L'équilibre des lagons menacé


Un poisson-perroquet, espèce très importante pour la santé de nos récifs. Crédit : Waywuwei
Tahiti, le 6 février 2020 - Les scientifiques polynésiens s'intéressent aux effets futurs du changement climatique sur nos îles. Comment nos lagons, nos rivières, nos espèces animales et végétales vont-ils réagir aux changements à venir ? Deux scientifiques ont livré les conclusions de leurs travaux le mois dernier. Ils peignent un tableau en demi-teinte.

Le 23 janvier dernier, une série de conférences scientifiques publiques étaient organisées à l'université, sur le thème de la "résilience" de nos îles. Ce concept parle de la capacité de nos sociétés et de nos écosystèmes à surmonter les changements à venir.

C'est bien sûr le changement climatique qui occupe tous nos esprits. Montée des eaux, réchauffement des températures, acidification de l'océan, intensification des cyclones : dans l'avenir notre environnement sera très différent – et bien plus violent – qu'actuellement. Pour nous préparer à affronter ces défis, les scientifiques étudient nos écosystèmes dans les moindres détails, puis élaborent des modèles très élaborés de nos îles, qu'ils utilisent pour prédire ce qui nous arrivera dans les décennies à venir.

L'un de ces chercheurs est Damien Serre, enseignant-chercheur à l'UPF qui a mis en place le projet ILOTS (pacific Island Long Term Resilience). Il s'agit d'un observatoire de la résilience face au risque d'inondations en Polynésie. En utilisant des outils de géolocalisation, des drones, des simulations, de la science participative et de nombreux autres outils, il crée des cartes de risques pour mieux comprendre les problèmes en cascade qui se succèdent après un événement climatique important : une rivière qui déborde peut bloquer un pont et donc les secours, un poteau électrique qui tombe peut affecter les réseaux d'eau, etc. Ses travaux devraient nous aider à mieux nous préparer aux catastrophes à venir... Alors que pour l'instant, nous y sommes très mal préparés (et ça empire, voir interview ci-dessous).

35 ANS DE RECHERCHES SUR LE LAGON DE MOOREA MONTRE LA SUREXPLOITATION DE CERTAINES ESPÈCES

De son côté, René Galzin, directeur d'Etudes à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) et chercheur au Criobe de Moorea, a présenté les résultats de 35 ans d'études sur les poissons de Moorea. Cette base de données inestimable révèle que le lagon de l'île-sœur a évolué au fil des ans autour d'une relation proie/prédateur, en particulier en ce qui concerne les coraux et les tarameas, les étoiles de mer qui se nourrissent des coraux. Ainsi, une explosion du nombre de taramea dans les années 80 puis en 2006 a toujours fini par laisser place à une lente régénération des coraux. Au final, ces travaux laissent penser que ce cycle de 25 ans pourrait être naturel.

Les travaux du Criobe de Moorea montrent que quand les poissons herbivores disparaissent, les récifs coralliens qui meurent deviennent des récifs algaux au lieu de se régénérer.
Sauf que cette étude a aussi montré qu'il y a une surexploitation des espèces de poissons commerciaux. La conséquence, c'est que quand les coraux sont mal en point (après un cyclone, un épisode de taramea, etc), les gazons algaux commencent à se développer. Normalement, les poissons herbivores empêchent la prolifération de ces algues et les coraux peuvent revenir. Mais si les gazons s'installent, les coraux ne peuvent plus pousser car il leur faut un espace dur où s'accrocher... Heureusement, la diversité de nos lagons ne nous amène pas encore à ces extrémités – au moins à Moorea. Mais des premiers signaux d'alarme peuvent déjà nous inquiéter : la disparition des oursins et la surpêche des poissons herbivores peuvent affecter la "résilience" de nos coraux.

Le chercheur nous offre trois conseils pour mieux protéger nos lagons :
Protéger la "zone frangeante" située entre la plage et le lagon qui sert de nurserie aux poissons ; Mieux gérer la pêche des poissons herbivores ; Étudier la cause de la disparition des oursins, un herbivore important.

