"La crise permet de percer l'abcès, de remettre à plat et d'avancer"


Tahiti, le janvier 2021 - Six jours après une grève qui a sévèrement bousculé le rush des fêtes, Nancy Wane, directrice générale du groupe Wane, fait le bilan du conflit, revenant également sur une année marquée par la crise sanitaire et les mutations qu'elle a imposées aux magasins Carrefour.

Une semaine après la fin de la grève, quel bilan faîtes-vous ?


"On a eu un mois de décembre très particulier cette année, avec le Covid et le couvre-feu. C'est là qu'on fait le plus de vente, avec plusieurs nocturnes jusqu'à 22 heures. On a aussi des animations en magasin et on peut vendre de l'alcool plus tard. Rien qu'à ce niveau-là, on estime les pertes à environ 300 millions de Fcfp dans les Carrefour. Et c'est sans compter tout ce qu'on va devoir jeter du fait des blocages de la grève. Trois jours avant Noël, on a d'habitude de très gros rush de la clientèle. Avec la grève, on a été privé de ces rush-là. Ce qui représente environ un tiers du chiffre d'affaires de décembre."

Selon les syndicats, il n'y avait pas d'autre choix que de faire grève.

"Le dialogue social était absent depuis le début du confinement, les organisations syndicales étaient absentes de la scène. Nous n'avons pas été sollicités pendant toute cette période-là. La prime Covid, la demande d'exonération à la CPS pour donner plus aux salariés, ou les mesures de protection, sont des initiatives de notre propre chef. Ils ont attendu le mois de novembre pour porter leurs revendications. Ce n'est pas innocent d'avoir déposé un préavis la veille de Noël."

Qu'est-ce que cette grève vous inspire sur le climat social à Carrefour ?

"La dernière grosse grève que nous avons eue remonte à 2000. Depuis, on a eu des préavis, mais pas de mouvement comme celui-ci. Cette fois-ci, elle a quand même duré huit jours. Je l'interprète comme faisant partie du changement sur lequel on travaille depuis quatre ans."

De quel changement parle-t-on ?

"Au niveau des recrutements, on est plus exigeant, on demande au moins le bac. On évolue dans un environnement qui change vite, dominé par les nouvelles technologies, il faut donc un minimum de compétences et de capacité de réflexion. Après, ça peut être compensé par une bonne expérience. Cette transformation, nous l'avons initiée à ma demande lorsque nous avons recruté la DRH à l'époque, avec deux grands axes : les hommes et les systèmes. Nous avons voulu mettre en place des plans de formation, et donner aux gens qui n'ont pas eu la chance d'accéder à l'éducation la possibilité de se mettre à niveau, de s'ajuster aux nouvelles générations qui entrent sur le marché du travail. Il s'agit aussi de faire monter en compétences et de faire évoluer les potentiels talents au sein de l'entreprise."

"La DRH a rempli sa mission. Elle a exécuté la feuille de route que nous lui avons donnée"

Combien de salariés avez-vous formés ?

"En 2019, nous avons fait 7 039 heures de formation pour 301 personnes soit environ 40% de nos effectifs. Nous avons été moins performants en 2020 du fait du Covid, mais nous avons focalisé sur la sécurité et le management. Il a fallu mettre en place des nouvelles méthodes de management, ce qui n'est pas toujours évident d'ailleurs."

Vous avez rencontrez des résistances depuis que vous avez donné ce cap ?

"On s'est heurté à des habitudes plus que des résistances, et il faut du temps pour changer les habitudes. On a modernisé notre système RH et changé de logiciel pour tout ce qui concerne la paye, le pointage, la gestion des plannings. Il a fallu investir, remettre à plat, reformater les systèmes pour être en phase avec les protocoles d'accords précédents et faire un peu de ménage."

On a vu pendant la grève des tensions se cristalliser autour de la DRH, pourquoi d'après vous ?

"Ça fait partie des éléments du changement. La DRH a rempli sa mission. Elle a exécuté la feuille de route que nous lui avons donnée. Derrière, il y a aussi des questions de susceptibilité personnelle. Pendant des années, on a laissé faire beaucoup de choses. Aujourd'hui, on veut remettre un cadre pour avancer de manière pérenne et durable. Face au changement, il y a plusieurs réactions humaines. Il y a soit une acceptation, soit un blocage. Et quand ça bloque, ça débouche sur une crise, mais la crise permet de percer l'abcès, de remettre à plat et d'avancer."

"La concurrence s'organise autour de nous. Et nous, nous sommes un peu comme un gros paquebot qui a du mal à faire des virages"

Ce changement, c'est pour aller vers quoi exactement ?

