allergique qui pourra être mesuré en partie par la génétique. “Il y a un gène qui favorise les allergies qu’on retrouve notamment chez certaine population asiatique, on va savoir ici s’il est fréquent ou pas”. Et peut-être, passer un cap en termes de prise en charge.

Rédigé par Esther Cunéo le Mardi 6 Avril 2021 à 19:35 | Lu 6758 fois