Facturations suspectes chez les infirmiers libéraux pointées par un rapport de la CPS


Dans un rapport interne de la CPS, que Tahiti Infos s'est procuré, des données mettent en lumière une augmentation troublante des actes de soins facturés par les infirmiers libéraux en 2024. Crédit photo : AFP.
Tahiti, le 23 septembre 2024 – Dans les couloirs de la Caisse de prévoyance sociale (CPS), le doute s’installe. Un rapport interne, que Tahiti Infos s’est procuré, pointe une augmentation suspecte des actes de soins facturés par les infirmiers libéraux en 2023. Tandis que ces derniers contestent fermement les accusations de fraude, les chiffres révèlent des incohérences troublantes. Reportage.
 
Dans les couloirs de la Caisse de prévoyance sociale (CPS), la rumeur enfle en même temps que le vent du soupçon. Dans un rapport interne de la CPS, que Tahiti Infos s'est procuré, des données mettent en lumière une augmentation troublante des actes de soins facturés par les infirmiers libéraux en 2023. Alors qu’une renégociation des tarifs est en cours avec l’Agence de régulation de l’action sanitaire et sociale (Arass), cette coïncidence fait un peu trop de bruit pour passer inaperçue. En creusant un peu, les chiffres de la CPS suggèrent que certains soignants se soient mués en acrobates financiers, jonglant avec les chiffres et les facturations aux dépens des deniers publics.
 
Si les infirmiers libéraux, par le biais de leur président syndical, Jérôme Fernandez, contestent avec vigueur toute accusation de fraude, le rapport de la CPS semble dire le contraire. Les chiffres sont là : sur le papier, l’augmentation de patientèle en 2023 est inférieure de 2% au nombre d'actes facturés par les infirmiers. Une hausse des actes qui ne colle pas avec la croissance du nombre de patients. D'autant qu'encore une fois, les soins infirmiers ont largement dépassé les prévisions de la CPS (+124 millions de francs par rapport au budget prévisionnel de la PSG pour 2023). En creusant un peu, on découvre également d'autres irrégularités qui mettent en lumière une gestion curieuse des soins, comme des hausses soudaines de facturation pour des soins nocturnes ou le week-end. Autant de signes indiquant qu’un jeu de facturations gonflées pourrait bien être à l’œuvre.
 
À noter que contacté à de multiples reprises, par téléphone et SMS, le directeur de la CPS, Vincent Dupont, n'a pas souhaité répondre à nos sollicitations.
 
Un jeu de pourcentages qui ne collent pas
 
Les suspicions liées au rapport de la CPS reposent sur un constat simple : en 2023, la patientèle des infirmiers libéraux a augmenté de 3%. Cela semble logique, dans un contexte où l’état général de santé des Polynésiens s’aggrave (obésité, diabète, insuffisance respiratoire, etc.). Mais là où la correspondance vacille, c’est du côté de l’augmentation des actes de soins : +5%. Jérôme Fernandez, président du Syndicat des infirmiers libéraux, a pourtant une explication. Interrogé par Tahiti Infos dans son cabinet à Punaauia, il s’insurge : 
 

“Ceux qui voient de la fraude dans ces chiffres ne connaissent pas la réalité du terrain. On a fait des progrès énormes dans les soins à domicile. Les patients sortent plus tôt de l’hôpital, mais ils sont plus lourds à gérer à domicile. On a affaire à des patients qui, avant, seraient restés hospitalisés.”

En somme, selon Jérôme Fernandez, l’augmentation des soins complexes à domicile justifie cette sur-augmentation des actes par rapport à celle de la patientèle. Et concernant les constats du rapport interne de la CPS : “Ce sont des financiers qui regardent ça de loin ! Ils ne savent pas ce qu’on vit sur le terrain. Nous, ça fait des années qu'on demande une réforme des nomenclatures. Aujourd'hui, on traite les patients plus rapidement à domicile, ce qui signifie que les cas sont plus lourds. Donc, forcément, les coûts augmentent”, défend-il. Reste que si cette explication revêt un certain sens à long terme, elle n’explique pas pourquoi cette hausse est aussi soudaine par rapport à 2022. Une augmentation des patients et des soins complexes devrait s’étaler sur plusieurs années, pas en l’espace de douze mois. Jérôme Fernandez défendant bec et ongles ses troupes : “Si vous croyez que la fraude est massive, faites des contrôles. Vous verrez que non. Ces chiffres sont là pour mettre le doute dans la tête des gens.” Autrement dit, selon lui, la CPS s’amuserait à jeter le discrédit sur une profession “surchargée et sous-considérée”.

