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Immersion nocturne aux urgences du Taaone


PAPEETE, 27 août 2017 - Plongée d’une soirée au cœur du service des urgences du centre hospitalier de Polynésie française (CHPF). L’occasion de suivre les équipes de soignants dans leur travail quotidien et de rencontrer Loïc Durand, le médecin chef du service, qui nous a fait part d’un futur projet pour le Taaone. Dans les mois à venir, une consultation de médecine générale sera installée au sein des urgences afin d’en fluidifier l’activité.

Jeudi soir, vers 21 heures, lorsque nous arrivons aux urgences du Taaone, le service vient de retrouver un peu de calme après une heure plutôt agitée. Pour les soignants, c’est l’un des rares moments de détente au sein d’une structure qui travaille quotidiennement dans l’imprévu et la tension. L’accalmie est de courte durée. Une jeune mère de famille arrive à l’accueil. Elle est inquiète car son bébé présente des difficultés respiratoires. Le service se met en branle. Une fois les symptômes décrits, les infirmiers prennent les constantes des patients, les interroge sur leurs antécédents pour évaluer le degré de gravité. La répartition des patients se fait ensuite naturellement sur la base des diagnostics et de leurs évolutions. Car, les urgences, c’est aussi une multitude de souffrances plus ou moins graves. Ce soir-là, la liste des diagnostics révèle les petites et grandes douleurs que le personnel soignant prend au quotidien : "difficultés respiratoire", "doigt coincé dans une porte", "tentative de suicide", "mal partout", "accident de la voie publique", "chute dans un ravin", "perte d’audition brutale", "tachycardie". Certains cas relèvent des urgences vitales. Comme nous l’explique Marc El-Foukhy, ancien sapeur-pompier à Marseille, en poste au Taaone depuis trois ans : "Ce qui m’attire dans mon métier c’est cette situation dans laquelle en très peu de temps, on doit mobiliser toutes nos connaissances, tout notre savoir-faire, gérer notre stress, le stress des patients et des familles. Tout cela dans un temps très court. Avoir le mot qu’il faut ; l’action qu’il faut à un moment précis. Le plus difficile, c’est la misère sociale, la méconnaissance de la maladie". Alors qu’il nous explique cela, une jeune femme arrive aux urgences. Elle présente une importante blessure au niveau du visage. Avec douceur, l’infirmier la questionne. Au cours d’une soirée familiale bien arrosée, le compagnon de la patiente lui a jeté une casserole sur le front. Violences conjugales. Un cas très fréquent aux urgences. L’infirmier lui explique qu’elle pourra porter plainte à l’aide du certificat que lui donnera le médecin. Mais, comme souvent, elle ne le fera pas.

Fonctionnement

Les urgences du Taone, ce sont plus de 40 000 patients par an, l’équivalent de l’hôpital Cochin à Paris. Le service tourne avec trois praticiens hospitaliers dédiés aux urgences, un médecin affecté aux évacuations sanitaires pour toute la Polynésie, un autre au SMUR et un médecin régulateur. A la différence de la métropole, les infirmiers tournent sur tous les postes avec l’ancienneté. Les équipes médicales sont composées d’un médecin et d’un infirmier. Pour les évasan, l’on utilise un hélicoptère si l’avion n’a pas de jumelles à vision nocturne. Le départ se fait en 45 minutes maximum. Aux urgences, sept infirmiers se relaient le jour. Ils sont huit la nuit. Le nombre d’aides-soignants varie entre deux et trois la journée. L’un d’entre eux est dédié à un petit service d’hospitalisation de 12 lits attenant aux urgences. Une annexe où l’on héberge parfois des patients d’autres services, des patients qui relèvent des urgences et que l’on garde en surveillance, et d’autres qui attendent des places pour des services spécialisés. Les praticiens hospitaliers effectuent 13 gardes de 12 heures sur 4 semaines et 16 gardes de 12 heures sur 5 semaines. Par ailleurs, dans de nombreuses spécialités médicales, un médecin est toujours de permanence ou d’astreinte.

