Interview: Les ambitions du Groupe Grey au fenua


Frederick Grey, directeur du Grey Investment Group. Il passe sa vie entre Tahiti (où il élève sa fille de quatre ans), les Samoa (où vit sa famille) et la Nouvelle-Zélande (le cœur économique de son entreprise). Nous l'avons rencontré au Sofitel Tahiti Ia Ora Beach Resort pour un long entretien sur ses projets concernant la Polynésie
PAPEETE, le 19 Décembre 2018- Dans un entretien accordé à Tahiti Infos, Frederick Grey, le président du groupe Grey Investment, fait le point sur ses projets en Polynésie française et sur la stratégie de développement du groupe à travers tout le Pacifique. Pour un milliardaire responsable d'un des groupes hôteliers les plus importants du Pacifique, ses réponses étaient particulièrement limpides et directes. Nous avons divisé cette interview en trois sections : les six hôtels polynésiens du groupe ; l'agence de voyage Tahiti Nui Travel ; enfin le projet Village Tahitien et l'opportunité d'y créer un casino.


Six hôtels en Polynésie

L' Hawaiki, dernière acquisition du groupe Grey en Polynésie qui porte à 6 le nombre d'hôtel rachetés par l'homme d'affaire, pour un montant total de 40 Millions de dollars
Depuis 2012, le Grey Investment Group a acheté six hôtels en Polynésie, le Méridien Tahiti, le Ia Ora de Moorea, le Sofitel Marara et le Sofitel Private Island à Bora Bora, le Manava Beach Resort Moorea et le Hawaiki Nui de Raiatea. Pourquoi acheter autant d'hôtels ?

"C'est la nouvelle stratégie du groupe, qui a commencé par la réalisation du changement climatique, ce qu'il se passe avec l'environnement. En 2009, nous avons eu un tsunami aux Samoa, sur la côte sud. En 2009, le tourisme était en plein boom aux Samoa, mais un seul événement de ce type a provoqué une chute du marché. On a réalisé qu'on ne peut pas dépendre d'un seul pays.

J'ai donc discuté avec mon père, qui était encore en vie à l'époque, sur l'opportunité de nous développer aux Vanuatu, aux Cook ou aux Fidji. Et nous étions à deux doigts d'acheter des hôtels aux Vanuatu, quand je suis venu en Polynésie pour des vacances et, par chance, j'ai appris que le Méridien était à vendre. Donc nous avons acheté le Méridien. Du coup, nous avions une base à Tahiti pour nous étendre et accomplir cette stratégie de diversification. Mais même à Tahiti le risque est très élevé. Si demain il y a une nouvelle crise financière, le marché va s'effondrer et nous aurons six hôtels vides ! Donc, la stratégie du groupe ce n'est pas de tout mettre aux Samoa ou de tout mettre à Tahiti, nous avons aussi beaucoup de propriétés immobilières en Nouvelle-Zélande. Et l'argent que nous avons reçu de la vente de notre hôtel [le Aggie Grey's Hotel and Bungalows à Apia, NDLR], nous en avons beaucoup investi dans des propriétés commerciales en Nouvelle-Zélande. Nous allons aussi utiliser une partie de cet argent pour développer et remettre à neuf nos hôtels ici, en Polynésie, en particulier les deux Sofitel de Bora Bora.

Donc voilà notre stratégie en résumé : ne pas se concentrer sur Tahiti, les Samoa ou même la Nouvelle-Zélande. Aujourd'hui, nous examinons des opportunités d'investissement aux îles Cook et nous sommes sur le point de trouver un accord avec le fonds de pension fidjien, qui est le plus grand propriétaire d'hôtels aux Fidji, pour développer des casinos à Nadi. Donc nous voulons construire sur notre expertise dans les hôtels, les casinos, l'industrie manufacturière, la restauration, la restauration pour les compagnies aériennes... Le portfolio du groupe est très diversifié. Nous examinons tout ce qui nous permettra de réduire le risque ! "

Comment avez-vous pu racheter six hôtels en Polynésie, juste en vendant un hôtel aux Samoa ?

"Nous avions beaucoup de réserves en cash ! Mon père a commencé à acheter de l'immobilier en Nouvelle-Zélande en 1971, quand c'était très abordable à Auckland. Depuis, ça a explosé. C'est ça le capitalisme... Donc on s'est retrouvés avec beaucoup de cash, que nous avons investi aux Samoa et à Tahiti.

