Kalakaua, roi de Hawaii et du… ukulele

L’histoire de Hawaii durant la deuxième moitié du XIXe siècle fut marquée par de profonds bouleversements, dont le moindre ne fut pas la disparition de la royauté. Le dernier souverain, Kalakaua, qui ne régna que douze ans, fit tout ce qu’il put pour donner à son archipel une identité sociale, culturelle et même musicale, et pour cela, c’est à un instrument importé de Madère qu’il fit appel, le « machete », devenu à Honolulu le « ukulele ». Retour sur le règne musical de Sa Majesté Kalakaua…


23 août 1879, tout commence…

Portrait du roi Kalakaua, promoteur infatigable du renouveau culturel hawaiien et du ukulele, qu’il associa aux chants anciens et au hula.
L’histoire du ukulele commence en 1879, sur un quai de Honolulu, lorsque trois passagers bien ordinaires posent pied à terre après de très longues semaines de navigation. A l’époque, le canal de Panama n’était pas encore percé, et trois amis portugais de très modeste condition, parmi des centaines d’autres, étaient en mer depuis plusieurs mois, désireux de tenter leur chance dans des îles du lointain Pacifique, lorsqu’ils arrivèrent enfin à Honolulu, soulagés d’en finir avec une traversée interminable.

Un peu plus tôt en effet, en avril 1879, sur les quais de Funchal, à Madère, des recruteurs faisaient grand bruit pour attirer à eux des chômeurs candidats à l’aventure. Le trois mâts anglais « Ravenscrag » (un clipper de 1 263 tonneaux, 67m de long, capitaine Biggam)  embauchait des ouvriers pour les plantations de canne à sucre du très lointain archipel des Hawaii ; au terme de son escale, le navire quitta son poste d’amarrage le 23 avril 1879, avec à son bord 419 Portugais engagés sous contrat pour ce travail dans les îles.

Une toute petite guitare

Le « Ravenscrag », navire qui permit en 1879 au ukulele de faire son entrée à Hawaii : il devint le « SV Armenia » en 1901, et navigua jusqu’à son échouage sur une rive du Saint-Laurent, au Québec, le 27 août 1907.
Tout devait aller très vite, leur avait-on assuré au port, mais un voilier avance si le vent le pousse et le « Ravenscrag » mit tout de même quatre mois pour parvenir à sa destination finale, après avoir doublé le cap Horn. Ce fut le second arrivage de main d’œuvre portugaise à Hawaii, le premier contingent de Lusitaniens étant arrivé le 30 septembre 1878 à bord du vaisseau allemand « SS Pricilla ».
 
A bord du « Ravenscrag », c’est peu de dire que les Portugais souffrirent le martyre ; ils n’étaient pour la plupart pas des marins et le mal de mer, l’exiguïté, l’entassement, la peur et le froid au sud de la Patagonie engendrèrent stress et tensions. Si bien que lorsque que trois de ces Portugais sentirent enfin la terre ferme sous leurs pieds, ils sortirent de leur baluchon une toute petite guitare, un « machete », et ils se firent un plaisir de donner la sérénade à qui voulait l’entendre : ces trois Portugais se nommaient Manuel Nunes, Augusto Dias et Jose do Espirito Santo.

Le ukulele entre à la cour

La sonorité du « machete » plut d’emblée aux Hawaiiens.  Quatre cordes, du rythme, pas trop de finasseries ; à peine débarqué, l’instrument fut adopté. Par la rue mais aussi à la cour. A la cour justement, le roi Kalakaua (David Laʻamea Kamananakapu Mahinulani Naloiaehuokalani Lumialani Kalākaua de son vrai nom) s’ennuyait ferme dans l’ambiance pesante entretenue par les missionnaires protestants. La culture de son peuple disparaissait à grande vitesse, son peuple lui-même ne résistait pas aux maladies introduites par les nouveaux arrivants, et Kalakaua, grand amateur de musique, cherchait à donner à Hawaii une identité autre que ces pesants « himene » et autres cantiques ennuyeux.

Un de ses plus proches collaborateurs, l’Anglais Edward Purvis, avait lui aussi découvert la petite guitare portugaise et il en était devenu un grand fan, adorant l’écouter mais aussi en jouer. Des notes fraîches et cristallines qui n’étaient pas tombées dans l’oreille d’un sourd en la personne du souverain. Kalakaua se renseigna sur ce petit instrument que l’on ne tarda pas à appeler « ukulele ».  Et décida de l’imposer à la cour. Comme il décida aussi, au grand dam des pasteurs, de réintroduire le hula, les chants et danses anciens.

