L’épineuse question de l’alimentation en Polynésie


PAPEETE, le 28 avril 2017 - Du biologique au spirituel, l’alimentation en Polynésie revêt une place centrale et primordiale, tantôt sacrée, tantôt profane. Elle a subi au cours de l’Histoire nombre d’évolutions, de métissages et de « mutations », impactant considérablement les comportements du mangeur tahitien contemporain. Un vaste et complexe sujet d’étude qu’aborde de manière transversale et rigoureuse le chercheur Christophe Serra-Mallol et dont le détail est présenté dans son ouvrage Nourritures, abondance et identité.

Après le succès de la première édition du village de l’alimentation et de l’innovation, la question du rapport à l’alimentation en Polynésie reste indéniablement un sujet de préoccupation comme d’intérêt. L’étude menée par le chercheur Christophe Serra-Mallol présente une analyse et des constats éclairants, tout en dégageant le sens profond qu’occupe le rapport à l’alimentation d’un peuple face à la construction de son identité.

Un objet d’étude complexe à la croisée des sciences humaines


En Polynésie, comme dans la majorité des sociétés traditionnelles, les pratiques alimentaires sont étroitement liées à l’organisation sociale, la place de la religion, la dimension symbolique jusqu’à la monétarisation et le rapport mercantile aux biens consommés. Résultat d’un processus tant individuel que collectif et environnemental (dépendance à la saisonnalité, aux intempéries…), l’acte de se nourrir est également tributaire de nombreuses influences externes (économique, politique, religieuse…), devenant un sujet d’étude multidimensionnel complexe et évolutif.

Si l’époque des voyages transocéaniens est révolue, les Polynésiens ont néanmoins introduit quantité de plantes et d’animaux, ainsi que des techniques d’agriculture, d’élevage, de chasse et de pêche. Jadis, le rapport à l’aliment associait ainsi la valeur symbolique au côté purement alimentaire, tout en régissant les rapports hiérarchiques et sociaux au sein des communautés.

Par exemple, les hommes ne mangeaient jamais en présence des femmes ; les jeunes ne se mêlaient pas aux anciens. De même, le respect du tapu ("interdit", alimentaire dans ce cas) ancre le lien des aliments à la dimension sacrée. Dans le schéma pré-européen, la gestion des terres patrimoniales et la production de denrées assurait une alternative aux périodes de disette à l’ensemble d’une communauté. Gage de l’efficacité des systèmes d’échanges traditionnels nécessaires au maintien du lien social, de la cohésion et de l’équilibre de la société, l’alimentation représentait une composante phare de l’identité polynésienne.

Du mythe de l’abondance à la surconsommation


Un rapport mis à mal dès les premiers contacts avec les navigateurs européens au XVIIIe siècle. À l’opposé du "mythe de l’abondance", le quotidien des populations autochtones se caractérisait surtout par sa frugalité, sa monotonie et son uniformité. L’étude souligne le rôle de l’établissement des colons sur les mœurs alimentaires auprès des Polynésiens, imposant de fait une transition alimentaire et sociale, entraînant "une dépossession de leur propre culture, spirituelle et matérielle".

L’évangélisation des populations autochtones contribua à accélérer le processus d’acculturation alimentaire, bafouant les tapu, modifiant les actes de la vie quotidienne en agissant sur les comportements des Polynésiens et leur manière de penser le monde et leur rapport à celui-ci. Cette déstructuration de la société traditionnelle a, en conséquence, ouvert la porte à l’introduction de nouvelles valeurs (notamment marchandes, économiques et politiques) et de nouveaux rapports à la consommation des denrées.

Dès les années 1830, cette tendance se constate chez certains Polynésiens prêts à se priver de nourriture pour pouvoir accéder aux biens de consommation occidentaux. Une influence confirmée dans les années 1950 avec l’assimilation du modèle de surconsommation à l’américaine, offrant l’accès à une manne de produits nouveaux.

Une situation alarmante

L’alimentation dépend désormais des questions politiques et des enjeux financiers d’une économie livrée aux tenants commerciaux et aux impératifs de rentabilité. Les importations massives et le monopole de certains produits sur le territoire polynésien ont provoqué un bouleversement conséquent dans le rapport aux pratiques traditionnelles : réorganisation du système foncier et de la production, spoliation de terres, abrogation des lois coutumières, réduction des dons et échanges. S’y ajoutent les phénomènes de développement de l’urbanisation et de la généralisation du salariat, offrant les moyens d’accéder à de nouveaux biens de consommation alimentaire.

Toutefois, l’auteur met en garde quant aux risques relatifs à de tels comportements contemporains, notamment concernant la question sanitaire, nutritionnelle et médicale : la surconsommation massive et irrégulière d’une alimentation dite "moderne" en Polynésie se caractérise par son fort apport calorique, la tendance à la surcharge pondérale, l’obésité, les déséquilibres nutritionnels, le diabète et les maladies cardiovasculaires.

Plus d’informations

Nourriture, abondance et identité. Une socio-anthropologie de l’alimentation à Tahiti, Éditions Au vent des îles (2010).
L’étude réalisée par Christophe Serra-Mallol et présentée dans cet ouvrage a reçu le Prix du jeune sociologue (2009-2012) décerné par l’AISLF en juillet 2012 ainsi que le Prix sciences du Livre Insulaire 2011 au 13e Salon du Livre d’Ouessant.

Découvrez un extrait de l’ouvrage :
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Rédigé par Au Vent des îles le Vendredi 28 Avril 2017 à 09:48 | Lu 3847 fois