Environ 260 infirmiers libéraux conventionnés exercent en Polynésie, 156 titulaires et 104 remplaçants. Crédit photo : Archives TI.
De la garde de nuit à la surfacturation du dimanche
 
Sauf que cette ligne de défense pourrait à la limite justifier une partie de l’augmentation, mais le rapport de la CPS met aussi en lumière d’autres points plus difficiles à expliquer. D’abord, l’augmentation des actes réalisés de nuit, les week-ends et les jours fériés. Selon les chiffres, ces actes dits “majorés” ont augmenté de 7,5% l’année dernière et les déplacements facturés par les infirmiers de 4,4% par rapport à 2022. Pour beaucoup, cela sent encore la magouille. Ces interventions sont mieux rémunératrices et il n’est pas rare que certains soignants se “montrent généreux” dans leurs déclarations, nous glisse un ancien de la CPS sous couvert d'anonymat. Jérôme Fernandez, encore une fois, a une explication :

“Il faut arrêter de lier augmentation de patientèle et augmentation du coût de cette prise en charge. Ce n'est pas du tout linéaire. Pareil pour l'augmentation des actés majorés et des déplacements. Regardez l’état de santé de la population : 85% des Polynésiens sont en surpoids et parmi eux, 60% sont obèses. Avant, les gens faisaient des AVC à 45 ans. Aujourd’hui, on en voit à l’âge de 20 ans”, observe-t-il

Pour le reste, il dit ne pas pouvoir nous donner davantage d'explications en indiquant ne pas avoir eu le rapport de la CPS entre les mains. Encore une fois, l’argument du syndicaliste fait mouche pour décrire une dégradation rapide de la santé publique, mais il ne suffit pas à expliquer pourquoi, en 2023, tout semble avoir soudainement dérapé au niveau de la facturation des actes remboursés.
 
Le poids des AIS3 : quand la toilette devient une mine d'or
 
Là où l’affaire prend une tournure encore plus troublante, c’est dans la catégorie des AIS3. Ces actes simples, comme les toilettes des patients, représentent souvent une part importante du travail des infirmiers à domicile. Sauf qu’en 2023, leur nombre a bondi de 9,1%. Une augmentation subite et difficile à justifier, même pour Jérôme Fernandez, qui admet que cette hausse est “difficile à croire”. Selon lui, le vieillissement de la population explique en partie cette explosion des AIS3 : “Avant, les anciens étaient le centre des familles, maintenant, on appelle l’infirmier pour tout et n’importe quoi.” Mais encore une fois, ce plaidoyer qui se nourrit de l’évolution des mœurs et du vieillissement de la population semble bien léger face aux chiffres. Si la population vieillit, le phénomène est tout sauf instantané.

D'autant que cette affaire ne s’arrête pas aux chiffres. Lors de notre enquête, nous avons recueilli un témoignage, celui de la fille d’une patiente âgée de 84 ans, vivant aux Marquises. Sa mère peine à marcher et à se mettre debout et son état nécessite justement la venue régulière d'infirmiers pour sa toilette. 
 

“Ma mère recevait déjà des soins pour son diabète. Comme elle avait besoin d'une toilette, j’ai fait un dossier avec les deux infirmiers de l'île pour qu'ils puissent passer pour ça aussi. Mais un jour, la CPS m'a appelée et j'ai découvert que le dossier avait été accepté depuis un moment et que les infirmiers déclaraient deux passages par jour, alors qu'ils ne venaient qu'une seule fois. J'étais choqué de découvrir qu'ils faisaient de fausses déclarations”, nous confie-t-elle.

Elle est épuisée d’avoir à conjuguer vie professionnelle avec les soins donnés à sa mère, puisque depuis cette histoire, les infirmiers ne passent plus du tout pour la toilette. “Ils ne viennent que pour les soins.” Pourtant, elle n’a pas osé faire un signalement officiel, de peur, dit-elle, que les infirmiers cessent tout bonnement de venir, en représailles. “Je n'ai pas envie de faire des histoires.”
 
S’il ne prouve pas une fraude généralisée, ce genre de témoignage interpelle d’autant qu’il semble fréquent, selon les agents de la CPS ; mais peu osent dénoncer officiellement, craignant de se mettre à dos le peu de professionnels de santé déjà présents sur leur île.
 
“Si fraude il y a, c'est inacceptable et interdit”
 
Notre enquête nous a également conduit à rencontrer Marie Cortelli, qui est depuis deux ans la présidente du Conseil de l'ordre des infirmiers en Polynésie. Son rôle est de s'assurer du respect de la déontologie de son métier. Son approche de la situation est donc beaucoup moins militante que celle de Jérôme Fernandez. Face à cette situation et confrontée aux chiffres de la CPS, elle n'y va pas par quatre chemins : “Les chiffres sont curieux, c'est vrai. Si fraude il y a, c’est inacceptable et interdit. C’est une faute professionnelle.” Mais elle pointe aussi du doigt le manque de contrôles, notamment dans les îles, où tout n’est pas aussi bien surveillé qu'à Tahiti.

