Emma Coe, la princesse samoane devenue "reine de Nouvelle-Guinée"


Cette photo d’époque, colorisée, révèle toute la splendeur d’Emma Eliza Coe à l’âge de 25 ans environ. (source : Robert Williams Robson, Queen Emma, 1965)
SAMOA, le 17 décembre 2015. Née avec le titre de princesse aux Samoa, Emma Coe, moitié samoane, moitié américaine, devint, par sa seule force de caractère, "reine de Nouvelle-Guinée", surnom qui donne une idée de sa puissance, de sa richesse et de son train de vie lorsqu’elle dirigea, au pays des Papous, un extraordinaire établissement commercial. Elle y vivait dans un palais et se baignait – parfois – dans du champagne…

Emma Eliza Coe, "vahine de porcelaine", était d’une éclatante beauté dans sa jeunesse. Née le 26 septembre 1850, elle avait hérité cette grâce de sa mère, Le’utu, fille du roi des Samoa, Malietoa ; son père, un beachcomber naufragé en 1838, revenu plus tard vivre son "rêve des mers du Sud", était originaire d’une grande famille puritaine de la Nouvelle-Angleterre.

Jeune fille rebelle

Si Jonas Coe, le papa devenu un riche homme d’affaires (il fut le premier agent commercial américain à Apia, de 1864 à 1874), avait eu une vie dissolue, ne se refusant jamais les plaisirs procurés par d’innocentes jeunes filles (innocentes, pas souvent quand même !), et si son mariage fut un fiasco à cause de ses infidélités (Le’utu le quitta, lui et sa belle demeure coloniale, mais sans jamais perdre le contact avec ses enfants), il entendait que sa fille, "Princess Tui Inn" de son nom samoan, devenue officiellement Princess Tui Malietoa Coe, soit éduquée non pas avec la permissivité samoane, mais avec la rigueur anglo-saxonne de l’époque. Il l’envoya en Australie, d’où elle repartit vite, refusant de se plier à l’autorité, puis à San Francisco, où elle ne resta pas longtemps non plus. Emma aimait les toilettes des grandes dames, mais aussi le paréo local, les balades pieds nus et les danses lascives…

Un mari piètre amant, jaloux, "macho"

Découragé par les frasques de sa fille, son père fut enchanté de la marier avec un Écossais moustachu, James Forsayth. Papa Coe était ravi : le marié n’était ni prêtre ou pasteur, ni alcoolique, ni syphilitique. Mais il sera un piètre amant, jaloux et macho. Le mariage eut lieu le 23 octobre 1869, Emma accoucha en 1870 et perdit très vite son bébé. Le mariage et la maternité furent de cruelles déceptions pour la jolie princesse ; son mari, sur les mers la plupart du temps, lui laissa gérer la société commerciale et maritime Forsayth & Cie. Emma devint la femme la plus courtisée des Samoa et choisit, avec soin et discrétion, ses amants – “Princess Coe” tenant à sauver les apparences sans se refuser les plaisirs de son âge. Elle apprit aussi à tenir les comptes de la société familiale et tomba amoureuse des chiffres… Elle eut un autre enfant en 1872, mais Forsayth avait disparu en mer (il ne reviendra jamais) et nul ne sut réellement qui avait été le géniteur de ce deuxième enfant…

