L'Amazone



Je ne sais pas exactement quand ça a commencé. 
Sans doute le jour où j'ai pris ce poste à responsabilité. Beaucoup de boulot, beaucoup de temps au bureau, beaucoup de stress. Je n'avais pas ou plus vraiment le temps de vivre, pour moi.
Et puis Teva m'a quittée « Jamais là, même quand tu es là ». C'est sans doute là que tout s'est accéléré. Alors évidemment, avec la maladie, le boulot c'était plus ça. Je me suis raccrochée à la seule chose sur terre qui était importante pour moi : Poevai, ma fille. Alors j'ai cherché mes mots, les plus simples, pour lui expliquer la maladie, la fatigue, l'opération et la mutilation.
J'étais propriétaire d'un temps provisoirement infini, mais peut-être de courte durée. Entre les passages à l'hôpital qui n'en finissaient pas et les siestes innombrables, je passais du temps avec Poevai. Le plus de temps possible. Un temps si précieux.  
Nous faisions la cuisine, je lui apprenais de vieilles recettes familiales, elle en mettait partout et nous riions.
J'engrangeais des souvenirs. Souvenir du jour où j'ai sauvé sa peluche qui brûlait avec le 'uru sur la gazinière.
Nous allions trainer à la plage avec la glacière et dessinions des motifs avec les coraux. 
J'engrangeais des souvenirs. Souvenir du jour où j'ai sauvé la poupée emportée par les vagues. 
Souvenirs précieux des grands yeux reconnaissants de Poevai.

J'ai perdu mes cheveux, on m'a enlevé un sein. Des cheveux et un sein d'un corps qui ne m'appartenait plus. Les miroirs étaient devenus mes ennemis, je m'imaginais en vampire : vivre la nuit, vivre dans le noir, pour que personne ne voit ma difformité.

Puis Poevai est entrée au collège et, un jour, elle est revenue avec toutes les fleurs qu'elle avait pu cueillir sur le chemin :  tiare, hibiscus, ylang-ylang, jasmin, amaryllis, monette, clitoria : il y en avait tellement que le parfum l'entourait tout entière. Et elle m'a dit : « C'est pour toi maman, toi qui es toujours là pour m'aider. » 
Elle s'est tue. Ses yeux pétillaient, et, ne pouvant tenir plus longtemps, elle sortit un gros livre de son sac à dos et me prit par la main pour que nous allions toutes les deux nous asseoir sur le canapé. 
« Tu sais maman, au collège, on étudie les héros et les héroïnes, maman tu es mon héroïne, tu es une Amazone. » 
Et elle ouvrit le livre pour me montrer mes alter ego. 
Je me rappelai alors avec jubilation l'existence de ces femmes, farouches guerrières qui, pour être plus fortes, s'amputaient volontairement d'un sein.

Depuis, je vis dans la lumière.

Sandrine Gillot