"Pour mettre l'aspect humain au centre de nos actions. Face à un constat d'évolution de la société, il faut qu'on puisse s'adapter à un environnement en mouvement, et de plus en plus concurrentiel, en donnant les outils à nos collaborateurs. Parce que la concurrence s'organise autour de nous. Et nous, nous sommes un peu comme un gros paquebot qui a du mal à faire des virages. Il faut continuer à travailler sur cette flexibilité nécessaire au métier de commerçant."

Vous prenez la concurrence plus au sérieux ?

"Il y a quand même des petits réseaux comme LS Proxy, les U et les hyper U. On a tendance à les minimiser, mais bout à bout, ça fait des surfaces commerciales importantes. Aujourd'hui, les consommateurs ont plus tendance à aller vers le supermarché que vers l'hypermarché. La proximité se développe, c'est une tendance mondiale. Il y a aussi ce côté moins impersonnel dans les supermarchés, c'est plus familial, on connaît la caissière...

Aujourd'hui, ce qui motive un client à venir à Carrefour c'est le choix des produits, le prix et la disponibilité du parking. C'est pourquoi on doit rester performant. Ce qui nécessite un accompagnement du personnel dans le changement. Au niveau des logiciels de gestion, il y a des mises à jour. La bascule prend du temps. Voilà les chantiers que nous avons confiés à la DRH. Après, on n'est pas parfait, on fait des erreurs."

Il y a eu des décalages de perception entre les salariés et la DRH ?

"On a peut-être mal communiqué à un moment donné. Aujourd'hui tout va très vite avec le numérique et internet. Parfois on oublie l'essentiel, c'est-à-dire la communication. Donc ça, on y travaille. On s'y est engagé."

"On a payé une prime Covid aux salariés, on n'a pas attendu que les syndicats viennent nous la réclamer"

À quel point le groupe a souffert du Covid ?

"Le confinement a été une période extrêmement stressante, du fait d'être obligé de rester ouvert, de devoir filtrer à l'entrée, d'adopter des gestes barrières, nettoyer les surfaces ou porter le masque. On a eu cette période de grosse inconnue, où personne ne savait trop comment s'y prendre. On devait filtrer à l'entrée, c'était souvent incompris.

Il y avait d'abord la gestion de l'interdiction de la vente d'alcool, qu'il fallait expliquer aux clients et ça ne faisait pas partie de notre fonctionnement habituel. Après il a fallu se mettre en "drive" du jour au lendemain, alors qu'on n'est pas du tout équipé pour ça... Ce qui a complètement changé notre façon de travailler, exigeant une forte adaptation des salariés. On leur a donc payé une prime Covid en août. On n'a pas attendu que les syndicats viennent nous la réclamer, on l'a fait de notre propre chef. On a également investi dans les moyens de protection sans que les syndicats nous le demandent. On a fait en sorte de sortir de cette période indemne, sans pour autant éviter quelques blessures."

En termes de charge, qu'est-ce que le Covid vous a coûté ?

"La prime Covid nous a coûté près de 60 millions. Il y a aussi les gels, les masques, les visières et autres équipements de protection individuels (EPI) mis à disposition qui ont coûté environ 40 millions."

La grande distribution a quand même moins souffert que les autres secteurs ?

"Il y a eu des phases de grosse consommation puis des phases de creux. À la sortie du confinement, il y avait comme un effet de soulagement accompagné d'une forte consommation, ensuite il y a eu un shift avec une consommation plus importante de PPN."

On reproche souvent aux grandes surfaces de s'être enrichies pendant cette période, que répondez-vous ?

"En magasin, il y a normalement des plans de promotion, à partir du moment où on est entré dans la crise du Covid, on a dû arrêter. Ce qui a pu donner l'impression de faire monter la valeur du caddie. Mais après le confinement, on s'est engagé à figer les prix sur un mois. Il faut savoir qu'on est tout petit dans le Pacifique et qu'on est tributaire des augmentations des industriels étrangers. Avec la crise, le monde a connu une pénurie dans certains secteurs, assortie d'une hausse des frais de production.

De nombreux ports et aéroports ont été perturbés et on a encore des frontières qui sont fermées. Par ailleurs, la contrainte des gestes barrières ne nous permettait pas de mettre en place de zone promotionnelle dans le contexte du confinement. On devait gérer différemment nos stocks, parce qu'on a eu des rayons dépouillés. En 2021, on va essayer de continuer à gérer en bonne mère de famille."
 

Rédigé par Esther Cunéo le Jeudi 7 Janvier 2021 à 17:34 | Lu 10821 fois