L'école à domicile mal vécue par 70% des parents en confinement


Tahiti, le 9 février 2021 - Si le confinement a permis aux parents de se rapprocher de leurs enfants, pour une grande majorité, la continuité pédagogique s'est traduite par une "surcharge de travail", entre les obligations professionnelles, les tâches domestiques quotidiennes et la gestion de "l'école à la maison" selon une étude de l'UPF tout juste terminée.
 
En Polynésie comme sur l'Hexagone, les familles ont endossé une large partie des responsabilités dans la mise en œuvre de la continuité pédagogique imposée par le confinement. Un "enjeu sociétal" qui a poussé quatre chercheurs à s'intéresser à leur "point de vue" et à leur "ressenti" sur la continuité pédagogique pendant la pandémie de Covid-19 en Polynésie. "Comment les parents vivent-ils ce moment ?" "Dans le contexte du confinement et de l'enseignement à distance (…), toutes les familles peuvent-elles participer à cette continuité pédagogique ? Ont-elles conscience des finalités et des enjeux scolaires ?"
 
Pour y répondre, Rodica Ailincai, responsable de recherche de l'École supérieure du professorat et de l'éducation – Université de la Polynésie française (ESPE-UPF), ses deux doctorants Matairea Cadousteau et Émilie Guy, ainsi que Maurizio Alì, maître de conférences en Martinique, ont mené des entretiens sur 19 parents de Tahiti pendant la période de confinement (du 23 avril au 15 mai 2020). Une cohorte composée essentiellement de mères de famille, "très majoritairement en charge de l'accompagnement de l'enfant dans le travail scolaire" soulignent les auteurs de l'étude. Objectif : "identifier les tendances du discours du parent polynésien face aux nouvelles attributions associées à l'accompagnement éducatif parental, devenu indispensable durant la crise."
 
Une crise rythmée par une évolution rapide des directives officielles sur la mise en œuvre de la continuité pédagogique, générant des inquiétudes chez les parents sur leur capacité à accompagner efficacement leurs enfants. "La DGEE (Direction générale de l'éducation nationale, NDLR) a mis en place un dispositif qui devait permettre la scolarisation à domicile d'environ 50 000 élèves inscrits dans les écoles polynésiennes" rappelle Rodica Ailincai.
 
Vécus en milieux favorisés et défavorisés
 
D'où l'intérêt de tenir compte d'un certain nombre de données socio-économiques. "Cet accompagnement par les parents a-t-il garanti le respect du principe de réussite pour tous, ou creusé le fossé qui sépare les familles notamment sur le plan social et économique ?" interroge Rodica Ailincai. Les chercheurs ont donc analysé le discours des parents, principalement d'élèves de cycle 3, en fonction de "l'indice de défavorisation" : l'ID. "55% de la population de Tahiti et Moorea vivent en dessous du seuil de pauvreté. De nombreuses familles rencontrent des difficultés financières et peinent à financer les dépenses essentielles du ménage" justifie le rapport.
 
Dans ce contexte, l'accès aux moyens de communication est difficile pour de nombreuses familles, contraintes de jongler entre une connexion internet précaire (accès à internet par carte prépayée) et les accès collectifs des centres commerciaux ou administratifs.
 
"Pour ces mêmes familles, les conditions de vie peuvent être précaires, avec des habitats insalubres et surpeuplés" poursuit le rapport, tenant compte au passage d'un contexte polynésien également marqué par un fort taux d'illettrisme et de décrochage scolaire par rapport à celui de la métropole : en 2019, le taux d'illettrisme en Polynésie est estimé à 21% contre 7% en métropole, avec trois fois plus d'échecs chez les jeunes Polynésiens.
 
Une "privation de liberté"
 
Sans surprise, les parents se sont davantage exprimés sur leurs inquiétudes, la peur de ne pas être à la hauteur, ou l'épuisement du fait du cumul des tâches : "Non. Non, non, ça c'est catégorique, je ne peux pas allier le travail et les enfants, j'en peux plus. (…) là j'en peux plus, voilà" s'impatiente un parent cité dans l'étude.
 
