Encore un bad buzz sur l'emploi local


Tahiti, le 23 août 2022 – L'affaire enflamme les réseaux sociaux et le débat politique depuis lundi soir. L'homme de culture, élu de Mahina et nouvel inspecteur de l'éducation nationale, Matani Kainuku, s'est vu refuser sa demande d'affectation au fenua au terme de sa titularisation. Le gouvernement défend une pratique habituelle, l'opposition tacle un manque de cohérence politique.
 
En matière d'incompréhension sur la protection de l'emploi local, c'est un cas d'école. Lundi soir, la toile s'est enflammée à la suite d'une publication sur les réseaux sociaux. Matani Kainuku, chef du groupe Nonahere, ancien président du jury du Heiva, adjoint à la mairie de Mahina et seul Polynésien à avoir réussi le concours d'inspecteur de l'éducation nationale (IEN) l'an dernier ne peut pas revenir au fenua. Après avoir obtenu son concours, Matani Kainuku a été affecté dans la circonscription d'Elbeuf, en Normandie, pour effectuer une année de stage de formation. Sauf qu'à la fin de son stage, au mois de mai-juin dernier, l'intéressé a postulé pour rentrer exercer au fenua. Problème : sa candidature a été refusée au profit d'un fonctionnaire d'État métropolitain.
 
"Injustice"
 
Un comité de soutien s'est donc monté, incluant famille, amis, retraités de l'éducation et syndicats, pour demander la mise en application de “l'océanisation des cadres” ou encore “le retour de nos enfants diplômés au fenua”. Désemparés, les membres du comité expliquent sur la page Facebook montée pour l'occasion qu'après son année de stage, le nouvel inspecteur de l'éducation nationale a bien été “titularisé”. “Sa formation est terminée au bout d’une année scolaire, ce qui lui donne le droit de prétendre à une mobilité libre pour la deuxième année”, insiste le comité de soutien. De quoi relancer le débat déjà brûlant sur la priorité pour “tous les Polynésiens qui ont les compétences requises pour exercer au pays” et contre ces situations “inéquitables, injustes et scandaleuses”.
 
Matani Kainuku a saisi depuis plusieurs mois le ministère de l'Éducation polynésien, sans réponse jusqu'ici. En application de la loi Erom, qui donne la priorité aux ultramarins sur les postes de leur collectivité d'origine, il a fait appel à un avocat qui a déposé un recours devant la juridiction administrative. “On se retrouve à demander au tribunal administratif d'annuler les arrêtés de nomination de fonctionnaires a priori expatriés au profit d'une décision qui fera application de la loi de 2017 qui donne une priorité aux fonctionnaires dit ultramarins pour rentrer dans leur collectivité. Les Réunionnais vont à la Réunion et les Polynésiens vont en Polynésie”, explique l'avocat, Me Robin Quinquis. “Et aujourd'hui, grâce à la mobilisation de tous, nous avons eu un communiqué de presse du ministère de l'Éducation qui nous explique la raison de cette décision surprenante.”
 
Un an “d'expérience”
 
En effet, le ministère s'est justifié mardi matin après la mobilisation du collectif et l'annonce du recours pour donner les raisons de ce refus du retour de Matani Kainuku. Le ministère affirme que l'affectation en métropole ne comprend pas uniquement l'année de stage, mais aussi une année d'expérience. “Les inspecteurs comme les personnels de direction (chefs d’établissement adjoints de collège et de lycée) ont toujours été affectés au moins trois ans dans ces postes de cadre en métropole, afin d’avoir un an de formation statutaire et obligatoire à l’institut des Hautes études de l’éducation et de la formation (IH2EF) et d’acquérir deux ans d’expérience sur un premier poste.”  Une durée de trois ans que la ministre de l'Éducation, Christelle Lehartel, se targue d'avoir réduit à deux années.
 
Contactée, la ministre insiste. “Il a les compétences, mais deux ans d'expérience en métropole c'est parfait. Et il sera prêt quand il va revenir en 2023. C'est pour parfaire leur formation, pour qu'on ait du personnel de qualité et compétent, mieux armé qu'avec une seule année de formation”, s'explique Christelle Lehartel avant de marteler : “Il a fait un recours et j'en attends la finalité. Mais cette année, je n'accéderai pas à sa demande”. Elle concède tout de même qu'elle se pliera à la décision de justice. “Si le tribunal va dans son sens, eh bien il reviendra.”
 
Reste qu'avec la sensibilité des sujets de la protection de l'emploi local, de l'océanisation des cadres ou encore du retour des fonctionnaires d'État “natifs” au fenua, le cas de Matani Kainuku suscite l'incompréhension. Alors que le gouvernement ne cesse de rappeler son attachement à ces principes, le discours politique se heurte à la réalité de la pratique. Des “lourdeurs” et des “usages” administratifs, dixit Me Robin Quinquis, qui ne sont “peut-être plus justifiés” et qu'il faut immanquablement “clarifier” : “Aujourd'hui, je suis incapable de vous dire pourquoi il ne rentre pas et je ne comprends pas le sens de cette décision”, constate l'avocat.
 