"La putain du colonel" humiliée

Divers revers de fortunes entachèrent la réputation de James Coe ; ses affaires périclitèrent ; Emma, à la même époque, s’était laissée manipuler par un étrange affairiste américain, le colonel Albert Barnes Steinberger, dont les menées aux Samoa provoquèrent une crise sans précédent. “Princess Coe” avait aidé Steinberger ; son père était ruiné ; adieu, titre et respect : elle fut surnommée "la putain du colonel". Un tel déshonneur, un tel revers de fortune, c’en était trop pour elle. Elle tenta de revivre à la samoane, "fa’samoa", en lavalava, mais finalement, ne supportant pas la pauvreté et l’inaction, elle accepta la proposition de son père : rejoindre Thomas Farrell, un riche homme d’affaires australien qu’elle jugea inculte, trafiquant de biens autant que de main-d’œuvre, avec lequel elle quitta les Samoa définitivement, au mois de mai 1877. Avec une phrase terrible envers la bonne société qui l’avait rejetée : "Je reviendrai un jour cracher à la face de ces fils de p… qui osent m’insulter" affirma-t-elle à l’une de ses sœurs dans une lettre. À l’époque de son départ des Samoa, on n’appelait pas encore "archipel Bismarck" le groupe d’îles à l’est de la Nouvelle-Guinée, comprenant deux grandes terres, la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande, en plus d’un chapelet d’autres îles et îlots.

Pluie, jungle, cannibales

En 1879, ces terres étaient peuplées, certes, mais quasiment vierges quant à leur mise en valeur. Il y fait chaud, très chaud, il y pleut presque sans cesse, des mangroves barricadent la côte et la jungle est impénétrable, peuplée de tribus cannibales et d’animaux venimeux. Mais Farrell et sa princesse disposaient d’une goélette, la Lelea, pour commercer. Un privilège et un atout majeur. Les traders comme eux étaient encore très peu nombreux dans cet archipel ô combien dangereux. Matière première échangée avec les "naturels", le coprah bien sûr. À l’époque de leur installation, Emma se brouilla avec Thomas et prit pour amant un trader allemand ayant déjà fort bien réussi, Herr Hernsheim ; s’il eut plaisir à profiter de la beauté de cette métisse, il était toujours subjugué quand il la voyait arriver dîner parfumée et habillée comme à Vienne ou Berlin. C’est lui, un de ces soirs d’éblouissement, qui l’appela "die Königin", la reine ; un surnom prononcé une fois et qui restera à Emma toute sa vie.

Le pistolet à la ceinture

Emma reprit une existence plus normale avec le retour de Thomas Farrell et leur réconciliation ; dans les îles de la Nouvelle-Guinée, les hommes, entendez les Blancs, étaient rares. Depuis sa petite île de Mioko, où Emma menait grand train (car les affaires marchaient déjà bien), elle s’attacha les services de tous les traîne-savates de passage, aux casiers judiciaires souvent chargés. Illustration de la force de caractère d’Emma : un jour qu’elle surprit un marin allemand tentant de violer une jeune Papoue, elle sortit son pistolet (qu’elle portait à la ceinture) et abattit le matelot. Outre le coprah, la firme Farrell & Cie achetait des holothuries, des écailles de tortues et de l’artisanat indigène. La société vendait aussi, sur place, des tissus, des armes, du tabac, mais refusa de se lancer dans le commerce de l’opium.

Milice privée et domestiques dévouées

En peu de temps, le comptoir de Mioko "ronfla" et les affaires prirent encore plus d’ampleur ; quant à l’argent, il entrait, massivement, mais il sortait aussi. Emma conforta sa puissance par l’enrôlement d’une petite troupe de Bukas, recrutés à Bougainville, formant sa milice privée. Expéditive et efficace. Elle se dota enfin de tout ce que le raffinement de l’époque permettait : meubles de style, tentures de velours et de moire, guéridons de marbre, tapis précieux, peintures à l’huile, argenterie, alcools prestigieux (elle sera une phénoménale consommatrice de champagne français)… Elle se fit même livrer un piano à queue ! Dehors, ses Bukas assuraient sa sécurité. À l’intérieur, une troupe de "mari", femmes indigènes orphelines ou anciennes esclaves revendues, veillait à ce que ce petit palais soit aussi propre que s’il se trouvait dans la banlieue de San Francisco. Futée, Emma fit aussi venir à Mioko nombre de membres de sa famille restés aux Samoa.