En Polynésie nous avons investi près de 40 millions de dollars US en cash (4,2 milliards de francs). Nous n'avons pas pris de prêt, nous n'aimons pas les dettes. La seule raison pour laquelle nous avons pris un prêts aux Samoa [2 milliards de francs de prêt public utilisés pour la reconstruction de l'hôtel Aggie's Grey Hotel détruit par le cyclone Evans en 2012 ; cette dette a été transférée aux nouveaux propriétaires chinois de l'hôtel lors de sa vente, NDLR] est parce qu'il était très avantageux, et que nous avions besoin de rouvrir l'hôtel rapidement car nous voulions conserver l'ensemble du personnel pendant la rénovation. J'avais 240 salariés qui me regardaient chaque jour, me demandant "Monsieur Grey, est-ce que j'aurai un travail demain ?" Et ma famille m'a dit "Fred, il faut les garder." Il faut savoir qu'un salarié samoan va nourrir trois à quatre autres personnes, donc c'était notre responsabilité. "

Les hôtels que vous avez rachetés en Polynésie sont parfois en très mauvais état, et vous avez déjà lancé des travaux de restauration. Allez-vous investir dans l'ensemble des six propriétés ?

"Oui. Nous avons commencé ici, au Sofitel Tahiti Ia Ora Beach Resort [l'ancien Méridien,NDLR]. Nous venons de terminer les bungalows sur l'eau, qui devraient rouvrir en janvier ou février. Ensuite nous allons nous occuper de tous les espaces publics de l'hôtel, la salle de bal, le lobby, etc., pour arriver au standard d'un bon Sofitel. Nous avons commencé la restauration du Sofitel Marara à Bora Bora il y a deux mois et demi. Nous utilisons notre cash et la défiscalisation. Nous avons même commencé sur fonds propres avant d'avoir le feu vert pour la défiscalisation polynésienne, parce que c'était indispensable ! Et nous comptons rénover l'ensemble de nos six hôtels sur une période de cinq ans. "

Combien investissez-vous pour ces rénovations ?

"Pour le Sofitel Marara, nous avons un budget de 50 millions de dollars US (5,3 milliards de francs). Pour le Sofitel Private Island Bora Bora ce sera un budget équivalent, 50 millions de plus. "

Donc c'est plus cher de rénover un seul hôtel que d'en acheter six ?

"Oui ! Le problème des hôtels Sofitel de Bora Bora est qu'ils sont très, très vieux, ils n'ont jamais été rénovés. Donc c'est la première fois, et nous avons demandé l'assistance du gouvernement à travers la défiscalisation. Nous allons aussi demander la défiscalisation du gouvernement français pour aider à financer ces 100 millions de dollars (10,6 milliards de francs). Tout le reste sera financé en cash par le Grey Investment Group.

Alors 100 millions de dollars pour rénover deux hôtels, c'est vrai que c'est beaucoup. Aux Samoa ça couterait beaucoup moins cher. Mais nous voulons faire notre possible pour soutenir les entreprises locales, donc nous essayons de leur donner du travail au lieu de tout faire venir de Chine. "

Pourriez-vous racheter d'autres hôtels en Polynésie ?

"Je pense que si nous devions acheter d'autres hôtels ça serait à Bora Bora, parce que c'est là-bas que ça explose. Mais ça dépendra de l'Autorité de la concurrence, parce que pour l'instant elle dit que le groupe est trop gros avec nos six hôtels et TNT. Mais ça nous convient, elle a parfaitement le droit de nous encadrer pour s'assurer qu'il n'y aura pas de monopole en Polynésie. "



Le développement de Tahiti Nui Travel

En novembre 2016, Le groupe Grey rachetait la société Tahiti Nui Travel détenue par l'homme d'affaire Franck Falletta
En plus de six hôtels, vous possédez Tahiti Nui Travel, l'une des plus grosses agences de voyage du Pacifique. Vous souhaitez l'utiliser pour remplir tous vos hôtels du Pacifique, ou simplement ceux de Polynésie ?

"Alors je dois être très prudent avec TNT parce que l'Autorité Polynésienne de la Concurrence nous surveille. Je dois être totalement neutre, donc nous avons laissé TNT fonctionner comme une entité indépendante, le groupe a très peu d'interaction avec. D'ailleurs, si vous regardez les statistiques, ce sont le Saint Régis et le Méridien de Bora Bora qui sont remplis en premier, avant aucun de nos hôtels. Et ça nous convient, parce que nous touchons aussi des commissions sur ces ventes. Nous n'intervenons pas sur TNT, le groupe est rentable en Polynésie et il n'y a aucune nécessité de mettre la pression sur TNT pour remplir nos hôtels.

