Grand dauphin : La "Communauté de Tiputa" étudiée


Crédit : Dauphins de Rangiroa
Recherches, le 8 mars 2021 - Comment expliquer les interactions entre les grands dauphins et les plongeurs à Rangiroa et comment ces comportements se propagent entre mammifères marins au sein de la “communauté de Tiputa” ? Pamela Carzon tente d’y répondre dans le cadre d’une thèse en éthologie marine avec l’école pratique des hautes études et le Criobe de Moorea.

C’est pour les voir et espérer entrer en contact avec eux que les plongeurs du monde entier viennent jusqu’à Rangiroa. Au même titre que le grand requin marteau, les grands dauphins (Tursiops truncatus) font la renommée de la destination de plongée et notamment de la passe de Tiputa, où une petite communauté de résidents attire l’attention des scientifiques. Situé au nord de l’atoll, le site offre par ailleurs des conditions d’observation particulièrement adaptées au suivi de l’espèce en milieu insulaire océanique tropical. 

La biologiste marine Pamela Carzon l’a bien compris. Raison pour laquelle elle lance en 2009 le Groupe d’Étude des Mammifères Marins (G.E.M.M.) autour d’un travail pluriannuel d’observation des interactions entre plongeurs et dauphins à Rangiroa. Dix ans de “monitoring” plus tard, 65 dauphins ont été recensés, dont 26 à 32 individus représentent “la communauté de Tiputa”. Certains d’entre eux sont même fidèles depuis plus de 20 ans à cette petite zone de moins de 2 kilomètres carrés. 
“On travaille vraiment à l’échelle de l’individu et non plus de l’espèce”

Nous avons encore une vision parcellaire des déplacements des individus, nuance la jeune femme, mais ils ne semblent pas aller très loin”. Ainsi certains d’entre eux, trois mâles de la communauté, ont été aperçus à Tikehau. Soit une centaine de kilomètres à nage de dauphin. “Certains ont immigrés, on ne les a jamais revus. Ils ont peut-être intégré un autre groupe, ou évolué de groupe en groupe, ceux-là on ne sait pas jusqu’où ils peuvent aller, reconnaît Pamela. Il y a certainement des groupes pélagiques beaucoup plus nomades, il se pourrait qu’il y ait des échanges entres les animaux pélagiques et les animaux côtiers. Ce sont des écotypes différents.

Au-delà de l’écologie de l’animal, déjà très documentée, Pamela s’intéresse aux interactions entre les mammifères et les plongeurs dans le cadre d’une thèse en éthologie marine avec l’école pratique des hautes études et le Criobe de Moorea. “Le grand dauphin c’est l’espèce la plus étudiée, d’abord dans un milieu captif –puisqu’il s’agit de l’espèce la plus observée dans les parcs aquatiques–, mais aussi dans le milieu naturel à partir des années 70, rapporte la chercheuse. Il y a une littérature très abondante sur cette espèce. C’est pourquoi, aujourd’hui on fait plus des études comportementales”. 

Son travail consiste dès lors à caractériser les grands dauphins impliqués dans les interactions avec les activités de plongées et de snorkling. Il s’agit plus précisément d’avoir une idée du répertoire comportemental de chaque individu dans le cadre de ces interactions. “On travaille vraiment à l’échelle de l’individu et non plus de l’espèce, on a une fenêtre ouverte sur chacune de leur personnalité. Tous les dauphins n’ont pas le même degré de conditionnement vis-à-vis des activités touristiques”, souligne la biologiste. 

Un comportement particulièrement flexible et opportuniste

Une trentaine d'individus sont fidèles à la passe. Crédit : Dauphins de Rangiroa
Se pose dès lors la question de savoir comment ces contacts ont débuté ? “On ne le saura jamais vraiment. Il faudrait revenir au milieu des années 80 quand les premières activités de plongées sont arrivées. Mais c’est intéressant de comprendre comment ça se propage entre individus”, indique la scientifique. Forte de 15 ans de données sous-marines, Pamela Carzon épluche et analyse plusieurs centaines d’heures de données vidéos. Un travail extrêmement chronophage, mais qui lui permet de retracer la “propagation des comportements” au sein de la communauté de Tiputa. Comme celui de venir aux contacts des plongeurs et de se diriger parfois directement sur les moniteurs qu’ils semblent reconnaître. 

C’est vraiment quelque chose qui s’est mis en place sur du long terme et qui est réciproque. D’un point de vue commercial, c’est plus intéressant pour les prestataires d’avoir cette interaction”, explique la scientifique. Or, le grand dauphin a un comportement particulièrement flexible et opportuniste. “C’est une espèce qui s’adapte très facilement, contrairement aux dauphins long becs, qui sont plus farouches, d’ailleurs un peu partout dans le monde quand il y a des interactions entre l’animal et des activités touristiques, c’est quasiment toujours le grand dauphin.” 

