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"Il faudra accepter le verdict des archives sur le nucléaire une fois ouvertes"


Tahiti, le 4 juillet 2021 – Dans une décision du 2 juillet, le Conseil d’État a annulé une disposition qui bloquait considérablement la déclassification de documents secret-défense. “Une première levée d'obstacle” salue Jean-Marc Regnault. Si l'historien estime que cette avancée peut donner accès à “des documents plus clairs sur la réalité des retombées”, il invite surtout à se préparer à “accepter le verdict des archives”. 
 
Le Conseil d’État a déclaré illégales les dispositions qui bloquaient l’accès aux archives publiques “secret défense”, quelle incidence cette décision peut-elle avoir en Polynésie ?
“En l'annulant, ça permet d'avoir à nouveau accès, de façon assez directe, à un certain nombre de documents qui dépassent 30 ans d'âge. Cette disposition renvoyait non seulement à la règle des 50 ans, mais elle donnait aussi à l'administration la possibilité de dire que ces documents ne pouvaient pas être déclassés. Ça bloquait pratiquement tout et c'était évidemment illégal. J'avais déjà eu l'occasion d'expliquer qu'en droit français, la loi est supérieure aux décrets et aux dispositions règlementaires. C'est donc une première levée d'obstacle. Maintenant ce qui n'a pas été annulé, ce sont les lois restrictives de 2008. Cette année-là, on a rendu l'accès beaucoup plus compliqué. Dans un carton d'archives par exemple, si un document est considéré comme secret défense, tout le carton est retiré de la consultation. Les annonces du gouvernement central (à l'issue de la table ronde, Ndlr) sont quand même intéressantes puisqu'elles laissent entendre qu'on va modifier les lois existantes”.
"Si on lit le rapport de la commission d'enquête publiée en 2006, on a une vision des retombées nucléaires qui va bien plus loin que le livre Toxique"

Même à quelques mois de la présidentielle ?
“Ça paraît compliqué. Mais un certain nombre d'archives qui dépendent de la présidence de la République peuvent être débloquées rapidement par volonté présidentielle, comme ça a été le cas pour l'affaire Pouvana'a. Pendant des années, les ministres ont refusé et brutalement, il a suffi que Sarkozy annonce au cours de ses vœux en 2012 qu'il allait ouvrir les archives aux chercheurs pour que ça se fasse. Y compris dans des domaines auxquels on n'aurait jamais cru avoir accès, comme ceux des conseils de défense”.
 
La table ronde de haut niveau n'était-elle pas l'occasion de faire cette demande ?
“On ne donnera de toute façon les archives qu'aux chercheurs, dans la mesure où ces derniers sont tenus de ne rien publier qui porte atteinte à la défense nationale, à l'honneur ou à la sécurité des personnes, notamment au cas où un document aurait échappé aux censeurs. Vous ne pouvez pas mettre par exemple le nom d'un policier infiltré dans telle ou telle opération. Mais les chercheurs peuvent ensuite remettre les archives à ceux qui le leur demandent. Comme celles auxquelles j'ai eu accès en 1998, qui sont aujourd'hui à l'UPF. Mais il y a aussi les archives de l'assemblée de Polynésie. Si on lit le rapport de la commission d'enquête publiée en 2006, on a une vision des retombées nucléaires qui va bien plus loin que le livre Toxique. Après il y a un endroit où, vraisemblablement on doit presque tout trouver, c'est à l'amirauté. En 1998, l'amiral Jean Moulin avait un immense coffre-fort avec des archives qu'il m'avait transmises. C'était un homme très ouvert. Après lui, c'était fini”.
 
"Les services secrets de telle ou telle nation cherchent généralement à se procurer des informations qui vous paraîtraient à vous totalement anodines"

Que faut-il attendre des autres archives ?
“L'histoire n'est jamais finie. Des archives on en trouve toujours. On peut trouver des témoignages, des pièces qui ont été saisies ou confisquées. Sans doute qu'en cherchant bien on trouverait pourquoi l'État n'a pas procédé directement aux essais souterrains. Il doit y avoir des raisons techniques, mais pas seulement. On aurait peut-être ainsi des documents plus clairs sur la réalité des retombées”.
 
