Inondations : pourquoi la ville est-elle autant touchée ?


En zone urbaine, la puissance des flots emporte les berges et menace les habitations et infrastructures
PAPEETE, le 5 février 2018 - Cet article est la deuxième partie de notre dossier sur les inondations en Polynésie. Hier nous découvrions que la prolifération d'arbres invasifs dans nos vallées et sur nos montagnes aggravait fortement le risque de crues. De même, les extractions dans les rivières favorisent l'érosion des sols et des berges et font disparaître les plages, mettant en danger les habitants riverains de la rivière et de sa plage. Mais ce n'est même pas le pire danger...

Les inondations spectaculaires se multiplient ces dernières années, avec des séquelles encore visibles dans la zone urbaine, laissés par les torrents de boues qui ont envahi la ville l'année dernière. Ces phénomènes semblent devenir plus fréquents, et ce n'est pas dans votre imagination... Nous avons vu hier que les arbres envahissants qui ont pris le contrôle de l'écosystème de nos vallées déstabilisent le sol des montagnes et se cassent au moindre coup de vent, venant alimenter des barrages naturels pendant les grosses tempêtes. De plus, les extractions illégales (parfois déguisées en curage) favorisent les inondations et l'érosion des berges.

>>> Lire la première partie de ce dossier : Inondations, à qui la faute ?

Cette photo de la rivière Fautaua à Pirae a été prise en février 2018. On voit que des activités humaines ont envahi le lit même de la rivière, et sont victimes de la crue causée par les averses de ce week-end.
Mais le principal facteur derrière ces récentes catastrophes naturelles reste l'urbanisation galopante de la zone urbaine, menée au pas de charge par les citoyens et entreprises qui construisent des bâtiments dans le lit des rivières, et par les pouvoirs publics qui bâtissent des routes et des ponts parfois trop petits. Ces autorités tentent ensuite de sécuriser toutes ces constructions en procédant au renforcement des berges voire même à la canalisation complète des rivières, à la façon de Los Angeles.

Le spécialiste de cette question en Polynésie est le docteur Matthieu Aureau, un hydrogéologue qui a obtenu sa thèse à l'Université de la Polynésie française en 2014 et qui travaille comme "chargé d'étude hydrologie et hydrogéologie" pour le bureau d'études Vai-Natura. Lors d'une présentation à la FAPE et à l'association Te Ora Naho en avril 2017, il a expliqué aux militants écologistes de façon très claire pourquoi ces solutions de l'âge industriel ont parfois l'effet inverse de celui attendu lors de crues particulièrement violentes, ou si le curage des rivières canalisées a été mal effectué.

Schéma du lit majeur de la rivière avant et après canalisation, par le docteur Matthieu Aureau
Il faut bien comprendre qu'une crue est un phénomène naturel. Pour prendre l'exemple de la Taharuu, cette rivière sera en crue tous les cinq ou six ans en moyenne. Au fil des siècles, la rivière a donc creusé un lit qui lui permet d’accommoder ses crues. L'immense lit de la rivière permet d'accueillir des trombes d'eau supplémentaires sans déborder. Son trajet en lacet permet de ralentir l'eau et lui fait perdre de son énergie. Les alluvions, ces matériaux charriés par la rivière, viennent combler les "affouillements", les trous creusés dans le lit de la rivière par l'érosion. Ces phénomènes permettent de garder une pente douce, ce qui ralentit encore plus le cours de l'eau et diminue son énergie. C'est un système naturel qui maintient un équilibre constant et automatique. Mais pour ça, la rivière a besoin d'espace.

Arrivent maintenant des humains qui veulent coloniser les berges de cette rivière. Même sans le faire exprès, quelques maisons ou routes sont construite à l'intérieur du "lit majeur" de la rivière, qui peut sembler parfaitement sûr à première vue. Le danger devient évident quand le lit de la rivière change ou que le niveau de l'eau se rapproche des constructions au cours d'une intempérie… Donc des travaux sont entrepris pour protéger les riverains.

CANALISER LES RIVIÈRES : LA FAUSSE BONNE IDÉE

L'ouvrage typique est alors de canaliser la rivière (voir illustration plus haut). Les berges sont solidifiées avec des pierres, ou alors un immense caniveau en béton est construit pour encadrer le cours de la rivière jusqu'à la mer. Et voilà encore plus d'espace libéré pour construire !