Certains individus sont aussi plus confiants que d’autres, avec différents “degrés d’habituation”. “Il y a une vingtaine de dauphins qui sont susceptibles à l’heure actuelle d’interagir avec les plongeurs, dont quatre qui vont rechercher un contact physique avec les plongeurs” relève Pamela. Elle cite ainsi le cas d’une femelle particulièrement curieuse des palanquées, dont un enregistrement en 2007 montre l’animal se mettre à la verticale au milieu des plongeurs. 

La personne qui filmait a tendu la main et a réussi à entrer en contact avec elle. Voilà comment aurait commencé ce qu’on observe aujourd’hui, rapporte la biologiste. Ces interactions sont faciles à suivre et leur propagation facile à retracer au sein de la communauté.” Cette femelle aurait donc transmis à son tour le goût du contact à ses petits. C’est d’ailleurs l’individu le plus fréquemment observé aux côtés des plongeurs aujourd’hui. “Ça paraît extraordinaire mais en réalité ce sont des comportements qu’on peut retrouver chez tout un tas de mammifères, comme les chiens où les chats”.

Quid des comportements à risque ?

Crédit : Dauphins de Rangiroa
Outre la transmission culturelle verticale, soit d’une génération à l’autre, Pamela Carzon étudie également la transmission culturelle horizontale entre individus proches socialement, ainsi que les comportements dit “agonistiques”, c’est-à-dire liées aux tensions ou aux confrontations de rivalité entre individus dans un groupe social. “Ça vient souvent des mâles qui peuvent charger des plongeurs ou faire du “jaw clapping” (claquer la mâchoire, Ndlr), des comportements qui peuvent être à risque” prévient la biologiste. C’est d’ailleurs la deuxième partie de sa thèse : évaluer le “potentiel de risques de ces interactions rapprochées.” 

Les plongeurs auront certainement remarqué les nombreuses cicatrices et traces de griffures que portent certains mâles. “Ce sont des coups de dents qu’ils se mettent dans les bagarres. Ceux qui sortent perdant peuvent accumuler des frustrations et le décharger sur ce qu’il se trouve autour, développe Pamela. Or, si le plongeur croit que le dauphin veut jouer, il peut essayer de se rapprocher et là, le dauphin peut provoquer quelque chose de plus risqué.” La scientifique rappelle ainsi que les mâles adultes peuvent atteindre 3,30 mètres de long et peser jusqu’à 450 kilos. “Ils sont aussi dans leur milieu, il faut toujours garder ça en tête.” 

Si aucun accident grave n’a été recensé à ce jour, l’association Dauphins de Rangiroa, crée en 2019, organise des conférences sur l’atoll tous les dimanches pour sensibiliser le grand public aux risques liés à la plongée aux côtés de cette espèce protégée. 

Plus de 30 ans de fidélité à Tiputa

Crédit : Dauphins de Rangiroa
Habitat privilégié en termes de nourriture, la passe de Tiputa a fidélisé une communauté d’une trentaine d’individus, dont certains habitués fréquentent le site depuis plus de 30 ans. “Des photos collectées en 1996 pour savoir si on retrouvait les mêmes individus ont montré que certains dauphins sont là depuis très longtemps” indique Pamela Carzon. A l’instar de Maui, ou TP03 de son nom de code. “A l’époque le dauphin était déjà physiquement mature, on pense qu’il est né dans la première moitié des années 80 et il semble qu’il soit fidèle à la zone depuis très longtemps” commente la chercheuse, faisant état d’un taux de fidélité important. “50% des dauphins sur lequel on travaille depuis 2009 et qu’on a trouvé sur des archives antérieures à 2009, sont âgé de 30 ans et plus”, indique Pamela. 

Un succès qui s’explique notamment par le courant sortant, dont les longues vagues déferlant dans la passe, font le bonheur des cétacés dans leur cession de surf. Au-delà de l’aspect alimentaire, ce courant offre ainsi “une aire de socialisation très importante pour les animaux”.   

Enfin, la popularité du site auprès des animaux est également lié à son contexte écologique. “On est dans un milieu insulaire océanique relativement isolé, explique la chercheuse. Il n’y a pas de mouvement et d’échange aussi fréquent que dans les zones continentales côtières qui abritent des populations de plusieurs centaines d’individus et du même coup, peut-être, un brassage génétique plus important, même s’il y a quand même une certaine mobilité des mâles, ce qui évite la consanguinité à Rangiroa”.

Rédigé par Esther Cunéo le Lundi 8 Mars 2021 à 07:56 | Lu 2791 fois