Le plupart l’appellent Jack, d’autres Jackie, certains même John voire Jack John... Pas de doute en revanche sur son nom de famille, Renton embarqué gamin sur des navires de commerce comme tant d’Ecossais pauvres et sans travail au milieu du XIXe siècle.
« Shangaiisé » à San Francisco
En effet, être « shangaiisé » ne signifiait pas se retrouver à bord d’un navire avec le même statut que le reste de l’équipage. Les victimes de cette pratique ne recevaient aucune rémunération, étaient considérés comme des esclaves et subissaient les pires mauvais traitements.
A l’époque, Jack n’avait que vingt ans et l’on imagine que le traumatisme fut immense pour lui et ses quatre camarades. Aussi se résolurent-ils à prendre la poudre d’escampette à la première occasion. Ils savaient qu’à chaque arrivée dans un port, ils étaient consignés à bord et mis aux fers ; il leur fallait donc s’échapper en pleine mer, ce qu’ils réussirent à faire par une nuit noire, en dérobant une chaloupe non pontée, munie d’une paire de rames.
Quarante jours de dérive sur 2 000 miles
Commença alors pour les fugitifs une longue errance qui s’avéra fatale pour trois d’entre eux. La faim et la soif les tenaillaient et ce ne sont pas les pluies qui pouvaient remplir leurs estomacs. La longue et mortelle dérive dura quarante jours, sur deux mille miles nautiques, sans aucun repère, jusqu’à ce qu’un matin, une côte se dessine à l’horizon. Sans doute était-ce le pire endroit où les deux survivants pouvaient arriver puisque les îles Salomon, c’étaient elles qui se présentaient à eux, avaient à juste tire la plus mauvaise des réputations, peuplées de guerriers redoutables et qui plus est cannibales pour beaucoup d’entre eux.
A terre, deux tribus voisines et rivales avaient repéré la barcasse à la dérive. Le compagnon de Jack, parvenu à terre, fut capturé par l’une d’elles et massacré sur place à coup de casse-tête. Le hasard voulut que l’autre tribu s’empare de Jack Renton, une tribu qui connaissait les hommes blancs pour en avoir déjà détenu un. Le chef Kabou savait qu’il n’avait rien à craindre d’un naufragé isolé ; ce dernier ne pouvait que lui être utile, ayant plus de valeur vivant que mort.
Adopté par les « Salt Water People »
Sulufou était une petite île artificielle au large de l’île de Mana’oba (extrême nord du lagon de Malaita), sur laquelle les Salt Water People s’étaient installés depuis cinq siècles au moins, non sans peine, pour échapper aux moustiques qui, sur l’île même de Malaita, étaient les implacables vecteurs du paludisme, entre autres.
D’abord considéré comme une curiosité, Jack montra de suite qu’il entendait bien faire pleinement partie de la tribu, en partageant avec ses hôtes le peu qu’il savait : réparer des filets, pêcher, jardiner, manœuvrer des voiles... Toutes choses qu’il avait commencé à apprendre dès son plus jeune âge lorsqu’il vivait dans l’archipel des Orkney, à l’extrême nord de l’Ecosse. En bon Orcadien, il était résistant, débrouillard, travailleur et au final, non seulement le chef se félicita de l’avoir épargné mais il en fit même son fils adoptif, le protégeant des jeunes guerriers lui cherchant parfois querelle. Il fit en sorte que Renton puisse également apprendre le dialecte local afin qu’il soit à même d’asseoir son autorité sur ses nouveaux compagnons.
Ce renfort était d’autant plus le bienvenu sur Sulufou que la tribu était en guerre permanente avec d’autres clans vivant à terre et pratiquant le cannibalisme. Entre indigènes, on ne s’aimait guère, on se volait des femmes et surtout, outre déguster ses ennemis, on chassait les têtes, considérées comme des trophées.
Sa tête de Blanc mise à prix
L’Ecossais, au fil du temps, était devenu un coupeur de têtes comme les autres, si réputé que toute la région le connut très vite à cause de sa couleur de peau et de son habileté au combat. Conséquence, sa tête fut mise à prix, un prix très élevé qui l’obligeait, lorsqu’il se rendait à terre, notamment pour se baigner dans une cascade, à toujours bénéficier de la protection d’un garde du corps. L’homme blanc aurait assuré la gloire de celui qui aurait ramené sa tête...
