L'expérience des moustiques stériles à Tetiaroa est concluante


Au laboratoire d'entomologie médicale de l'ILM à Paea, Hervé Bossin (à droite) et Jérôme Marie (à gauche) avec une des cages où sont enfermés des moustiques biologiquement modifiés. C'est à partir de la colonie de ces moustiques modifiés par une bactérie naturelle que le laboratoire de Paea peut produire chaque semaine environ 45 000 moustiques mâles qui sont relâchés à Tetiaroa. Ces moustiques modifiés s'accouplent avec les femelles sauvages de l'atoll mais en raison de leur incompatibilité ne peuvent assurer de descendance. En quelques mois, la population des moustiques à Tetiaroa s'est effondrée.
PAEA, le 23 mars 2016. Après plusieurs tests à petite échelle réalisés en 2010 puis en 2012, le laboratoire d'entomologie médicale de l'Institut Louis Malardé a lancé depuis septembre 2015 une vaste expérience de lâcher de moustiques rendus incompatibles à la reproduction sur l'un des motu de Tetiaroa. Sept mois plus tard, les résultats sont probants : sur place 95% de la population des moustiques est anéantie.

"La démonstration est désormais faite, les objectifs atteints. Après la phase de recherche menée sur le motu de l'hôtel Brando à Tetiaroa, nous serions aptes désormais à passer à une phase opérationnelle d'élimination des moustiques ou tout au moins d'une réduction importante de la nuisance". Hervé Bossin, entomologiste médical à l'Institut Louis Malardé est sûr de son affaire. Le net effondrement des populations de moustiques Aedes polynesiensis sur le motu Onetahi de Tetiaroa - 95% de moustiques de moins en quelques mois seulement - est une preuve tangible que cette expérience fonctionne réellement.

Depuis septembre 2015, tous les mardis, des nymphes de moustiques mâles élevés au sein du laboratoire d'entomologie de Paea et rendues incompatibles à la reproduction avec les moustiques femelles sauvages sont soigneusement conditionnées pour être expédiées par avion jusqu'à Tetiaroa. Dans une caisse étanche, on trouve entre 40 à 50 000 futurs moustiques. Quelques jours après leur arrivée à Tetiaroa, ces nymphes sont devenues des moustiques mâles adultes. Ils sont alors lâchés dans la nature, sur 60 points différents du motu Onetahi. Au total, cette expérimentation est menée sur 75 hectares, c'est la plus grande –par la taille- des expériences en cours actuellement dans le monde de lâcher de moustiques stériles dans la nature.

Sur le motu Onetahi où les moustiques mâles stériles sont lâchés depuis 30 semaines sans discontinuer, la population des moustiques Aedes polynesiensis s'est effondrée. Dans les pièges, disséminés sur le site pour mesurer l'efficacité de l'expérience, les agents de l'ILM ne retrouvent plus que quelques moustiques, parfois un seul par piège. En comparaison, sur le motu Tiaraunu, laissé à l'état sauvage, les mêmes pièges en contiennent le plus souvent, chacun jusqu'à un millier, parfois davantage.

ASSOCIER DIFFÉRENTES MÉTHODES DE LUTTE

L'efficacité du procédé est aujourd'hui avérée : l'effondrement de 95% de la population de moustiques revient à une quasi extinction sur le motu traité. Mais, si les lâchers de ces moustiques stériles cessent, combien de temps faudra-t-il pour que la population de moustiques sauvages se reconstitue ? Une ré-infestation par des moustiques mâles sauvages, aptes à la reproduction en provenance des autres motu de l'atoll est tout à fait envisageable. Par ailleurs, l'expérience menée à Tetiaroa, financée par le Contrat de projets (à parts égales entre le Pays et l'Etat) est prévue pour durer jusqu'à la fin de l'année 2016. A l'issue de cette expérimentation de recherche, le laboratoire d'entomologie de Paea pourra poursuivre le travail effectué sur place au profit des exploitants de l'hôtel, dans le cadre d'une prestation de services. Quelques lâchers de mâles incompatibles au moment de la saison des pluies suffiraient à préserver la protection du motu.

