James Dole, “roi de l’ananas”


Sur ce portrait de James Dole, au sommet de sa puissance et de sa célébrité, on sent un homme de conviction, déterminé à réussir.
PAPEETE, le 7 décembre 2015. Le Pacifique a toujours été un théâtre d’action formidable pour les aventuriers et les entrepreneurs avisés. Polynésien par son peuplement, américain par son histoire moderne, Hawaii a permis bien des réussites individuelles, dont celle que nous vous racontons aujourd’hui : comment un gamin de bonne famille, originaire de la froide Boston, devint “le roi de l’ananas”…

L’aventure humaine et économique que nous évoquons à travers ces lignes plonge ses racines dans le XIXe siècle ; le 16 novembre 1899 en effet, débarque à Honolulu un jeune homme issu d’une famille puritaine de Boston, James Drummond Dole, tout juste 22 ans (il était né le 27/9/1877) ; dans ses bagages, un diplôme en agriculture de la déjà prestigieuse université de Harvard.
Le garçon a un petit pécule sur lui (16 000 dollars assurent les uns, seulement 1 000 certifient d’autres), et surtout une carte majeure dans sa manche : son cousin n’est autre que Sanford Ballard Dole, premier et unique président de la toute jeune et éphémère république de Hawaii, de 1894 à 1898. Celle-ci avait supplanté la royauté hawaïenne traditionnelle (la lignée des Kamehameha) et, dès l’annexion de l’archipel par les Etats-Unis, S. Dole, après avoir assuré la présidence quatre années, devint le premier gouverneur du territoire sous pavillon US (de juin 1900 à novembre 1903).

Ananas et fer blanc

Le petit Dole n’était donc pas n’importe qui, mais ce n’est pas la politique qui l’intéressait : ce qu’il voulait, c’était planter !
Quoi ? Il n’avait pas de préférence et s’essaya à diverses productions : banane, papaye, canne à sucre, etc. Un fruit retint son attention, l’ananas, porteur alors de rêves d’exotisme dans l’imaginaire américain.
Depuis les travaux du Français Nicolas Appert (“l’appertisation”, la conservation des aliments par leur stérilisation dans un contenant hermétique) et l’ouverture de sa première usine de conserves en 1802, on savait fabriquer des boites de conserve en fer blanc. Pour Dole, il n’y avait plus qu’à les remplir… d’ananas !

25 hectares de “Smooth Cayenne”

Des ananas, des boîtes, des bateaux, de la publicité, James Dole en était convaincu, la réussite était à sa portée.
De fait, dès son arrivée à Honolulu, il s’était porté acquéreur de 25 hectares environ de terres dans le centre de Oahu, sur la commune actuelle de Wahiawa ; il y construisit une ferme et fonda une société qu’il baptisa “Hawaiian Pineapple Company”.
Dole choisit une variété d’ananas de grosse taille, Ananas comosus var. Smooth Cayenne, aux feuilles sans piquant. L’histoire a retenu que cette variété avait été introduite dans l’archipel hawaiien par un certain capitaine John Kidwell dans les années 1880 ; celui-ci avait essayé d’acclimater diverses variétés et retint la Smooth Cayenne comme la plus rentable et le mieux adaptée au climat et au sol (même si l’ananas avait été introduit à Hawaii bien plus tôt, dès 1527 selon certains historiens, à la suite du naufrage à Kona d’un galion espagnol).

Du soleil en boîte

Un an après avoir bâti sa ferme et planté ses 25 hectares, Dole passe la vitesse supérieure ; il savait qu’il n’y avait pas de marché pour ses fruits à Hawaii et qu’il devait impérativement les exporter. Il construisit donc, à côté de sa ferme, une petite conserverie pour ses boites de fer blanc si aisément transportables par bateau.
Dole n’est pas le premier à se lancer dans l’aventure de l’ananas, mais il est malin. En 1907, fort du succès de son affaire, il construisit une seconde usine de mise en boîte des fruits à Honolulu Harbour, puis il lança avec audace la toute première campagne de publicité nationale aux Etats-Unis afin de vanter les mérites de ses ananas. Dans tous les journaux, tous les magazines, il fit connaître son fruit exotique, véritable soleil en boîte, avec une devise : “la qualité, la qualité et la qualité”.
La demande explosa. La concurrence fut alors très vive entre Dole, le dernier arrivé, et d’autres planteurs ; le point faible de l’ananas résidait dans sa préparation : une fois cueilli, il faut lui couper la tête, le peler et évider le cœur, pas assez tendre. Un travail qui nécessitait une main d’œuvre très importante. Les Asiatiques, importés en masse, fournissaient ces petites mains dont Dole et ses concurrents avaient besoin, mais même peu payés, ils coûtaient cher et n’allaient pas très vite.