Année après année, Renton devint un héros local dont la renommée dépassa très largement le seul coin de Malaita où se trouvait la petite île de Sulufou. L’Orcadien aurait pu y passer le restant de sa vie si par bonheur pour lui, du moins le pensons-nous, il ne vit un matin un navire à l’ancre, le Bobtail Nag, non loin de son île. C’était en août 1871. Kabou et sa troupe étaient sur le pied de guerre car ils savaient parfaitement à qui ils avaient affaire : le bateau pratiquait le blackbirding, enlevant des indigènes pour les emmener dans les plantations de Fidji ou du Queensland. Les contrats de travail étaient des faux et les malheureux qui montaient à bord attirés par des promesses de cadeaux étaient tout bonnement réduits en esclavage.
« S’il vous plaît, emmenez-moi »
Kabou joua le jeu et fit transmettre le message qu’il ne pouvait bien évidemment pas lui-même comprendre. Coup de chance, le capitaine du bateau, un dénommé Murray, était lui aussi Ecossais. Le contact fut établi rapidement et il fut convenu que Renton pourrait repartir à bord du navire sachant qu’il promit alors à sa tribu de revenir avec beaucoup de matériaux et de marchandises pour aider ceux qui étaient devenus ses compagnons à améliorer leurs rudes conditions de vie.
Evidemment, à peine arrivé en Australie, il y fut accueilli en héros par une presse toujours friande de ce genre d’histoires. Il restait à Renton à parachever sa légende. Il retourna en Grande-Bretagne et fut reçu triomphalement à Stromness, sa bourgade natale où son père, qui le croyait toujours marin à bord de différents navires, avait fait des recherches pour avoir des nouvelles de son fils, loin de se douter qu’il était devenu chasseur de têtes aux antipodes...
Décapité aux Nouvelles-Hébrides
Les autorités britanniques, notamment celles qui géraient le tout nouvel Etat du Queensland (créé le 10 décembre 1859), étaient à l’époque horrifiées par le trafic d’esclaves organisé par les blackbirders qui mentaient aux indigènes pour les enrôler. Renton parlait un dialecte salomonais et à ce titre, il fut recruté pour travailler à bord de ces navires, contrôler la légalité des embauches et expliquer aux indigènes quelle était la nature exacte des propositions qui leur étaient faites pour venir travailler dans les plantations du Queensland.
En 1878, à bord d’un navire faisant route vers l’Australie, le Mystery, Renton et un de ses compagnons profitèrent d’une brève escale à Aoba, aux Nouvelles-Hébrides, pour se rendre à terre. Ils avaient pour but de revenir avec de l’eau fraîche pour le reste de la traversée, mais leur absence s’éternisa. Le capitaine envoya à terre une petite troupe de marins pour retrouver les deux hommes et les ramener à bord. Ils furent effectivement retrouvés, mais tous les deux morts.
Ironie macabre, seuls les corps gisaient au sol ; les têtes avaient été coupées et emportées.
Ainsi finit à trente ans à peine, Jack John Renton, l’Ecossais coupeur de tête de Sulufou.
Un héros à Malaita
Les habitants de Malaita gardent toujours le souvenir de Jack Renton et d’ailleurs sa hutte (sans doute refaite depuis 1878...) et certains de ses outils sont pieusement conservés.
Un réalisateur de documentaires, Nigel Randell, s’est rendu à de très nombreuses reprises sur place pour recueillir les différents récits concernant Renton que les tribus se racontent toujours, chacune ayant évidemment une version un peu différente de sa voisine.
La lance de Jack est exposée dans une collection de l’archipel d’Orkney tandis que l’un de ses trophées, un collier de soixante-quatre dents humaines, est exposé au National Museum of Scotland.
Lorsque les habitants de Sulufou apprirent les circonstances de la mort de leur héros, ils demandèrent à être emmenés aux Nouvelles-Hébrides pour le venger, vœu resté sans suite on s’en doute !
À lire
-« The White Headhunter : The Story of a 19-Century Sailor Who Survived a South Seas Heart of Darkness », par Nigel Randell, 2003.
-« White Headhunter » par Hector Holthouse (1988)
-« The adventures of John Renton », par J.G. Marwick, 1935.