Mais la lutte biologique innovante par le moustique stérile ne s'effectue pas seule. Elle est associée à une action, plus classique, de lutte anti-vectorielle mécanique aux abords de l'hôtel The Brando, traquant tous les gîtes à moustiques. "Il ne faut pas s'imaginer que les lâchers de moustiques stériles sont la solution miracle. C'est un des éléments de l'arsenal pour arriver à une réduction significative de la nuisance, dans le contexte polynésien" précise Hervé Bossin. "Ce sera toujours important de responsabiliser la population sur la lutte anti-vectorielle en incitant les habitants à traiter leurs gîtes à moustiques" conclut-il.

Enfin, cette expérience à Tetiaroa est menée sur l'Aedes polynesiensis, une espèce qui vit essentiellement dans les zones rurales et forestières, mais plusieurs autres espèces de moustiques empoisonnent notre existence en transportant des arbovirus qu'ils transmettent à l'homme. On sait que d'autres expériences de moustiques stériles visent, dans le monde, l'Aedes aegypti, un moustique essentiellement urbain, très présent également en Polynésie française depuis le 18e siècle. Mais, qu'en est-il du Culex quinquefasciatus, un moustique plus nocturne, arrivé également en Polynésie dans le courant des 18 et 19e siècle ? Il faudra dans les prochaines années poursuivre les recherches et les investigations et doter le laboratoire d'entomologie de Paea de moyens supplémentaires pour poursuivre ses élevages de moustiques stériles jusqu'à une production qui permettra réellement des traitements à plus grande échelle, en visant particulièrement les îles les plus peuplées ou les plus touristiques. Après l'exemple probant de Tetiaroa, le but est clairement désormais de démontrer l'efficacité de ces stratégies innovantes de lutte contre les moustiques sur de plus vastes espaces : un quartier, une île tout entière, des communes.


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Chaque semaine pour mesurer l'efficacité de la méthode sur Tetiaroa, un comptage des moustiques récupérés dans des pièges sur le motu traité et sur le motu témoin, laissé à l'état sauvage, est effectué. Hereiti Petit, assistante de recherche au laboratoire d'entomologie de Paea effectue cette mission. Le comptage est effectué à la main, avec une pince pour saisir chaque moustique !

A gauche, le bac avec les moustiques piégés près de l'hôtel The Brando, où la lutte biologique avec des moustiques stériles est en cours depuis 30 semaines. A droite, les moustiques piégés sur le motu témoin. Le record : 4900 moustiques récupérés dans un seul piège et en une seule journée sur le motu Tiaraunu.

La colonie de moustiques biologiquement modifiée est précieusement entretenue dans le laboratoire de Paea pour assurer la production hebdomadaire de dizaines de milliers d'insectes.
L'élevage de moustiques incompatibles : comment on s'y prend ?

Pour satisfaire cette expérience de lâchers de moustiques "stériles", le laboratoire d'entomologie de Paea a créé un élevage pour produire en grand nombre des moustiques mâles incompatibles. Ces moustiques sont élevés en laboratoire à partir d'une colonie de moustiques "biologiquement modifiés" par la bactérie Wolbachia. Ces moustiques de laboratoire sont l'objet de toutes les attentions, maintenus dans des conditions idéales de température (26 à 27°C), d'humidité et nourris à base de sang en provenance des abattoirs tahitiens ou de poudre de foie. Le but de l'élevage : produire des moustiques mâles. Au sein du laboratoire, ces moustiques biologiquement modifiés sont tout à fait compatibles entre eux : les mâles peuvent donc ensemencer les femelles. Elles pondent ainsi des œufs qui deviennent des larves, puis des nymphes et des moustiques adultes. Seuls les mâles sont conservés pour être dispersés à Tetiaroa, les femelles sont détruites. Il faut donc savamment les trier (heureusement les nymphes mâles et femelles sont de tailles différentes et un trieur automatique permet de les séparer) !