Le miracle de la “Ginaca”

C’est alors que Dole va avoir le coup de chance de sa vie. En 1911, il encourage les recherches de Henry Gabriel Ginana (1876-1918), un ingénieur d’origine italienne qui met au point une machine révolutionnaire, la “Ginaca” : elle étête, pèle, évide et coupe en rondelles les ananas : les premiers modèles traitent 35 fruits à la minute, puis bientôt une centaine et plus... La machine Ginaca révolutionne l’industrie de la mise en boite de l’ananas et c’est Dole qui est en première ligne pour en profiter ; fort de sa productivité, il baisse ses coûts, rachète à bas prix ses concurrents qui ne peuvent pas lutter et devient très vite leader sur le marché.

Ginaca ne vivra pas longtemps pour profiter des royalties de son invention, puisqu’il sera emporté en 1918 par la terrible épidémie de grippe espagnole, mais James Dole, lui, saura en tirer tout le profit possible. Tant et tant d’ailleurs qu’il réussit à convaincre sa famille, la branche hawaiienne comme la branche du Massachusetts, d’investir en grand dans sa société, ce qui lui permit d’acheter l’île de Lanai, en entier, en 1922, puis de vastes surfaces à Maui ! Il dirigeait alors une plantation d’ananas qui couvrait l’incroyable superficie de 80 km2, produisant à lui seul plus de 75 % des ananas cultivés dans le monde.
James Dole, le diplômé de Boston, était bel et bien devenu, à Hawaii, l’incontestable et incontesté “roi de l’ananas”...

Photos : DP et DR/Archives Dole

Avec l’achat de l’île de Lanai, Dole s’offrit 80 km2 d’ananas et plus de 75 % de la production mondiale !

Le drame aérien de 1927

En 1927, le monde moderne a les yeux tournés vers le ciel. C’est là-haut que se passent les choses les plus extraordinaires. Si l’aviation avait montré son utilité durant la première guerre mondiale, sur de courtes distances, l’époque est aux grandes traversées et l’exploit de Charles Lindberg le 20 et 21 mai 1927 (la trans-Atlantique) ne laisse pas James Dole indifférent. Les ananas en boîte sur le marché mondial, c’est bien, mais des ananas frais sur la côte ouest des Etats-unis, ce serait encore mieux ; et ce ne serait possible que grâce à l’aviation. Dole lance alors, en août 1927, le Dole Air Race, également appelé Dole Derby. Il s’agit, pour les téméraires aviateurs de l’époque, de relier Oakland, en Californie, à Honolulu, d’une seule traite, soit 3 870 kilomètres.

Au premier, Dole remettra 25 000 dollars, au second 10 000 dollars.

Trois crashs eurent lieu pendant les épreuves de sélection (faisant trois victimes) ; la course en elle-même, mettant en lice finalement huit appareils, fut une terrible épopée, tragique pour sept pilotes et navigateurs : il y eut, en effet, un premier, un second, mais pas de troisième. Aucun autre appareil que les deux premiers ne parvint à Honolulu ; le Dole Derby coûta, au final, la vie à dix hommes.

La compétition était d’autant plus vaine que plus d’un mois avant que Dole ne l’organise, deux pilotes avaient relié, dès juin 1927, la Californie à Hawaii, à bord d’un Atlantic Fokker C-2 (en 25 heures et 50 minutes). En juillet, un autre équipage réitéra cet exploit, prouvant que la liaison aérienne était possible (mais Dole refusa de leur verser ses prix, arguant qu’ils ne s’étaient pas posés à Honolulu).

Le 12 août 1927, c’est donc l’équipage du “Woolaroc”, un Travel Air 5 000, NX 869, piloté par Arthur C. Goebel et William V. Travis Jr. qui se posa le premier à Honolulu, au terme d’un épuisant voyage de 26 heures et 17 minutes.

Bien entendu, il fallut attendre quelques années encore pour que les appareils desservant cette ligne puisse transporter un nombre important de passagers et du fret (dont des ananas). Entre-temps, les bateaux étaient devenus si fiables que des bananes et des ananas pouvaient être transportés au frais dans leurs cales et arriver en début de maturité en Californie. Les dix morts du Dole Derby furent donc parfaitement inutiles…

La grande dépression

Des kilomètres carrés de plantation, une usine gigantesque à Honolulu (pour remplacer la petite unité de mise en boite des ananas à Wahiawa), des milliers d’employés, un transport coûteux et un prix de l’ananas toujours à la baisse à cause du développement de sa culture dans d’autres pays (Amérique centrale notamment) : les affaires de Dole, après le drame de 1927 (voir encadré) se gâtèrent. En 1929, la crise financière mit à terre l’économie américaine ; la demande en ananas chuta considérablement ; or, pour produire un fruit, il faut deux ans de travail. La machine Dole était énorme, mais peu souple, en tous les cas incapable de s’adapter à la conjoncture.

En 1932, face aux pertes du groupe, James Dole était débarqué du poste de directeur général de la compagnie ; le capital de celle-ci s’ouvrit à d’autres investisseurs, dont la société hawaiienne Castle & Cooke (créée en 1851). Elle prit 21 % des parts, puis le contrôle complet de la firme en 1960 (la “Hawaiian Pineapple Company” fut alors rebaptisée “Dole Food Company Inc.”).