Hula, lua et ukulele

Pour le souverain, le nationalisme, la fierté d’être Hawaiien et la meilleure manière de poser des limites à l’américanisation de son archipel était de se reposer en grande partie sur la culture, quitte à l’enrichir comme ce fut le cas avec le ukulele. C’est ainsi qu’aux cérémonies de son couronnement (1883), puis à celle de son jubilé (1886, pour ses 50 ans), hula et ukulele  tinrent la vedette. Le roi remit aussi au goût du jour le lua (art martial hawaiien) ainsi que le surf, toutes ces activités ayant été interdites ou placées sous le boisseau par les missionnaires protestants rigoristes.

Kalakaua fut un si fervent admirateur du ukulele qu’il en devint un joueur expérimenté et même un compositeur. Pour être sûr de baigner dans cette ambiance musicale, il créa et finança son propre groupe musical, les « Kalakaua's Singing Boys » (ou « aka King's Singing Boys »), chargés tout simplement de mettre de l’ambiance à la cour, lors des fêtes ; très vite, le groupe en question acquit la réputation de regrouper les meilleurs joueurs de ukulele de l’archipel. Le célèbre écrivain américain Robert Louis Stevenson, lors de son séjour à Hawaii, put ainsi profiter de ces mélodies endiablées.

Un tour du monde de 281 jours

Bien sûr, la vie et le règne de Kalakaua ne peuvent se résumer à son goût pour la fête et la musique. Elu en 1874, lors d’une période très troublée de l’histoire de Hawaii, il succéda à Lunalilo, éphémère souverain (un an de règne) qui avait succédé lui-même au dernier des Kamehameha. Faute d’avoir désigné un successeur au trône, Lunallio laissa son siège vacant et si Kalakaua remporta haut la main, le 12 février 1974, l’élection devant les membres de l’Assemblée législative (39 voix contre 6 à son adversaire), il ne put être couronné qu’à la sauvette, compte tenu des troubles agitant Honolulu  (ce n’est donc qu’en 1883 qu’il put enfin organiser la grande cérémonie de couronnement dont il avait été frustré neuf ans plus tôt).

Passionné de culture, Kalakaua fut le premier souverain hawaiien à effectuer en grande pompe un tour du monde (voyage de 281 jours en 1881), en commençant pas l’Asie où il recruta les premiers travailleurs japonais pour les plantations de canne à sucre. Son étape à Vienne, en Autriche, lui laissa un souvenir impérissable ; on y dansait (la valse), on y chantait, on y jouait une musique divine lors de magnifiques soirées et ce choc culturel  le conforta dans son idée de placer les arts au centre de sa gouvernance.

Une « confédération polynésienne »

Un des dernières photos du roi Kalakaua avant sa mort à San Francisco : il est à bord de l’USS Charleston, en plein Pacifique.
Mais sa plus grande idée politique, qui s’avéra un échec cuisant face aux positions des puissances coloniales (Angleterre, Etats-Unis, France et Allemagne), fut de tenter d’instaurer une confédération des Etats polynésiens, dont Hawaii serait la tête.

Pour ce faire, il tenta de mobiliser les chefs dans différents archipels (dont les Samoa, où il se heurta à une menace de guerre de la part des Allemands qui entendaient bien ne pas perdre la main face à des caciques locaux en quasi rébellion). Pour les monarques et chefs de cette confédération polynésienne, Kalakaua avait même créé l’Ordre royal de l’Etoile de l’Océanie.

Des troubles sérieux et des menaces de coup d’Etat à Hawaii mirent fin à ces rêves de confédération. Pire, Kalakaua fut obligé de signer une nouvelle constitution qui lui enlevait la majeure partie de ses prérogatives. Le roi devint quasiment une potiche aux mains des affairistes américains.

Le 25 novembre 1890, Kalakaua fit voile pour la Californie. Les motifs de son voyage demeuraient flous, mais il ne fait guère de doute qu’il entendait aller plaider sa cause pour un retour à la constitution de 1864 afin de récupérer ses droits. Mais alors âgé de 52 ans, Kalakaua était de santé fragile. Officiellement, il décéda à San Francisco le 20 janvier 1891 à 14h35, victime d’une infection rénale. Sa sœur, Lili’uokalani, qu’il avait désignée comme devant monter sur le trône après lui, succéda à son frère consciente de la faible marge de manœuvre qui était la sienne face aux ambitions américaines.

