L'indépendance expliquée aux Russes


Tahiti, le 23 août 2023 - Le président de la Polynésie française, Moetai Brotherson, a accordé une interview à la chaîne de télévision russe RTVI, une chaîne indépendante du pouvoir de Vladimir Poutine, qui diffuse via satellite des informations dans de nombreux pays à destination des russophones.
 
 
Une longue interview du président du Pays a été diffusée mardi 22 août sur la chaîne russe RTVI, une chaîne indépendante du pouvoir de Vladimir Poutine. Une interview assez atypique réalisée par la journaliste Sofia Sarjveladze lors de laquelle Moetai Brotherson a été questionné sur des sujets aussi divers que ses relations avec l'État, son avis sur l'attitude d'Emmanuel Macron, mais aussi la hausse des prix du blé, la langue ukrainienne, l'ouverture d'écoles russes au fenua et son avis sur les sanctions internationales contre le régime de Poutine.
 
Il est assez surprenant – et pour le moins très rare – qu'un président de la Polynésie française s'exprime sur un régime étranger, notamment en raison de la compétence sur les relations internationales, dévolue statutairement à l'État. Cependant, questionnée sur le conflit Russo-ukrainien, Moetai Brotherson donne son sentiment. L'Union européenne impose des sanctions à certains pays qui vont au-delà de ce qui est autorisé par le droit international, comme dans le cas de la Russie”, explique-t-il avant de donner son sentiment sur les conséquences de ces sanctions. Qui supportera le fardeau de la privation ? Lorsqu'il s'agit de sanctions contre un pays, il est nécessaire de se poser la question : contre qui exactement s'appliquent-elles ? (…) Les gens ordinaires n’en souffrent-ils pas ? (…) En conséquence, ce n'est pas le régime, ni les politiciens qui ont souffert, mais le peuple.

Les Polynésiens “pas encore prêts” pour l'indépendance

Après avoir fait la tournée des médias hexagonaux à Paris suite à son élection, Moetai Brotherson était invité par le média russe à commenter ses relations avec l'État, avec Emmanuel Macron. Il donne aussi sa vision de la quête d'indépendance pour le Pays. “Nous devons nous asseoir à la table des négociations afin d'engager officiellement le processus de décolonisation”, rappelle-t-il avant de poursuivre : “Nous n'avons pas demandé à l'ONU de déclarer notre indépendance, le rôle de l'ONU n'est pas là-dedans. La décolonisation et l'indépendance, c'est avant tout le choix du peuple polynésien. Pas le choix d'un parti politique ou d'un individu, mais du peuple.”
 
Ce peuple polynésien, justement, Moetai Brotherson le définit ainsi dans cet entretien : “Aujourd’hui, la quasi-totalité de la population polynésienne est constituée de personnes nées en Polynésie française autonome. Elles n’en ont jamais connu d’autre. Et, avoir peur de l'inconnu c'est le propre de l'homme (…) Je crois que si nous organisons un référendum sur l’indépendance demain, la majorité voterait contre. Les gens ne sont pas encore prêts.”
 
Pour RTVI, Moetai Brotherson va jusqu'à expliquer le schéma économique de la Polynésie française. “Si vous regardez l'économie et comparez les financements que nous accorde la France et le budget polynésien, vous verrez que ces chiffres sont comparables. Cela signifie qu'aujourd'hui la France représente près de la moitié de l'économie de la Polynésie. Alors, légitimement, les Polynésiens se demandent, si demain nous obtiennions l'indépendance, qui remplacera pour nous cette moitié du budget ?”
 
Il explique de même pour les autres secteurs : “Tous les enseignants en Polynésie sont payés par la France. Une partie du système de santé est bien entendu financée par Paris. Les communes sont en partie financées par la France. Par conséquent, de telles questions sur l’avenir sont tout à fait naturelles. Y aura-t-il justice ? Y aura-t-il de la police ? Que va-t-il arriver à l’armée ? Après tout, tous ces services relèvent de la compétence de l'État. Comment remplacerons-nous tous ces organes après avoir acquis l’indépendance ? Je crois que tant que nous n’aurons pas de réponses à au moins certaines de ces questions, nous obtiendrons une réponse négative à la question de l’indépendance lors d’un référendum.”

Nous n'obligeons personne à rester… ou à partir

Suite à ce constat, c'est légitimement que la journaliste russe demande alors au président du Pays ce qui adviendra des “non mā'ohi” en cas d'indépendance. Moetai Brotherson pose les bases, en restant ferme sur un point : “Nous n’avons jamais parlé d’exclusion de qui que ce soit de notre société. Nous voulons développer et construire notre pays avec ceux qui partagent nos objectifs, y compris ceux qui ne sont pas nés ici, y compris ceux qui sont arrivés ici récemment ou il y a longtemps. (…) Nous n’obligerons personne à rester, bien sûr, mais nous n’obligerons personne à quitter le pays.”
 
Et alors que la citoyenneté mā'ohi est évoquée dans le programme du Tavini des dernières territoriales, Moetai Brotherson explique : “Nous n'obligerons pas les Français à accepter notre citoyenneté, mais il faudra préciser que si l'on veut rester en Polynésie tout en conservant la nationalité française, au moment de l'indépendance du pays, on se retrouve quand même à l'étranger avec toutes les conséquences qui en découlent. Conséquences sur le droit au travail, le droit à la propriété privée, etc.”

EDT-Engie, néo-colonisateur
 
Dernier point économique développé dans l'interview au média russe : les entreprises du pays, que Moetai Brotherson qualifie pour certaines de néo-colonisateurs, comme Engie. “On peut observer les ‘stigmates’ du nouveau colonialisme. Car le colonialisme peut être présent sous la forme de colonies ou sous la forme de grandes entreprises multinationales qui s’approprient des pans entiers de l’économie, comme on peut le voir ici dans le domaine de l’électricité par exemple. Aujourd'hui, ce secteur est presque entièrement contrôlé par le groupe EDT Engie. Avant il y avait une autre société, polynésienne. Cela peut également être constaté dans d’autres secteurs. Qu’est-ce que c’est sinon un nouveau colonialisme ? Quand les grandes entreprises arrivent et accaparent pratiquement des pans entiers de l’économie qui étaient auparavant nationaux. On peut dire que ce n’est rien d’autre qu’une forme de colonialisme.”

Rédigé par Bertrand PREVOST le Mercredi 23 Aout 2023 à 15:23 | Lu 4455 fois