Pour parvenir à un bon rendement d'élevage produisant entre 40 à 70 000 moustiques mâles par semaine, les ingénieurs et agents du laboratoire d'entomologie ont procédé par étapes. "En fonction de la température, de la qualité de l'eau, de la densité des larves dans les bacs utilisés et de la nourriture fournie, on a fini par améliorer notre production" explique Jérôme Marie, ingénieur de recherche en entomologie. "Au 6e jour, on sait désormais que ce sont essentiellement des mâles qui sortent, 24 heures après les femelles arrivent à maturité. Il nous a fallu ainsi trouver le bon équilibre et adapter l'élevage à ce cycle" conclut Jérôme Marie.

La Polynésie française est à la pointe

A peine trois ou quatre expériences de lâcher de moustiques stériles pour faire baisser (voire disparaître) des populations de moustiques sont en cours aujourd'hui dans quelques points du monde, dont la Polynésie. Plusieurs dizaines de projets similaires sont dans les tuyaux dans toute la zone tropicale et subtropicale.

Le choix de ce sujet de recherche très spécialisé a démarré, ici, dès l'année 2007 : un arrêté ministériel autorisait alors, pour la première fois, l'importation à Tahiti "d'œufs de moustique Aedes polynesiensis infectés par la souche Wolbachia". Deux ans, plus tard, un jeune chercheur polynésien en entomologie démarrait une thèse de doctorat sur la "stérilisation" des moustiques polynésiens par cette bactérie Wolbachia qui rend les moustiques produits en laboratoire incompatibles sexuellement avec leurs congénères sauvages : ils sont alors incapables de produire une descendance.

"Nous avons choisi, à l'ILM, de nous concentrer sur le moustique Aedes polynesiensis (vecteur également de la dengue, du Zika et du chikungunya en plus de la filariose NDLR), parce que nous sommes les seuls à avoir ce type de moustique. D'autres pays, ont démarré des travaux sur la stérilisation des moustiques Aedes aegypti ce n'était pas nécessaire de travailler sur le même sujet que d'autres grands laboratoires mondiaux" précise Hervé Bossin, entomologiste médical à l'ILM. En travaillant sur des moustiques différents, le partage d'informations permet aussi d'avancer plus vite.

Des moustiques biologiquement modifiés et stériles prêts à être relâchés à Tetiaroa.
Trois méthodes différentes de stérilisation des moustiques

En Polynésie française le choix s'est porté d'opérer une modification biologique des moustiques pour parvenir à leur incompatibilité sexuelle avec les moustiques sauvages de la même espèce, en utilisant la bactérie Wolbachia. D'autres expériences se basant sur d'autres principes sont menées pour stériliser les moustiques : l'une d'elle fait appel à l'irradiation des insectes comme cela existe depuis de nombreuses années dans la lutte biologique au profit de l'agriculture ; enfin une autre expérimentation, déjà parvenue au stade pré-industriel est menée par l'entreprise de biotechnologie Oxitec, basée en Angleterre. Il s'agit cette fois d'une modification génétique des moustiques mâles, les rendant stériles.

En Australie : des moustiques "vaccinés" contre la dengue, le chikungunya et Zika

Un laboratoire de recherche de la Monash University en Australie travaille depuis quelques années sur une approche différente encore pour lutter contre les maladies transmises par les moustiques. Il s'agit cette fois, en quelque sorte de "vacciner" les moustiques afin qu'ils ne puissent plus transmettre la dengue, le chikungunya, Zika et même la fièvre jaune. Là aussi, les chercheurs utilisent la bactérie Wolbachia pour modifier biologiquement les moustiques et produire, en laboratoire, des moustiques incapables de transmettre les arbovirus. Là aussi, ces moustiques modifiés lâchés dans la nature doivent permettre de répandre dans leur descendance ce "vaccin" anti-arbovirus. A l'issue de l'expérience, la nuisance des insectes piqueur persiste (même si 20 à 30% de la population de moustique disparait) en revanche, les femelles "vaccinées" ne peuvent plus transmettre de virus à l'homme. Selon les premières publications au sujet de ces travaux, les résultats sont appréciables en quelques mois seulement (4 à 6 mois) et durables sur plusieurs années.

Rédigé par Mireille Loubet le Mercredi 23 Mars 2016 à 18:39 | Lu 5041 fois