Mais il y a des possibilités de développer cette société dans le Pacifique, en effet. Tahiti Nui Travel est très fort aux États-Unis, en Europe et Amérique du Sud. Nous possédons aussi une agence de voyage aux Samoa, qui s'appelle Samoa Scenic Tours, qui est la principale agence de voyage des Samoa pour le tourisme et les croisières. Elle est très forte sur la Nouvelle-Zélande et l'Australie. Donc ce que nous aimerions faire, c'est travailler avec TNT et Samoa Scenic pour développer les marchés australiens et néo-zélandais vers Tahiti, et les marchés américains et européens vers les Samoa. Nous examinons également une agence de voyage aux îles Cook pour le moment, donc si ça se concrétise nous aurions Tahiti, Samoa et les îles Cook que nous pourrions relier pour créer des itinéraires..."

Le gros problème pour cette stratégie, ce sont les compagnies aériennes. Je sais que les gouvernements des Samoa et des Cook poussent au développement d'une compagnie aérienne régionale entre Tahiti, les Samoa, les Cook, les Tonga... Toutes les îles polynésiennes. Je pense que ça arrivera un jour ! J'ai aussi rencontré Bill Ravel, qui va créer la compagnie aérienne Islands Airlines, NDLR, son idée est de couvrir le marché local ici, en particulier Bora Bora, mais aussi de relier les Cook, les Samoa, les Tonga, même les Fidji et l'île de Pâques. Je pense que c'est une bonne idée. Nous pourrions le soutenir avec nos agences de voyage, parce que je crois que les touristes cherchent de nouvelles aventures, et pour eux le Pacifique est la dernière frontière. Ils connaissent l'Europe, l'Amérique, l'Asie, l'Afrique, mais le Pacifique est encore très méconnu. Samoa par exemple est une gemme encore très sauvage !"

Si le but est de diversifier le groupe, pourriez-vous investir dans d'autres industries en Polynésie ?

"Pour le moment, nous sommes focalisés sur les hôtels en Polynésie, nous avons une telle base d'actifs ici... Mais si des opportunités apparaissaient pour, disons, des casinos, nous serions très intéressés !"


Le Village Tahitien et les casinos

Le groupe Grey a déjà ouvert deux casinos aux Samoa et espère que la législation devienne favorable à l'ouverture de ces établissements, fédérateurs selon lui de tourisme de luxe
En parlant de casinos... Vous êtes l'un des investisseurs retenus pour le Village Tahitien, et plusieurs investisseurs ont déjà assuré qu'un casino était pratiquement nécessaire pour qu'il rencontre le succès. Les négociations avec le gouvernement avancent-elles ?

"Je pense que le gouvernement polynésien doit définir ce qu'il veut. J'utilise l'exemple des Samoa. Nous sommes un pays très, très religieux, il y a de nombreuses églises. Nous sommes un pays très conservateur, et la population s'oppose aux jeux d'argent et aux choses de ce genre. Donc pour que la loi nous autorisant à monter les deux casinos passe, le gouvernement des Samoa a dû prendre des mesures strictes. Les églises disaient qu'il y aurait de la prostitution, de la drogue, du blanchiment d'argent et toute une mafia aux Samoa, et rien de tout cela n'est arrivé. Nous avons été très prudents pour être certains que les casinos n'aient pas d'impact social. Donc pour aller au casino aux Samoa, il faut avoir un passeport étranger et avoir une chambre dans un hôtel 5 étoiles.

Donc ce sont des pistes que le gouvernement polynésien doit étudier. Car les bénéfices financiers des casinos pour le gouvernement des Samoa ont été phénoménaux. Nous leur payons 15% de taxe tous les mois sur les revenus nets des jeux d'argent c'est énorme. Ça représente entre 600 000 et 700 000 dollars US par mois (entre 64 et 74 millions de francs par mois), et le gouvernement utilise cet argent pour des activités sociales, pour le sport, les enfants sans-abris... Et ces sommes seraient bien plus importantes en Polynésie car c'est un marché plus gros avec des touristes bien plus riches qu'aux Samoa."

En parlez-vous au gouvernement ?

"Le gouvernement polynésien connait notre désir d'ouvrir un casino, mais je suis très respectueux du gouvernement car ils ont beaucoup de choses à prendre en considération, comme l'impact social, peser le pour et le contre, l'opinion publique... Je ne veux pas leur mettre la pression, c'est leur décision."

Ce n'est pas une condition nécessaire pour le Village Tahitien donc ?

"Alors, mon implication dans le Village Tahitien est très petite. Les gros investisseurs c'est la tribu māori, les investisseurs néo-zélandais. Ils m'ont fait part ce matin encore de leur ferme intention de mener cet investissement au bout. Et je pense que ce sera bien pour Tahiti, ça sera positif pour l'emploi et les comptes sociaux."

Des sources proches du dossier nous assurent pourtant que les négociations patinent et que la signature prévue en février a peu de chances d'aboutir. Vous qui participez aux négociations, qu'en pensez-vous ?