La plus riche de Mélanésie

En 1882, Emma était puissante, belle et respectée. La tentative avortée de colons français de s’établir dans la région fit d’elle la femme la plus riche de Mélanésie. 600 pionniers partirent d’Europe décidés à fonder la Nouvelle-France. Dans la boue, souffrant mille maux, dont la malaria, cent cinquante moururent ; les autres furent évacués sur Sydney. Mais ils laissèrent sur place une quantité incroyable de matériels et de marchandises dont Emma sut tirer profit. En 1883, après avoir savamment joué au "monopoly" en achetant des surfaces immenses de terres, voire des îles et même des archipels, Emma se rendit en Australie pour faire authentifier par un notaire ses acquisitions. Thomas Farrell, lui, allait mal. L’amant toussait et crachait du sang. Il finit par vendre ses parts à Emma et resta vivre (ou plutôt mourir) à Sydney, dans un climat plus sain pour ses bronches. "Die Königin" était déjà passée à autre chose, en l’occurrence un officier autrichien, Agostino Stalio, qu’elle engagea comme capitaine. Personne ne fut dupe et tout le monde comprit qu’il était le nouveau consort. En 1886, l’entreprise fut rebaptisée Forsayth & Co. Emma était alors à l’apogée de beauté, à 37 ans.

Gunnatambu, son nouveau Versailles

Enfin seul maître à bord de son affaire, Queen Emma décida de déménager. À une reine, il fallait un palais. Mioko était luxueux, mais ce n’était pas assez. Elle décida de s’installer en Nouvelle-Bretagne, au cap Gazelle, à Gunnatambu précisément (près de la ville de Kokopo). Elle y fit bâtir son Versailles papou, avec sa cour, ses charmantes cousines des Samoa, qui seront des hôtesses appréciées par tous les navigateurs, y compris les Allemands lorsqu’ils viendront prendre possession de la région. Sous le charme, ils confirmèrent tous les titres de propriété d’Emma. Le royaume s’organisa : Queen Emma dirigeait, sa demi-sœur Phœbe recrutait, Stalio naviguait, et le botaniste Parkinson plantait… En 1890, Emma régnait sur 20 000 hectares de plantations entretenues. Elle avait sous ses ordres 50 Européens et plus de 1 200 indigènes. On disait qu’elle était la femme la plus riche de la Mélanésie et peut-être du Pacifique. Gunnatambu était devenu une halte fameuse et un lieu de plaisir auquel aucun capitaine, officier ou administrateur ne résistait. À 40 ans, Queen Emma savourait sa réussite, exemplaire, dépassant ses rêves les plus fous. Mais pour la reine de Nouvelle-Guinée, le bonheur ne dura pas…

Le palais de Gunnatambu, à Ralum, sur la commune de Kokopo. La photo date de 1913, trois ans après le départ de la reine des lieux.

Grandeur et décadence

À partir de 1892, tout bascula très vite pour Queen Emma. Elle avait perdu un de ses fils, tué par des Papous, et lors d’une expédition punitive, son compagnon Stalio fut lui aussi tué. Emma, colosse aux pieds d’argile, sombra alors dans la dépression, l’alcool et les fêtes débridées. Sa mère Le’utu décéda à son tour. "Die Königin" se laissa encore plus aller à la débauche. Un voyage aux Samoa lui démontra qu’elle n’avait plus rien à faire dans une société qui avait perdu toute sa spontanéité polynésienne.

Apparut dans sa vie un gros homme laid, officier allemand de cavalerie, August Karl Paul Kolbe, nobliau exclu de la bonne société berlinoise à cause de son comportement. Il n’avait plus rien à perdre, il osa tout, même une demande en mariage. Emma, on ne sait trop pourquoi, accepta de devenir Frau Kolbe à 44 ans, le 24 février 1894.

