Jacques Vernaudon : “Le CEP a accéléré la francisation de la Polynésie”


Tahiti, le 27 mai 2022- Les campagnes d'essais nucléaires menées par la France en Polynésie ont aussi eu des retombées en termes linguistiques, défavorables à la transmission des langues polynésiennes. C'était en substance le sens de la communication donnée par Jacques Vernaudon, maître de conférence en linguistique polynésienne, au cours du colloque organisée par l'UPF au début du mois. Au cours d'un entretien, le linguiste explique comment l'installation du CEP a créé les conditions pour matérialiser une volonté de la France d'imposer le français sur le territoire polynésien qui n'était jusque-là pas vraiment suivi d'effets.
 
Comment était la situation des langues à Tahiti avant l'arrivée du CEP ? La France n'avait pas imposé le français, comme elle l'avait fait ailleurs ?

“En réalité, dès le début de la colonisation, il y a eu une volonté claire de la puissance coloniale de diffuser la langue française, de “franciser” Tahiti. Les administrés, après l'annexion, allaient obtenir la citoyenneté, il fallait absolument qu'ils parlent français. Mais, dans un premier temps, le colonisateur n'avait pas vraiment les moyens de le faire.

L'école aurait dû être un instrument principal de cette francisation. Comme c'était le cas en France même, où la francisation par l'école avec interdiction, pour les élèves, d'utiliser les langues régionales, avait été mise en place dès la Révolution pour étouffer les langues autochtones et imposer le français. Mais, en Polynésie au temps des Établissements français d'Océanie (EFO), et jusque dans la première moitié du 20e siècle, il y avait une différence entre les écoles primaires de la capitale, Papeete, où l’enseignement suivait les programmes métropolitains, et les écoles de districts de Tahiti, où un enseignement rudimentaire était dispensé souvent dans la langue maternelle des élèves, par des maîtres peu formés. Les premières écoles étaient celles des missions, en particulier des missionnaires protestants. Ils ont alphabétisé massivement la population polynésienne, mais ils l'ont fait en tahitien.”

Les langues polynésiennes sont utilisées dans les écoles ?

“On a longtemps monté en épingle l'interdiction qui aurait été faite pendant les EFO aux élèves de parler tahitien, dans la classe comme dans la cour, mais, en fait, le seul document qu'on possède concerne l'école des Sœurs de Cluny, à Papeete. Ce n'est pas un arrêté général qui s'étend à tous les EFO. Ailleurs, il n'y avait pas d'équivalent de cette interdiction. Il ne pouvait pas y en avoir, puisque dans de nombreuses classes de districts, les maîtres parlaient à peine le français. En 1922, l'inspecteur Revel, après avoir visité les districts de Tahiti, rapportait qu'à part dans une classe à Paea tenue par un couple de métropolitains, le français était “en déclin” en Tahiti, les élèves ne savaient que quelques mots de français. Ce n'était pas un déclin, c'était plutôt une absence quasi-totale du français.
De plus, pour la majorité de la population, il n'y avait pas d'enjeu réel à maîtriser le français. Il n'y avait quasiment pas de salariat, une petite fonction publique dont les postes étaient occupés principalement par des métropolitains ou des métis. Le poids économique du français était très faible sur le marché des langues. En toute logique, les parents étaient assez indifférents au fait que leurs enfants apprennent le français. La réussite scolaire n'était pas un enjeu essentiel, puisque les quelques rares postes salariés leur étaient inaccessibles.

Avant le CEP, on avait donc déjà un discours velléitaire de francisation de la part du colonisateur, mais dont la portée réelle est longtemps restée très faible. À part, peut-être à Papeete, où habitaient les marchands, les militaires et les fonctionnaires. En 1962, au moment du recensement, seul 40% de la population polynésienne déclarait savoir lire et écrire en français, alors que 80% déclarait savoir lire et écrire en tahitien. L'alphabétisation avait bien fonctionné, en tahitien.”
 

Abécédaire en tahitien, utilisé par la London Missionary Society, "E parau haapii e faahohoahia ra ei tauturu i te tamarii i te haapii i te parau", Raiatea, 1879. Crédits: Jacques Vernaudon
L'installation du CEP a-t-elle modifié ce “marché des langues” ou les moyens mis par la puissance dominante ?

“Les deux. Au moment de l'implantation du CEP, ce qui était un peu une sorte de fantasme du colonisateur, la francisation, va finir par aboutir. Le CEP a provoqué une transformation socio-économique majeure de la société, où tout à coup pour les familles, le français est devenu un enjeu économique fort. On a vu alors une explosion du salariat, de la fonction publique. Même pour une femme de ménage qui travaillerait chez des généraux, le français était absolument nécessaire. Les familles ont vite identifié la langue française comme clé d'accession à ces postes. Au sein des familles, on se met à parler français à ses enfants, avec l'idée de leur donner cette clé. Quand ils connaissaient un petit peu de français, les parents s'efforçaient de transmettre ce français, même imparfait, même peu maîtrisé. Le “français local”, fortement marqué par l'influence du tahitien, s'est sûrement cristallisé à ce moment-là.