Je pense que les māori ont l'argent, c'est un groupe important et le gouvernement néo-zélandais leur verse des millions de dollars chaque année qu'ils doivent investir. Donc je pense que ça va se faire. Mais comme dans toute négociation, c'est donnant-donnant. Comme vous le savez, c'est très difficile de faire du business à Tahiti à cause des lois et régulations françaises. Mais je pense que ça va se faire, parce que les māori sont déterminés pour développer quelque chose à Tahiti. Je ne peux pas vous donner de date, parce que ma participation au projet est minuscule, mais pense que ça arrivera dans l'année qui arrive, en 2019. Et je pense que les gens à Tahiti doivent se ranger derrière le projet pour qu'il se réalise, qu'ils ne soient pas tout le temps négatifs."

Sur le même thème, on sait que faire des affaires en Polynésie est compliqué, les salaires sont élevés, les taxes sont élevées, les régulations sont compliquées... Comment avez-vous fait pour créer un groupe hôtelier rentable ?

(Rire) "C'est la question à un million de dollars ! Oui c'est très dur de faire des affaires à Tahiti. Je dis toujours que quand je suis venu à Tahiti pour la première fois, j'en ai parlé avec mon banquier chez ANZ. Et la banque m'a dit : "Écoutez, nous aimons Tahiti, c'est un endroit magnifique, mais nous ne ferons jamais d'affaires là-bas." Je leur ai demandé pourquoi, et ils m'ont répondu : "C'est à cause des lois françaises qu'ils appliquent. C'est trop vieux-jeu et napoléonique [Quand l'économie est dirigée par les hommes politique, NDLR]." Ça a un impact très négatif sur les investisseurs étrangers, parce que c'est compliqué.

Pour acheter une maison ici en tant qu'étranger, il faut attendre trois mois et avoir l'accord du gouvernement ! À chaque fois ! Je l'ai dit au gouvernement ici : "Écoutez, vous me connaissez déjà, ça devrait être plus simple cette fois." Mais non, à chaque fois que je veux faire quelque chose, il faut attendre trois à quatre mois, ça prend un temps fou ! Donc si j'ai un conseil à donner au gouvernement, c'est d'être plus foreign investors friendly s'ils veulent attirer plus d'investisseurs."

Donc le gros problème ce ne sont pas les hauts salaires ou le coût de la vie, c'est vraiment les complications administratives sans fin ?

Oui la Polynésie c'est cher, mais ça fait partie du risque que l'on prend en achetant des actifs ici. C'est cher mais ça vaut le coût. Mais c'est vraiment difficile d'investir à chaque fois, juste à cause de la régulation. Et je ne veux pas critiquer le nouveau régulateur de la concurrence, mais ils sont toujours là à arrêter ça, ça et ça le temps de prendre une décision... En tant qu'investisseur étranger qui ne connait pas bien Tahiti, c'est vraiment difficile.

Pourtant vous croyez vraiment au développement du tourisme en Polynésie ?

"Oui, en particulier avec tout ce qu'il se passe en ce moment dans le transport aérien. Air Tahiti Nui avec ses nouveaux avions, l'arrivée de French Bee et de United... C'est vraiment positif, parce que pendant trop longtemps les gens ont considéré que la Polynésie était trop chère. Donc avec une compagnie comme French Bee, les billets d'avions sont moins chers et du coup les visiteurs peuvent dépenser plus en nuits d'hôtel, en activités et dans l'économie en général. Donc au final, il y a plus d'argent pour les chauffeurs de taxis, les restaurants, les bars, les loueurs de voitures, les guides de randonnées, les casinos... Ce genre de choses !

D'ailleurs, c'est vraiment notre problème aux Samoa, nous n'avons pas ce lien vers l'Amérique du Nord. Tahiti a beaucoup de chance d'avoir cette liaison directe avec le marché le plus riche du monde. Aux Samoa, nous avons un lien vers l'Australie et la Nouvelle-Zélande, mais nous sommes en concurrence avec les Fidji, qui accueillent un million de touristes par an et explose encore ! Donc Tahiti pourrait être le Fidji du tourisme de luxe, surtout avec le développement des compagnies aériennes. Donc mon seul conseil à Air Tahiti Nui, c'est d'examiner de nouvelles destinations comme Chicago ou Dallas, qui sont de bons hubs, et de regarder vers Singapour et Hong Kong... Si vous regardez Fidji Airways, ils vont à Hong Kong trois fois par semaine, Singapour deux fois par semaine, Los Angeles tous les jours, San Francisco... Mais si vous voulez plus de touristes haut de gamme, en particulier chinois, il vous faut des casinos et plus de magasins de luxe, des duty-free, des choses de ce genre."

Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Mercredi 19 Décembre 2018 à 16:59 | Lu 7960 fois