Parole à Damien Serre, chercheur au laboratoire UMR EIO (Écosystèmes Insulaires Océaniens) et professeur de géographie à l'UPF

"Les cyclones deviendront plus puissants. Il y a un débat en ce moment pour créer une catégorie 6 pour la force des cyclones, alors que le maximum aujourd'hui est à 5"
Vous avez présenté le projet ILOT, un observatoire qui étudie les effets futurs du changement climatique sur la Polynésie. Du coup, est-ce nous sommes prêts à affronter les changements climatiques ?

Tout dépend des scénarios sur lesquels on se positionne, il y a de vrais questionnements aujourd'hui sur les scénarios à retenir. Serons-nous sur du +1,5 degré ou du +5 degrés ? Tout dépendra de ça.
Pour le scénario du pire, nous avons fait une analyse géographique en nous appuyant sur les résultats d'une étude de collègues américains. Dans ce scénario on ne s'en sort pas bien du tout. Les îles basses et les atolls commencent à connaitre rapidement des problèmes de salinisation des nappes d'eau qui les rendent inhabitables, puis ils disparaissent complètement. Et même sur les îles hautes, dans ces scénarios-là on parle de plusieurs mètres d'élévation du niveau marin, ce qui posera des problèmes majeurs pour tous les grands centres urbains qui seront submergés.

Là ce sont les conséquences en cas de forte montée du niveau de la mer. Mais même dans les scénarios moins catastrophiques, on parle d'une augmentation de l'intensité des précipitations et des cyclones, qui nous mettent en danger ?
Les scientifiques qui travaillent sur la question des cyclones nous disent que les cyclones deviendront plus puissants. Il y a un débat en ce moment pour créer une catégorie 6 pour la force des cyclones, alors que le maximum aujourd'hui est à 5. Il va aussi y avoir une modification des trajectoires des cyclones dans le Pacifique, donc l'impact pourrait être important.

Il n'y a plus eu de cyclone directement sur Tahiti depuis 1983. Sommes-nous toujours prêts à affronter ces phénomènes ?
Il y a des brochures distribuées par les services du Pays et le Haut-commissariat. Mais malgré tout, dans l'aménagement on voit bien aujourd'hui que toutes les nouvelles constructions ne sont pas du tout adaptées à ce genre d'aléas. J'ai même envie de dire que les constructions traditionnelles, historiques, l'étaient, alors que les constructions d'aujourd'hui ne le sont plus du tout.
Il y a aussi la question de la mémoire du risque. Effectivement, quand il n'y a pas d'événement pendant longtemps, l'être humain oublie. Depuis 30 ans, on a diminué la résilience de nos villes en construisant dans le lit des rivières, dans des zones à risque d'éboulement, etc. Mais la Polynésie n'est pas un cas particulier, c'est général. En fait on est dans notre propre perception du risque. Plus on construit, plus on construit sans prendre en compte ce qui peut se passer autour de nous, et plus on construit notre propre vulnérabilité.
Pour se protéger, il faut juste essayer de mettre en place des stratégies, les anciens le faire. Déjà il faut essayer de se rapprocher de la nature pour mieux la comprendre. Par exemple, mieux comprendre comment fonctionne un cours d'eau quand il est dans son régime naturel et essayer de diminuer notre impact sur la rivière, connaitre où se trouvent les bâtiments paracycloniques les plus proches...

C'est là que ton observatoire intervient, pour aider les décideurs à faire de meilleurs choix ?
Exactement, par une succession d'étapes qui va de l'amélioration de la connaissance jusqu'au traitement des données, la cartographie des risques et la création de modèles, le but final est d'aider à mettre en place des stratégies individuelles et collectives pour faire face aux évènements, et derrière pour réfléchir à comment on peut, nous, diminuer notre impact sur le fonctionnement naturel d'un territoire.

Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Jeudi 6 Février 2020 à 16:24 | Lu 3311 fois