C'est-à-dire ?
“Pour l'instant on a des chiffres, mais les doses indiquées sont interprétées de façons très différentes par l'Inserm, par l'armée,  l'Agence internationale de l'énergie atomique et par des investigateurs comme ceux qui ont écrit Toxique. On aura peut-être des documents qui permettent de mieux peser les choses”.
 
Au final, l'annulation de cette disposition donne accès à quel type d'archives ?
“Les archives peuvent être déclassées à 30 ou 50 ans, mais ce qui compte c'est la date du dernier document. Si le premier date de 1949 et le dernier de 1980, vous n'y aurez pas accès. Sauf si les chercheurs réussissent à obtenir des assouplissements de la part de l'État.
Ce serait déjà pas mal si on supprimait les documents classés “secret défense” qui bloquent l'accès à tout un carton d'archives. Mais il est illusoire de penser qu'on aura accès à tous les documents. C'est strictement impossible. Le secret défense c'est quelque chose de fondamental. Les services secrets de telle ou telle nation cherchent généralement à se procurer des informations qui vous paraîtraient totalement anodines sur des lieux, des techniques ou des hommes. Il est évident qu'on ne va pas mettre sur la voie publique des informations qui permettraient à l'Ouzbékistan par exemple de se doter de l'arme nucléaire”.
 
Tourner la page du nucléaire, c'est possible ?
“Il faut d'abord que ceux qui demandent l'ouverture des archives disent solennellement qu'ils accepteront le verdict des archives. Si elles sont plus pessimistes il faut l'accepter, mais si elles sont moins pessimistes que prévu, il faut l'accepter aussi. Parce que tel que c'est parti, certains sont capables de continuer à dire : “on nous ment”. Dans les îles, le rapport au temps et à l'espace n'est pas le même. Il n'y a pas beaucoup d'événement majeur, alors quand il y en a, ils prennent une dimension majeure. Dans le cas présent, on voit se brancher dessus toutes les opportunités politiques. On cherche à en faire son pain béni. Si ça vaut la peine de s'interroger sur le passé, on voit bien qu'on a du mal à tourner la page. Au sein du Tavini aussi, beaucoup de gens ont profité du nucléaire et ils ont du mal à le reconnaître”.
 
"En décembre 1965, quand l'élection présidentielle au suffrage universel se présente, les Polynésiens pouvaient se dresser face au CEP (...), ils ont pourtant voté à 60% pour le général De Gaulle"

Que vous inspire une demande de pardon de l'État? 
“Pourquoi pas, mais attention où on met les pieds. A ce moment-là, il faudra demander aux hommes politiques locaux qui ont couvert le CEP et ça en fait un paquet. Il y a aussi les journalistes qui ont été payés pour protéger le CEP, ou les hommes d'affaires qui se sont considérablement enrichis, contribuant à creuser les disparités sociales. Ceux-là, il faudrait qu'ils demandent pardon ou qu'ils fassent un don au Père Christophe par exemple. Enfin, il y a les électeurs. En décembre 1965, les Polynésiens pouvaient se dresser face au CEP. Cette année-là, quand l'élection présidentielle au suffrage universel se présente, on est à six mois du premier tir nucléaire en Polynésie. De Gaulle est candidat à sa réélection et en face il y a François Mitterrand. Le premier est pour le CEP quand le second y est très opposé à l'époque et annonce que s'il est élu, il arrête tout. Résultat : Les Polynésiens ont voté à 60% pour le général De Gaulle. Tout ce monde-là devrait alors demander pardon à ses enfants et à ses petits-enfants”.
 
C'est pour ça que vous avez écrit le livre Le nucléaire en Océanie, tu connais ?
“Pour que les gens prennent conscience de tous les aspects, sociaux, économiques et culturels. Pour qu'on ne focalise pas seulement sur les problèmes sanitaires, bien qu'ils ont toutes leur importance, il n'y a pas que ça”.
 

Rédigé par Esther Cunéo le Mardi 6 Juillet 2021 à 00:30 | Lu 2993 fois