S'ils sont nombreux à reconnaître quelques avantages comme "le temps disponible pour s'occuper de la maison", "la responsabilisation"  ou "l'autonomie des enfants", une majorité a vécu la continuité pédagogique comme une "privation de liberté", mettant en cause une "surcharge de travail" entre les obligations professionnelles, les tâches domestiques et la gestion de "l'école à la maison".
 
"En tant que parent, ce n'est pas notre métier d'enseigner et quand t'as de longues journées de travail, que tu rentres, que tu dois encore t'organiser pour l'école (…) ce n'est pas évident" commente un autre parent.
 
L'éloge des professeurs et de l'école en présentiel
 
Un ressenti négatif que les chercheurs ont retrouvé chez 70% des parents. Mais si tous se disent "pour" une reprise de l'école, ce n'est pas pour les mêmes raisons. Ainsi les parents avec un score ID élevé (c'est-à-dire de milieu favorisé) argumentent le désir d'un retour vers les bancs de l'école par la "surcharge de travail", ceux de milieu défavorisé, voire très défavorisé, vivent bien le confinement. Ils sont en revanche préoccupés par "les compétences nécessaires à ce travail d'accompagnement".
 
En parallèle, les parents disent mieux mesurer la tâche, quitte à faire l'éloge des professeurs et de l'école en présentiel. Le confinement aurait ainsi insufflé une certaine "prise de conscience" du "rôle de l'école dans la formation de l'enfant" et "dans la structuration du fonctionnement familial".
 
Et bien que le ressenti négatif domine, les chercheurs n'ont pas enregistré de discours de "rejet" de la continuité pédagogique. Un comportement qui confirme selon les chercheurs "l'intérêt et l'implication des parents" pour l'école, "indépendamment de la catégorie sociale d'appartenance".
 

Rodica Ailinca, responsable de recherche ESPE-UPF : "Le discours des parents paraissait parfois contradictoire"

Pourquoi une étude sur cette thématique-là s’imposait ?
 
Le confinement a bouleversé le fonctionnement de nombreux systèmes éducatifs dans le monde, dont celui de la Polynésie française et surtout l’île de Tahiti durant le mois d’avril dernier. L’école et les familles ont dû s’adapter et trouver des nouvelles stratégies de collaboration. La DGEE a mis en place une continuité pédagogique qui devait permettre la scolarisation « à domicile » d’environ 50 000 élèves inscrits dans les écoles polynésiennes.
 
Pour de nombreuses familles, il s'agissait d'une nouveauté absolue qui nécessitait une nouvelle fonction parentale : l'éducation scolaire. Dans ce contexte certaines questions se sont posées spontanément : comment cette expérience de soutien scolaire "imposée" a-t-elle été vécue par les parents ? Connaissaient-ils les objectifs à atteindre et le programme à suivre ? L'ont-ils suivi à la lettre ou ont-ils préféré improviser ? Avec quels résultats ?

Qu'est-ce qui vous a marqué dans les résultats ?
 
La préoccupation liée au contenu des activités scolaires à réaliser à la maison faisait référence aux programmes de certaines matières qui devaient être littéralement réétudiés par les parents, étant donné les différences avec ceux qui étaient en vigueur à leur époque. Pensez à l'introduction des langues étrangères, des algorithmes et des principes de programmation depuis la maternelle...
 
Mais le discours des parents paraissait parfois contradictoire. D'une part, l’école était critiquée pour son caractère institutionnel : les contenus didactiques jugés trop abstraits ou trop triviaux, discipline critiquée avec des références inévitables à un passé idéalisé et les nouvelles méthodes d'enseignement considérées "trop pédagogiques" ou incapables de développer le sentiment d'autonomie des élèves. En revanche, l’étude a été saluée pour son côté humain : de nombreux parents ont reconsidéré les difficultés inhérentes au métier d'enseignant et ont apprécié la réactivité de ces enseignants qui ont su se réinventer face à continuité pédagogique.

Rédigé par Esther Cunéo le Mardi 9 Février 2021 à 19:27 | Lu 2162 fois