La Cour des comptes se saisit de la défiscalisation des Boeing d'ATN


Tahiti, le 15 juillet 2022 – La Cour des comptes a publié mercredi dernier un référé pointant les limites du dispositif de défiscalisation nationale Girardin à partir de l'exemple de l'agrément octroyé à Air Tahiti Nui en 2019 pour ses nouveaux Boeing. Pas vraiment du goût du P-dg de la compagnie locale qui insiste sur le “caractère essentiel” de la défiscalisation pour la “compétitivité” d'Air Tahiti Nui.
 
“L'exemple d'une dérive.” C'est le titre de la décision en référé du premier président de la Cour des comptes et ancien ministre de l'Économie, Pierre Moscovici, portant sur la défiscalisation nationale accordée à Air Tahiti Nui en 2019 pour le renouvellement de sa flotte par des Boeing Dreamliner. La Cour des comptes a publié mercredi dernier l'intégralité de sa décision sur une opération qui “illustre”, selon elle, “la complexité d’une opération sans effet réellement incitatif sur l’investissement, sans risque et très rémunératrice pour les investisseurs et coûteuse pour les finances publiques”. Un mauvais exemple de défiscalisation, en quelques sortes, qui appelle une “évolution du dispositif 'Girardin industriel' dans le sens d’une plus grande sélectivité des projets au regard des intérêts économiques et sociaux de l’ensemble du territoire français et européen”. Rien que ça.
 
Les limites du dispositif
 
La décision d'Air Tahiti Nui de changer ses Airbus par des Boeing en 2015 avait déjà suscité à l'époque de vastes discussions, commentaires, articles et débats au niveau national sur le choix d'une société détenue à 85% par une collectivité locale française –la Polynésie– d'opter pour le constructeur américain Boeing au préjudice d'un des fleurons de l'industrie franco-européenne, Airbus. Mais rapidement, le débat s'était focalisé sur le fait de savoir si une telle opération pourrait bénéficier de la défiscalisation nationale. Des craintes finalement dissipées le 25 avril 2019, avec l'agrément ministériel délivré par Paris pour une défiscalisation à hauteur d'une douzaine de milliards de Fcfp.
 
Mais pour la Cour des comptes, cette opération montre les limites de la défiscalisation Girardin à plus d'un titre. D'abord, parce que la décision de choisir Boeing en 2015 s'est faite avec un plan de financement qui intégrait cette défiscalisation nationale bien avant la demande même d’aide formulée en 2017. Pour la Cour des comptes, le dispositif d'incitation fiscale a ainsi été octroyé alors qu'il était “sans effet incitatif sur la décision d'investissement”. Ensuite, parce que si le choix d'ATN d'opter pour l'Américain Boeing a respecté les critères légaux d'octroi de la défiscalisation nationale, il n'a pas bénéficié à l'économie nationale. La Cour des comptes recommande donc d'ajouter aux critères “la prise en compte des intérêts économiques et sociaux de l'ensemble du territoire national et européen, dans le respect des règles de concurrence européennes et internationales”.
 
Deuxième constat général, cette aide fiscale “atypique” et “très complexe” s'est avérée être “sans risque réel” et particulièrement “avantageuse” pour les investisseurs. Un montage financier décortiqué par la Cour des comptes, dont le “risque fiscal” final porté par les investisseurs “ne justifie pas une telle rémunération”. Conséquences : la Cour recommande de prévoir une “étude comparative permettant de s’assurer que les investisseurs fiscaux supportent un aléa minimal conforme aux bonnes pratiques de leur secteur” dans le cas d'une opération d'envergure.
 
Agrément et crise Covid
 
Enfin, la Cour des comptes pointe les limites du suivi des conditions de cette aide fiscale pendant la crise Covid. La défiscalisation a en effet été octroyée après des engagements d'Air Tahiti Nui sur le maintien de l'emploi et la continuité d'exploitation. Or, la crise sanitaire survenue un an après l'octroi de l'agrément a conduit la compagnie aérienne à diminuer ses effectifs et réduire son exploitation. Et ce, sans effet sur le dispositif de défiscalisation. Dernière recommandation de la Cour des comptes : “Approfondir le suivi lié à l’octroi de l’agrément fiscal de manière à ce que l’administration dispose d’une information complète sur l’effet économique et financier de l’aide pour l’exploitant, ainsi que sur l’avantage obtenu par l’investisseur fiscal”.
 

Michel Monvoisin, P-dg d'Air Tahiti Nui : “La défiscalisation est essentielle pour la compétitivité”

Interrogé, le P-dg d'Air Tahiti Nui, Michel Monvoisin, ne partage évidemment pas les conclusions du référé de la Cour des comptes et regrette globalement une vision trop étriquée de cette défiscalisation bénéficiant aux entreprises ultramarines depuis Paris. “Cela fait des années que la Lodeom est critiquée et régulièrement on voit revenir des charges contre ce dispositif. Il y a certainement des améliorations à apporter, mais à ce jour, on n’a rien trouvé de mieux pour compenser les décalages économiques et les coûts de production entre la métropole et les outre-mer.” Il insiste sur le rôle du dispositif, destinée à compenser l'isolement des outre-mer français par rapport à la Métropole. “La défiscalisation revêt un caractère essentiel afin de regagner en compétitivité pour Air Tahiti Nui. Compétitivité d’autant plus fondamentale que la compagnie opère en Polynésie française, loin de tout et dans une taille de marché et donc une taille de flotte beaucoup plus petite que ses concurrents comme Air France, United Airlines ou Air New Zealand aujourd'hui”, expose Michel Monvoisin.
 
Pour le P-dg d'ATN, c'est justement parce qu'elle dispose d'outils tels que la défiscalisation qu'ATN peut pleinement “assumer des missions uniques sur des marchés très importants mais peu ou pas servis par d’autres acteurs comme l’Asie, mais aussi le bassin Pacifique.” Il insiste sur le fait que “disposer d’un avion permettant une économie au siège optimale, une empreinte environnementale la plus faible ne devrait pas être une option accessible uniquement pour les majors mais aussi pour les plus petites compagnies régionales qui participent seules à un emploi local, car basées dans les régions, et à une modération des pratiques de rentabilité des autres acteurs, notamment sur les prix.”
 
Des contraintes propres à la Polynésie
 
Sur l'opération de défiscalisation menée entre 2017 et 2019, le patron d'ATN précise en outre que la demande d'agrément avait été déposée en 2015 “avant de passer commande des avions”. Mais la livraison des appareils intervenant après l'échéance de la Lodeom, Air Tahiti Nui a été contrainte de représenter une demande après sa prorogation. Il maintient également que le choix du 787 Dreamliner était “le plus adapté sur nos routes” et rappelle, sur la question de l'intérêt économique national et européen de la défiscalisation, qu'une multitude d'acteurs de l'industrie aéronautique française participent à la construction et à l'élaboration du 787 de Boeing : Dassault, Michelin, Safran ou Thalès pour les plus connues d'entre elles…
 

Rédigé par Antoine Samoyeau le Vendredi 15 Juillet 2022 à 18:52 | Lu 3839 fois