Quand la pente et la puissance de l'eau augmentent, des pierres énormes peuvent être déplacées par la rivière, creusant le lit en amont et bloquant le cours en aval
Sauf que la rivière ne ressemble plus du tout à un cours d'eau naturel. Le lit s'est rétréci, le tracé est rectiligne et beaucoup plus pentu… La vitesse de l'eau augmente considérablement. Toute cette énergie décuple l'érosion du fond de la rivière, emportant des cailloux, du sable voire des blocs de pierre plus bas dans le cours d'eau. Ces matériaux viennent s'agglutiner dans des "embâcles", des bouchons de pierres et de déchets en aval. Le moindre obstacle, comme un pont mal dimensionné (voir encadré plus bas), vient accentuer le phénomène. Un curage et un nettoyage régulier de la rivière deviennent absolument obligatoires dans un lit canalisé, sinon à la prochaine crue un barrage se forme et l'eau se répand dans la plaine alentour...

Le moindre tournant dans le cours artificiel de la rivière vient aussi projeter la crue avec toute sa force sur la berge, qui s'érode et s'effondre. Toutes ces pierres sont emportées par les flots et viennent renforcer les barrages naturels. Et la moindre extraction dans une rivière canalisée déstabilise encore plus la rivière, avec des conséquences potentiellement catastrophiques…

Le docteur Matthieu Aureau a tout de même des solutions à proposer. "La rivière a besoin d’espace" martèle-t-il. L'une des solutions envisageables est selon lui de créer des "zones d’expansion de crue" en amont, donc en fond de vallée, où les constructions et les extractions sont interdites. Il faudrait aussi assurer un vrai suivi de l'écosystème des berges pour favoriser les espèces locales, plus adaptées au climat de notre île et qui stabilisent la berge. Le lit naturel de cette zone permet alors de préserver les constructions plus bas dans la vallée, même si le lit de la rivière est canalisé dans la section urbanisée… Il faut juste que la section canalisée soit curée régulièrement (et que ces curages soient contrôlés pour éviter des extractions illégales au pire endroit possible).

Il y a donc des solutions, mais elles ne sont pas simples. Et l'histoire incite à être prudent : les précipitations des années 2016 et 2017 étaient loin d'être les plus fortes de ces 4 dernières décennies. Les grands pics de précipitation sur Tahiti ont été enregistrés en 1981 (lors du cyclone Tahmar, qui a provoqué la plus grande crue jamais enregistrée de la Punaruu avec un débit estimé à 460 m³ par seconde, soit 40x son débit moyen), en 1983 (lors du cyclone Veena, la Papenoo a atteint un débit de 2200m3 par seconde !), et lors de fortes intempéries en 1998 puis en 2005. Les crues que nous avons connues récemment sont donc loin des crues centennales… Et le prochain événement de cette ampleur provoquera immanquablement des inondations catastrophiques dans la zone urbaine si les choses ne se sont pas améliorées d'ici là.

Des ouvrages mal dimensionnés

Les dégâts des crues de la Hamuta en janvier 2017 ont été engendrés par un embâcle sous l'une de ces passerelles à l'amont (plus haut côté montagne) de la zone urbanisée
Matthieu Aureau explique que "les passerelles qui sont installées en travers des cours d'eau pour accéder à telle ou telle habitation sont souvent des dalles de béton posées en travers du chenal. Leur épaisseur réduit un peu l'espace de l'écoulement, mais surtout elles forment un obstacle où les éléments solides charriés par une crue (déchets, blocs de pierres, végétation) vont s'agglomérer. Cet exemple sur la rivière Hamuta où j'ai dénombré plus d'une douzaine de passerelles. Les dégâts des crues de janvier 2017 sur cette rivière ont été engendrés par un embâcle sous l'une de ces passerelles à l'amont de la zone urbanisée. Si l'on corrige cette passerelle en mettant en place par exemple un ouvrage surélevé beaucoup plus conforme à des préoccupations hydrauliques, l'embâcle se créera sous l'une des passerelles à l'aval et l'inondation aura tout de même lieu. Pour éviter ce genre de catastrophe c'est sur la totalité du lit du cours d'eau qu'il faut intervenir avec des coûts forcément très élevés pour les pouvoirs publics."

La différence entre un curage et une extraction

Le curage consiste à dévaser le fond de la rivière et à déplacer certains matériaux pour rétablir le lit de la rivière dans sa largeur et sa profondeur. Certaines pierres peuvent être utilisées pour renforcer les berges, mais ne doivent jamais être retirées du lit de la rivière...

...car les extractions augmentent fortement le danger d'inondation et d'érosion des berges (voir la première partie de ce dossier)

Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Lundi 5 Février 2018 à 15:18 | Lu 10261 fois