Maison médicale de garde

Car, on fait de tout aux urgences : de la pédiatrie, de l’obstétrique, de la psychiatrie et beaucoup de médecine générale. Comme nous l’indique le Docteur Loïc Durand, chef du service depuis avril 2016 : "Ce sont les urgences vitales qui sont prioritaires alors que 40% des cas que nous traitons relève de la médecine généraliste. Cette année, pour parer à ce phénomène et pour désengorger les urgences, le Taaone va mettre en place une Maison médicale de garde. En activité les fins de semaine, ce service annexe aura pour mission de désengorger le service des urgences en prenant à sa charge tout ce qui relève de la bobologie. Le Dr Durand détaille : "nous allons monter un cabinet de médecine générale avec des médecins privés. Cela sera totalement transparent pour les patients. Il n’y aura pas de surcoût. Cette consultation de médecine générale sera disponible hors des heures ouvrables, de 18 heures à minuit, les vendredis, samedis et dimanches. Nous allons commencer par une période d’essai. Ce sera un test pour lequel nous avons le soutien du ministère et de la CPS. Nous sommes l’hôpital de dernier recours, nous nous devons donc d’accepter tout le monde. Et cela nous permettra de nous concentrer sur notre travail d’urgentistes". A la question des problématiques rencontrées, le Dr Durand indique que le service doit parfois faire face à "une perversion de la médecine traditionnelle. Elle a tout son intérêt mais elle est parfois mal utilisée : certaines personnes se traitent de manière inappropriée". Ce soir-là, l’un des infirmiers a d’ailleurs évoqué un cas récent où l’on avait enduit d’essence une enfant qui souffrait d’épilepsie. Le Dr Durand poursuit : "Les gens viennent au dernier moment, parfois avec des plaies infectées car pas prises en charge assez tôt. C’est vrai pour les adultes ; c’est l’inverse pour les enfants. Inquiets, les parents peuvent consulter jusqu’à trois fois par jour".

Vingt ans de recul

Médecin en Polynésie depuis plus de 20 ans, le directeur du service des urgences a assez de recul pour dresser un bilan de la santé publique : "L’évolution des pathologies nous montre que l’espérance de vie s’est accrue, phénomène que l’on ne connaissait pas il y a vingt ans. Mais cela représente aussi des patients grabataires avec des soins plus importants. Cela demande plus d’attention. L’offre de santé est meilleure en termes de diagnostic, de prise en charge. On prolonge la vie des patients. Depuis 20 ans également, la pathologie cardio-vasculaire a bien augmenté du fait des problèmes d’alimentation. L’on voyait beaucoup moins d’infarctus. Désormais, sur le terrain, nous constatons de nombreux cas d’obésité et de diabète. A ce niveau, nous sommes proches des américains. Nous avons sacrifié une génération et nous en arrivons au paradoxe où le traitement chirurgical de l’obésité est devenu la solution. Maintenant, il faudrait agir en envoyant des messages forts, dès la maternelle, sur l’alimentation. Nous devrions être plus coercitifs sur tous les produits extrêmement sucrés. Peut-être les taxer ? Mais cela relève des politiques de santé". La médecine urgentiste est une médecine bien à part. Le Dr Durand a choisi ce métier car "c’est une médecine polyvalente. Nous faisons de la médecine généraliste mais il y a aussi les urgences, ce côté technique de prise en charge, ces situations de détresse qu’il faut gérer, c’est très enrichissant sur le plan personnel, c’est parfois difficile aussi lorsque l’on prend en charge des enfants. Cela nous renvoie à nos vies personnelles, à nos familles". A l’attention de la population, le médecin chef des urgences tient à rappeler que si l’on n’autorise pas les majeurs à être accompagnés lorsqu’ils sont pris en charge, cela est fait "pour préserver l’intimité des patients".

Gestion du stress

Dernièrement, un violent accident de deux-roues a particulièrement marqué les différentes professions qui composent les urgences. Après avoir perdu le contrôle de son scooter, en centre-ville, une jeune femme avait violemment chuté sur la route, sous un autobus qui lui avait roulé sur la tête. La dépouille avait été évacuée par le Smur vers les urgences du Taaone. Comme nous l’explique un brancardier : "le corps de la victime avait énormément souffert, sa famille était là. Après de tels moments, vous rentrez chez vous avec le cœur lourd. Mais vous apprenez également à relativiser l’importance des choses du quotidien. Ce qui est aussi douloureux, c’est de devoir récupérer des personnes âgées et malades que les familles ne veulent, ou ne peuvent plus, prendre en charge". Lors de graves accidents, comme le crash d’Air Moorea, une unité psycho-médicale est mise en place. Le personnel soignant peut également rencontrer un psychologue si nécessaire. Aux urgences, il y a donc beaucoup de souffrances. Et quelques instants de légèreté. Comme ce patient, jeudi dernier, qui, en attendant de rentrer chez lui, s’est mis à chanter en mimant de jouer du ukulele.

Rédigé par Garance Colbert le Dimanche 27 Août 2017 à 16:00 | Lu 7982 fois