Le contexte scolaire évolue également. Dès l'après-guerre, il y avait aussi une volonté de rattrapage par rapport aux standards nationaux. En termes d'équipement, de formation des enseignants, il y avait un écart évident. L'enseignement s'arrêtait en troisième. Avant l'ouverture du lycée en 1960, on ne pouvait pas passer le baccalauréat à Tahiti.

À cette densification du système éducatif coïncidait donc l'attente sociale des parents, qui voulaient que leurs enfants apprennent le français. Dans ce modèle-là, il n'y a paradoxalement pas de place pour les langues polynésiennes. Je dis paradoxalement, parce qu'en France, en 1951, est votée la loi Deixonne qui autorise l'enseignement des langues régionales. On aurait pu penser que la Polynésie en bénéficie immédiatement. Mais cette loi n'est pas étendue à la Polynésie.”
 
Il y a donc eu une interdiction formelle de parler le tahitien à l'école ?

“Je n'ai pas trouvé de texte de loi portant formellement cette interdiction. Cependant, on a beaucoup de témoignages, trop précis et concomitants pour remettre en cause l'interdiction assez généralisée du tahitien à l'école à partir des années 1960. Henri Lavondès, dans les années 1970, témoigne aussi de cette interdiction du tahitien dans les classes et les cours de récréations, mais il ne cite pas un arrêté du gouverneur, ou d'un vice-recteur… Peut-être que ça existe, mais je n'en ai pas connaissance.

On retrouve aussi en Polynésie des témoignages très homogènes sur des pratiques de punitions scolaires pour stigmatiser les langues autochtones qui existaient déjà ailleurs, avant, dans les colonies comme dans l'hexagone. En France, au même moment, cette politique de stigmatisation, qui avait été aussi mise en place pour étouffer les langues régionales de l'Hexagone, avait globalement disparu.”

Entrée principale du camp du CEP à Arue, vers 1960. Fonds photographique de la Mairie d'Arue.
Du côté de l’État, les essais nucléaires poussent à accélérer l'assimilation linguistique de la Polynésie ?

“En effet, si le CEP n'est pas le point de départ d'une politique de francisation de la population polynésienne, il va permettre de concrétiser cette velléité. Il fallait déployer une politique linguistique d'exception. C'était un enjeu majeur de la volonté d'arrimer la Polynésie à la France, en raison des essais nucléaires. Et il y avait urgence à le faire, car les tentatives précédentes de diffusion de la langue française sur le territoire n'avaient pas eu les effets escomptés.

Alain Peyrefitte, alors porte-parole du gouvernement rapporte que de Gaulle, en 1964, lui aurait confié : “La Polynésie, c’est 70 000 habitants. Le développement, l’information, la scolarisation, la pratique du français doivent être le corollaire de l’installation du Centre et demeurer après lui […]. Il faut que les Polynésiens vivent en français, avec des nouvelles de Polynésie, de métropole et du monde en français. Il faut qu’ils baignent dans la France. C’est un cadeau que nous leur devons avant (il insiste) les campagnes de tirs“. Même sans texte de loi, la volonté assimilationniste du gouvernement français ne peut faire aucun doute.”
 
On comprend la volonté des parents que leur enfant parle français, mais pourquoi arrêter de transmettre le tahitien ?

“Pour les parents qui mettent en place à la maison cette sorte de politique linguistique familiale, les deux langues paraissent en compétition. Il n'y a pas d'idée d'un quelconque bilinguisme. Ils n'ont pas forcément inventé cela. En interdisant le tahitien, l'école diffusait cette idéologie monolingue, cette fausse idée qu'il n'y aurait pas, dans la tête de l'enfant, de la place pour les deux langues.

Du coup, les enfants se sont retrouvés exclus de la langue polynésienne familiale qui est devenue une langue d'adulte. Entre adulte on parle, par exemple, tahitien, mais aux enfants on ne leur parle que français. Les enfants développent quand même des connaissances de la langue tahitienne, mais des connaissances “passives” ; ils sont capables de la comprendre, dans une certaine mesure, mais pas de la parler. Quand ils sont devenus parents à leur tour, ils ne pouvaient plus la transmettre à leurs enfants.”

Travaux de construction du camp du CEP à Arue. Sur les chantiers du CEP, c'est le tahitien qui servait de langue commune aux travailleurs issus de différents archipels. Fonds photographique de la Mairie d'Arue.
Au moment de l'installation du CEP, quelle était la place du tahitien dans la société ?

“Dès le 19e siècle, le tahitien, qui était la langue choisie par les missionnaires pour évangéliser la région, avait pris une place prépondérante dans l'ensemble de la société polynésienne. La première traduction de la bible, c'est en tahitien. C'est la langue qui a servi à l'alphabétisation de la population, y compris aux Australes et aux Tuamotu. Le tahitien commence à être utilisé bien au-delà de son aire d'origine. Les travailleurs de Makatea, issus de différents archipels, utilisaient le tahitien pour échanger entre eux, quand bien même ce n'était pas leur langue maternelle. Le tahitien est donc devenu une langue véhiculaire, avant même le CEP, qui va accentuer ce processus.