Aujourd’hui, la marque Dole est celle de la première multinationale productrice de fruits et de légumes dans le monde, présente dans d’innombrables pays, en Asie comme en Amérique.

Quant à James Dole, il travailla jusqu’en 1948, avant de se retirer et de profiter dix ans d’une confortable retraite. Il décéda en 1958 à l’âge de 80 ans, victime d’une crise cardiaque. Il a trouvé le repos éternel sur l’île de Maui, au cimetière proche de Makawao.
James Dole dans un de ses champs d’ananas à Hawaii.

Gros plan sur le “roi des fruits”, la variété Smooth Cayenne de Ananas comosus, la plus cultivée au monde.
Le “Smooth Cayenne”

Ananas comosus
Famille : Broméliacées
Nom tahitien : painapo
Origine : Amérique du Sud, Brésil

Si la variété “Smooth Cayenne” est la seule cultivée à Hawaii à grande échelle, on en trouve (encore rarement, mais de plus en plus régulièrement) sur les marchés (à Papeete le dimanche matin, par exemple) ; ces fruits sont très beaux et très gros, vert jaune à orange, plus juteux encore que la variété cultivée en Polynésie française, la “Queen Tahiti”. Ils sont vendus comme des “ananas de Hawaii”, et sont une variété sans épines de Ananas comosus.

En plus d’être très juteux par rapport aux “Queen Tahiti”, les Smooth Cayenne sont surtout plus faciles à manipuler compte tenu de la douceur de leurs feuilles lisses et de leur enveloppe externe. En revanche, leur chair a, peut-être, un peu moins de goût que celle de la variété “Queen Tahiti”. Encore que…
Très désaltérant, délicieux, le “Smooth Cayenne” est un hôte de choix dans un jardin, puisque sa touffe de feuilles gris vert est très esthétique et qu’elle ne pique pas le moins du monde.

A propos de l’ananas

- L’ananas n’est pas un fruit, mais un polyfruit, fait de la soudure entre eux de tous les fruits (soixante à deux cents) correspondant à chaque petite fleur bleue éphémère apparaissant sur la hampe florale, avant fructification. Chaque “écaille” de l’ananas correspond à un fruit.
- Si le capitaine Bligh (celui de la mutinerie de la “H.M.S. Bounty” en 1789) a introduit l’ananas à Tahiti en 1792, c’est Christophe Colomb qui le découvrit en Guadeloupe, en 1493, et qui le ramena en Europe, d’où il fut ensuite répandu dans toute la ceinture tropicale.
- Aucun ananas -ou presque- ne contient de graines. Ils se multiplient par leurs rejets et leur couronne.
- L’ananas requin est le seul à contenir des graines, dans les pays d’Amérique du Sud où volent des petits colibris qui en sont les pollinisateurs naturels.
- Philippines et Thaïlande sont les plus gros producteurs d’ananas, loin devant Hawaii (la fameuse plantation Dole, à Oahu, reçoit un million de visiteurs par an).
- Quand elles ne sont pas épineuses, les feuilles des ananas servent de fourrage pour le bétail.
- La variété “Smooth Cayenne” (celle de Hawaii) est très utilisée pour les conserves, la variété “Queen” beaucoup moins.
- L’ananas a été qualifié de roi des fruits car il arbore une couronne, surnom dû à Jean-Baptiste Du Tertre, religieux (dominicain) et botaniste (1610-1687), historien des Antilles.
- Un ananas demande quatorze à vingt mois entre la plantation du rejet et la récolte. Le même plan fructifie généralement deux, voire trois fois : une première fois après vingt mois et une seconde fois quinze mois plus tard.
- L’ananas ne fait pas maigrir et ne détruit pas la cellulite ; en revanche, l’un de ses composés, la broméline, facilite la digestion (comme la papaïne) et, accessoirement, le drainage. Ce fruit est également riche en vitamine C et en manganèse. Comme la fraise, il peut provoquer de l’urticaire chez certaines personnes (qui doivent alors cesser d’en consommer).
- Petites ulcérations de la bouche, sans danger mais parfois très douloureuses, les aphtes ne sont ni infectieux ni contagieux. Si nous évoquons ces maux de bouche, c’est parce que l’ananas est réputé, à juste titre, en provoquer chez les personnes sensibles (tout comme les noix et le gruyère). Et l’on ne peut pas faire grand-chose contre…
Lisse, sans piquant, le “Smooth Cayenne” fut la deuxième richesse de l’archipel hawaiien, au temps de la splendeur de James Dole.

Au centre de l’île de Oahu, un million de touristes visitent chaque année la Dole Plantation, une reconstitution très commerciale de ce que fut une vraie plantation (avec un petit train et le plus grand labyrinthe végétal du monde).

Rédigé par Daniel Pardon le Lundi 7 Décembre 2015 à 10:36 | Lu 1865 fois