L'opposition monte au créneau
 
Dans la journée, le député Tavini Moetai Brotherson est monté au créneau sur le sujet pour expliquer les démarches entreprises dans ce dossier Matani Kainuku, depuis plusieurs semaines. Le parlementaire indique avoir plaidé la cause de l'inspecteur polynésien, ainsi que de trois autres enseignants locaux, directement auprès du gouvernement central à Paris. “Sur trois des dossiers, on a obtenu des réponses positives pour trois enseignants. Des néo-titulaires. Le ministre national s'est plié en quatre et a secoué le cocotier pour qu'ils puissent revenir.” Problème : seule la demande de Matani Kainuku a été refusée. Mais en raison d'une opposition de la ministre polynésienne, Christelle Lehartel. “D'habitude on tape sur l'État colonial, on tape sur les méchants ministres au niveau national. Mais là, je ne comprends pas…”
 
Le député Tavini réfute le principe selon lequel un bon fonctionnaire d'État ultramarin devrait s'acquitter de plusieurs années “d'expérience” en métropole pour mieux se former. “C'est un habitus visiblement qui a été mis en place, je ne sais pas à quelle époque, je ne sais pas par qui, je ne sais pas pourquoi… Mais je ne vois pas en quoi faire une année de formation à Nanterre ou à Dunkerque permettrait à nos inspecteurs de l'éducation d'être plus performant, ici, en Polynésie.” Et l'élu indépendantiste de tacler, lui-aussi, “l'hypocrisie du discours politique” alors même que des options sont possibles pour rapatrier les Polynésiens au fenua. “Il faut discuter avec l'État, car dans beaucoup de cas de figure la loi existe et c'est son application qui est défaillante. Il y a cette forme de résistance dans les administrations elles-mêmes. Pour peu que, de notre côté, on soit un peu faiblard ou mou du genou, forcément elles continuent.”
 

Me Robin Quinquis, avocat de Matani Kainuku : “C'est le contraire de la loi de 2017”

Où en est la situation de votre client, Matani Kainuku ?
 
“Matani Kainuku, jeune inspecteur de l'éducation nationale, a récemment été titularisé. Il a fini son stage en Normandie et il a demandé à être affecté sur l'un des postes vacants à Tahiti ou dans les circonscriptions des îles. Donc, n'importe quel poste de Polynésie. Il a envoyé plusieurs courriers en avril et mai sans obtenir de réponse. Au mois de juillet, le ministère de l'Éducation nationale nous renvoie devant la ministre locale de l'Éducation, nous disant que c'est une décision qui ne lui appartient qu'à elle. C'est vrai et cependant nous ne sommes pas parvenus à obtenir de réponses aux questions que nous lui posions. La première était de savoir qui étaient les fonctionnaires nommés sur les postes en question ? Comment se fait-il qu'un inspecteur de l'éducation nationale de Tahiti ne soit pas affecté en priorité sur un poste en Polynésie ? Et la question de savoir ce qui était prévu pour sa situation administrative ? Faute de réponse, nous avons saisi le tribunal administratif. Malheureusement, le tribunal à Papeete n'est pas compétent et a transféré, ce qui est la règle de droit, d'office le dossier à Rouen.”
 
Pourquoi la juridiction de Papeete n'est-elle pas compétente ?
 
“Elle n'est pas compétente, car en la matière c'est le lieu d'affectation du fonctionnaire qui détermine la compétence de la juridiction. Comme il est affecté à Rouen, c'est tout le problème, il doit être jugé là-bas. C'est dommage, puisque c'est une décision du ministre de l'Éducation de Polynésie qui fait l'objet de la contestation. Donc, on se retrouve à demander au tribunal d'annuler les arrêtés de nomination de fonctionnaires a priori expatriés au profit d'une décision qui fera application de la loi de 2017 qui donne une priorité aux fonctionnaires dit ultramarins pour rentrer dans leur collectivité. Les Réunionnais vont à la Réunion et les Polynésiens vont en Polynésie. Et aujourd'hui, grâce à la mobilisation de tous, nous avons eu un communiqué de presse du ministère de l'Éducation qui nous explique la raison de cette décision surprenante.”
 
Alors que cela faisait plusieurs mois que vous attendiez ces réponses ?
 
“Oui, mais l'usage est de ne pas motiver les décisions. Donc à la limite ce n'est pas si gênant que ça. Une fois que le recours est déclenché, c'est vrai que c'est dommage de ne pas savoir pourquoi l'administration a pris une position dans un sens donné. D'après le communiqué de presse, c'est parce que l'administration considère qu'un fonctionnaire de Tahiti doit prendre de l'expérience professionnelle en métropole pour revenir plus aguerri. C'est le contraire de ce que nous dit la loi de 2017, qui stipule que lorsque ce fonctionnaire ultramarin demande à revenir chez lui, il a une priorité pour le faire. Et il n'y a pas de règle, à ma connaissance, qui prévoit d'imposer à un fonctionnaire une expatriation en France pendant un, deux ou trois ans. Raison pour laquelle, nous maintenons de plus fort notre recours.”
 
Est-ce un cas isolé ?
 
“C'est une problématique que l'on connait tous. On a tous des amis, de la famille qui souhaitent revenir à Tahiti et qui ne peuvent pas car il n'y pas de postes vacants. La situation de Matani Kainuku est différente, car il y avait des postes vacants et qu'il remplissait toutes les conditions requises pour être nommé. C'est là-dessus qu'on attend des éléments de clarification de l'administration. (…) Je pense que dans l'administration, il y a une espèce d'usage. On veut que les gens restent un minimum en France, car cela a toujours été comme ça et qu'on n'a pas tiré de conséquences de la loi de 2017 qui met un terme à ces usages. Je pense que ce n'est plus justifié. Ce sont des pratiques administratives qu'il faut modifier ou qu'il faut clarifier.”
 

Rédigé par Vaite Urarii Pambrun et Antoine Samoyeau le Mercredi 24 Aout 2022 à 07:24 | Lu 3886 fois