“On ne peut pas facturer des AIS3 pour un simple pansement, c’est des magouilles, de la fraude pure et simple. C'est cette augmentation qui me choque le plus, presque 10%, ça paraît tellement énorme. Et ça veut bien dire qu'il y a un problème.”

Pour elle, le problème dépasse les simples actes mal facturés. “Le Conseil de l’ordre n’a pas de pouvoir disciplinaire. On peut rappeler les règles de déontologie, mais c’est tout. Cependant, nul n'est censé ignorer la loi.” D'autant que des infirmiers libéraux accusés de fraude par la CPS, ce n'est pas une première. L'an passé, deux d'entre eux avaient été pris en défaut. “Ce n'est pas régulier mais de temps en temps, des confrères sont accusés de fraude. Ça reste minime par rapport au nombre d'infirmiers sur le territoire. Mais ce n'est pas normal que des infirmiers puissent frauder, c'est un non-respect des patients”, ajoute Marie Cortelli.
 
Tensions autour du numerus clausus
 
En toile de fond de cette affaire, l’Arass mène une bataille parallèle. L’organisme qui régule le système de santé a pointé un autre problème : le numerus clausus, ce fameux plafond qui limite le nombre d’infirmiers libéraux pouvant exercer sur le territoire. Actuellement, ils sont environ 260 praticiens conventionnés (156 titulaires et 104 remplaçants), mais selon la directrice de l’Arass, Hani Teriipaia, ce nombre est bien trop faible au vu de la population de la Polynésie. “On manque d’infirmiers, surtout dans certaines zones et plus particulièrement la zone urbaine”, explique-t-elle à Tahiti Infos. “Les infirmiers sont débordés et certains patients n’arrivent même plus à en trouver. On a trop de retours de patients impuissants qui cherchent des soignants.” Encore une fois, le rapport de la CPS que nous avons pu nous procurer vient étayer les propos de la directrice, puisqu’en 2023, douze infirmiers ont dépassé le plafond d’efficience, c’est-à-dire le nombre maximal d’actes qu’ils peuvent facturer par an. Plafond mis en place pour s'assurer de la qualité des soins. En septembre 2024, du côté de la Presqu'île, de nombreux praticiens libéraux refusent déjà de prendre en charge des patients par crainte de dépasser ce plafond d'efficience. 

“Si on dépasse ce plafond, ça peut signifier que le soignant n'a pas passé assez de temps avec le patient et il y a des risques que les soins soient mal effectués.”

Pour l’Arass, la solution est simple : augmenter le nombre d’infirmiers. “Si on doit ouvrir une quarantaine de postes en 2025, on le fera”, assure Hani Teriipaia. Une mesure qui provoque des sueurs froides chez les infirmiers libéraux, dont beaucoup ont déboursé des fortunes pour racheter leur convention (entre 30 et 50 millions de francs selon nos informations) : “Ils n’ont pas envie de partager le gâteau”, ironise-t-elle, en évoquant le coquet revenu que peut gagner un infirmier libéral en Polynésie, dépassant bien souvent le million de francs mensuel.
 
Une révision du numerus clausus face à laquelle Jérôme Fernandez ne cache pas son inquiétude. Selon lui, l’ouverture sans réflexion de cet effectif pourrait avoir des conséquences désastreuses : “C'est vrai qu'on manque d'infirmiers et qu'on est littéralement débordés. Mais si on ouvre trop de postes, la CPS va couler. Les infirmiers des hôpitaux vont partir pour le libéral et on va se retrouver avec un système ingérable.” Même son de cloche du côté de Marie Cortelli, présidente du Conseil de l’ordre des infirmiers, qui prophétise une véritable guerre des tranchées entre soignants et des effets délétères sur les dépenses de santé : “Si on ouvre trop de quotas, ça va être le chaos. La CPS va exploser et les fraudes vont augmenter.”
 

La CPS et son rapport chiffré et alarmant, laissant planer le doute sur de possibles fraudes. Crédit photo : Archives TI.
La CPS dans l'impasse
 
Alors, que doit-on penser de cette affaire ? Avec, d'un côté, la CPS et son rapport chiffré et alarmant, laissant planer le doute sur de possibles fraudes. Et, de l’autre, les infirmiers et leur syndicat, qui assurent être débordés, mais intègres. Ce qui est sûr, c’est que cette affaire met en lumière un système de santé à bout de souffle, où l'absence de contrôle ouvre la voie à toutes sortes de dérives et de soupçons. Au milieu de tout cela, les patients sont les grands oubliés. Trop souvent pris en otage par des soignants qui facturent des soins qu’ils ne réalisent pas ou des infirmiers débordés qui peinent à répondre à la demande. Le tout dans un contexte où l’Arass semble plus préoccupée par l’ouverture du numerus clausus, ce qui ajoute une nouvelle couche de complexité à l’affaire.
 

Rédigé par Thibault Segalard le Mardi 24 Septembre 2024 à 04:15 | Lu 5351 fois