Les grands chantiers du CEP vont provoquer une forte immigration interne vers Tahiti, et c'est le tahitien qui va servir de langue véhiculaire, à nouveau. On a plusieurs témoignages de ce processus, dans les années 60-70. Tous convergent vers une grande vitalité du tahitien à l'époque, mais uniquement chez les adultes qui parlent préférentiellement tahitien entre eux, plutôt qu'en français. Radio Tahiti émet en tahitien, également. Quand les informations sont en tahitien, tout le monde est agglutiné au transistor, mais dès que ça passe au français, on éteint la radio.

Donc, on a, au début du CEP, dans les années 1960-70, un paradoxe : les adultes utilisent de plus en plus le tahitien, mais leurs enfants n'ont plus les compétences pour le faire, parce que quand les adultes s'adressent à leurs enfants, ils le font en français. On a donc un double mouvement contradictoire de véhicularisation du tahitien d'un côté et d'arrêt de sa transmission intergénérationnelle de l'autre.”
 
Est-ce qu'il y a eu chez la population, une conscience de cette perte de vitalité de la langue ? Une forme de refus ?

“La conscience de la perte viendra plus tard, à l'échelle de la population. Elle est d'abord masquée par le développement économique et l'apparente bonne santé du tahitien. A mon sens, c'est surtout la génération suivante qui commencera à faire le constat de l'ampleur culturelle et identitaire de la perte de la transmission des langues polynésiennes, le tahitien en premier lieu, mais les autres langues également.

En revanche, on trouve très rapidement des discours sur le fait que cette école très francisée et francisante n'est pas adaptée aux enfants polynésiens, qui se retrouvent déracinés. Le discours de l'époque, c'est de dire que les enfants ne réussissent pas parce qu'on ne les accueille pas dans leur langue maternelle, avec l'idée que les langues polynésiennes sont bien encore les langues maternelles des enfants à ce moment-là. C'est un discours qu'on entend encore aujourd'hui, alors que les enfants, maintenant, n'ont plus une langue polynésienne comme langue maternelle. Leur première langue, c'est souvent le français local, sauf pour une petite minorité.”

l'équipe de radio tahiti, 1960. " Quand les informations sont en tahitien, tout le monde est agglutiné au transistor, mais dès que ça passe au français, on éteint la radio". Crédit: Fonds photographique Alain Mottet
Et du côté de l’État, est-ce qu'il y a eu une prise de conscience des dégâts causés par cette assimilation au pas de charge ?

“Très vite, les représentants de l'État français sur place se rendent compte que le discours strictement assimilationniste provoque de la résistance. S'opère alors un changement dans le discours de l'État. En 1965, le gouverneur de l'époque, Jean Sicurani, prononce un discours qui explicite l'idée qu'il faut construire une “double culture” en Polynésie française. Il s’agissait entre autres de trouver une réponse politique face au succès de Pouvana'a a Oopa, qui était reconnu pour ses qualités d'orateur, en tahitien.

D'une certaine manière, on est aujourd'hui dans l'héritage de ce discours de la “double culture”. Mais comme pour la francisation au début de la colonisation, ce discours velléitaire ne s’est réalisé que modestement dans les faits pour le moment. Les mesures prises, comme la création de l’Académie tahitienne, l’introduction du tahitien à l’école ou la création d’une filière universitaire et d’un Capes Tahitien-Français, sont importantes, mais elles n’ont pas suffi à interrompre le recul du tahitien dans la transmission entre générations. L’enseignement du tahitien à l’école primaire, avec seulement 2h30 par semaine qui ne sont même pas effectives partout, est insuffisant pour construire du bilinguisme. Pour qu’il y ait du bilinguisme, il faut que les deux langues soient utilisées comme langues d’enseignement. On peut se réjouir des efforts déployés dans ce sens depuis les années 2000, et depuis deux ans, de l'ouverture de classes à parité horaire.”
 
Qu'est-ce qui a réellement changé depuis cette époque ?

“La situation des langues polynésiennes aujourd'hui est le prolongement de cette histoire. Il y a cependant aujourd'hui chez les Polynésiens cette conscience de la perte qu'il n'y avait pas avant.

Certains parents qui, à l'époque, s'adressaient à leurs enfants en français et qui sont devenus grands-parents aujourd'hui, s'adressent désormais à leurs petits-enfants en tahitien. Cette prise de conscience a pris de l'ampleur à partir des années 2000, qui ont vu se mettre en place des événements comme les représentations de 'ōrero. Les langues polynésiennes sont redevenues des langues pour les enfants aussi. Les gens ont pu remarquer que les enfants sont capables de parler plusieurs langues, contrairement à ce qu'affirme le discours monolingue. On prend conscience que le vrai bilinguisme, c'est possible et c'est souhaitable.”
 
Propos recueillis par Antoine Launey
 
 

Rédigé par Antoine Launey le Mardi 31 Mai 2022 à 18:47 | Lu 2867 fois