Liliuokalani, l’ultime «reine ukulele»…

La reine Lili’uokalani succéda à son frère défunt, mais ne put en réalité pas régner ; elle se consola en jouant du ukulele dans sa résidence surveillée et en composant des chansons demeurées populaires.
La dernière souveraine de l’archipel hawaiien, la reine Lili’uokalani, n’est pas restée dans l’histoire de son archipel à cause de la longueur de son règne (moins de deux ans), mais plutôt grâce à ce qu’elle fit après sa destitution par les Américains et sa mise en résidence surveillée : la dernière monarque, qui aimait la musique, composa des chansons et joua du ukulele, instrument que son frère, le roi Kalakaua, avait popularisé et intégré à la culture hawaiienne. Aujourd’hui encore, dans les écoles de ukulele, c’est sur des partitions de Lili’uokalani que beaucoup de jeunes élèves font vibrer les cordes de la petite guitare portugaise…

Un ans, onze mois, dix-neuf jours : le règne de la dernière souveraine de Hawaii fut bref, et si elle passa ensuite près de vingt-cinq ans à revendiquer plus ou moins haut et fort ses droits à remonter sur le trône d’un territoire devenu américain, elle ne joua en réalité aucun rôle politique déterminant tout au long de sa vie.

Dissipons le flou qui entoure l’état civil de cette reine : si elle est passée à la postérité sous le nom de Lili’uokalani (elle était née d’une noble famille le 2 septembre 1838 à Honolulu), son nom de jeune fille fut Lydia Kamaka’eha, également appelée Lydia Kamaka’eha Paki, devenue plus tard Lydia K. Dominis. Elle décéda le 11 novembre 1917 à Honolulu. La royauté hawaiienne disparut définitivement avec elle…

Et nos Portugais ?

Un ukulele de la marque Nunes ; celui-ci est daté de 1916, la fabrique de Manuel Nunes et de ses fils ayant fermé ses portes en 1917.
Après avoir effectué leur temps dans les plantations de canne à sucre de Hawaii, les Portugais qui avaient amené le ukulele à Hawaii pouvaient prétendre rentrer chez eux à Madère, un navire devant les rapatrier. Manuel Nunes, Augusto Dias et José do Espirito Santo retournèrent à Honolulu mais n’embarquèrent jamais. Forts de leurs connaissances et de leur savoir-faire dans le travail du bois, ils montèrent leur petite affaire et en 1889 ils apparaissaient comme «  fabricants de guitares » au registre du commerce de la ville. Compte tenu de l’engouement suscité par le ukulele, et de son utilisation systématique par Kalakaua, le travail ne manquait pas pour les trois hommes. Manuel Nunes fut le plus prospère de nos trois amis, puisque, après l’introduction du ukulele sur le continent américain, il continua la fabrication d’instruments avant que ses fils ne reprennent et ne poursuivent le développement de son affaire.

Vous avez dit « ukulele »

Si la petite guitare de l’archipel de Madère s’appelait le « machete », les Hawaiiens rebaptisèrent cet instrument « ukulele », plusieurs versions (impossibles à vérifier) circulant quant à l’origine de ce mot : L’Anglais Edward Purvis, conseiller du dernier roi de Hawaii, David Kalakaua, avait adopté et fait adopter par la cour le « machete » dont il était un fan. Il en jouait d’ailleurs pour le souverain qui appréciait beaucoup. Très énergique, mais petit de taille, Purvis était surnommé « ukulele », surnom qui passa ainsi à l’instrument. Selon la dernière monarque hawaiienne, la reine Lili’uokalani, le mot ukulele viendrait de uku, cadeau, et lele, traduisible par « qui vint ici » ; autrement dit, « le cadeau qui fut amené ici ». Une autre version assure que lorsque les Hawaiiens virent les doigts des Portugais s’agiter à toute vitesse sur les cordes de leur petite guitare, ils pensèrent à des puces sautant sur des touches, ce qui donna son nom en langue locale à l’instrument.

Rédigé par Daniel Pardon le Jeudi 14 Septembre 2017 à 10:53 | Lu 3780 fois