Elle était encore jeune, sur ses papiers, mais physiquement, elle avait mal vieilli, avait beaucoup grossi et ses cheveux gris témoignaient de l’usure du temps sur son organisme. En quelques années, elle devint obèse, diabétique, sujette à des vertiges et atteinte d’une néphrite invalidante. De la reine, on se moquait ouvertement… L’argent continuait à couler à flots, mais Gunnatambu sombrait dans la décadence.

Face aux sourdes rivalités entre Allemands et Anglais, Emma, épuisée, décida de tout vendre en 1910 et de rentrer, à 60 ans, se faire soigner en Australie. Elle acheta un manoir proche de Sydney, après avoir abandonné Gunnatambu (en laissant tout de même une petite plantation à son dernier fils, Jonas) à un puissant planteur allemand. Heinrich Rudolf Wahlen put payer cash. Il fut surnommé "le seigneur de cent îles et de cinq millions de cocotiers". Prix du royaume de Queen Emma, un million de dollars, ce qui, à l’époque, était colossal.

Kolbe, nanti de sa part, rentra en Europe pour dilapider dans les casinos. Emma fit aussi le voyage, mais elle n’était pas à sa place là-bas ; elle était riche, mais pas vraiment fréquentable. Elle rentra alors à Sydney pour y finir ses jours ; mais en 1913, alors âgée de 63 ans, elle apprit que celui qui restait son mari, Paul Kolbe, était bloqué à Monte-Carlo, ruiné et très malade. Elle décida, contre toute attente, de voler à son secours. En juin 1913, elle marqua une escale en Nouvelle-Bretagne, puis s’obstina à poursuivre son voyage. En août 1913, le représentant en Europe de Queen Emma envoya deux télégrammes laconiques. Jonas Coe Forsayth, fils d’Emma, y apprit la mort de son beau-père, à Monte-Carlo, le 19 juillet 1913, suivie le 21 juillet du décès de sa mère.
Emma et son mari, Paul Kolbe. Le cliché a été pris à San Francisco en 1896.

Retour à la terre…

Toutes sortes d’hypothèses furent avancées pour expliquer ce décès en deux jours à Monte-Carlo de Paul et d’Emma Kolbe. Suicide ? Assassinat ?

L’enquête officielle conclut à deux morts naturelles. Fin 1913, deux urnes ramènent à Ralum les restes de Paul et d’Emma. Elles seront mises en terre ensemble. La guerre de 1914-1918 dispersa les Coe, souvent mariés à des Allemands, aux quatre coins de la planète. Le palais de Gunnatambu fut abandonné après avoir été transformé en mess des officiers allemands. Il n’en reste que le grand escalier ; la jungle a, depuis, repris ses droits.

Après la Grande Guerre, la tombe du couple Emma-Paul fut profanée. Un membre de la famille espérait trouver des bijoux dans l’urne funéraire d’Emma. Il n’y avait rien que des cendres. Les urnes furent ramenées au cimetière sans aucune marque de respect et bientôt, elles furent volées, sans doute par des Papous qui avaient besoin de ces récipients laissés à l’abandon…

Une photo d’Emma Coe en 1896, à San Francisco, cliché qu’elle envoya à sa sœur, Laura Coe.

Le célèbre piano à queue, sans doute unique à cette époque en Nouvelle-Guinée, qui trônait dans le salon de Queen Emma. (Photo Roland Seib. East New Britain Historical and Cultural Centre, Kokopo)

Emma Coe et sa famille, alors qu’elle est la femme la plus riche de Nouvelle-Guinée et, peut-être, de toute l’Océanie.

L’usine de préparation du kapok, destiné à fabriquer coussins et matelas.

Les séchoirs à coprah de la Forsayth & Co.

Emma logeait également très bien son directeur, comme le prouve le cliché de la maison de l’employé.

Phœbe Parkinson, née Coe, sœur de la reine Emma, qui fut son bras droit sur sa plantation.

Rédigé par Daniel Pardon le Jeudi 17 Décembre 2015 à 12:41 | Lu 2285 fois