Éliane Chungue : une vie consacrée à la recherche sur la dengue et la ciguatera


Éliane Chungue profite aujourd'hui de sa retraite, mais reste une scientifique reconnue dans le monde entier
PAPEETE, le 20 mars 2018 - Aujourd'hui retraitée, la polynésienne Éliane Chungue a consacré sa vie à la recherche scientifique, d'abord à Tahiti comme chercheuse et directrice de laboratoire à l'Institut Malardé, puis dans les Institut Pasteur à travers le monde. Ses travaux sur la ciguatera et la dengue ont changé la vie des malades et la réponse publique à ces épidémies.

Dans notre article Ces chercheurs polynésiens qui font avancer la science mondiale publié en aout 2017, nous vous présentions les chercheuses biologistes polynésiennes Anna Bella Failloux et Suzanne Chanteau, ainsi que le docteur en physique quantique Etera Livine. Ces esprits brillants contribuent à l'avancée du savoir mondial et ont un impact considérable sur notre Fenua, par leur exemple mais surtout par leurs découvertes, en particulier sur les terribles maladies qui nous affectent.

Aujourd'hui nous continuons cette série avec un long entretien, réalisé par mail, avec Éliane Chungue. C'est une biologiste polynésienne de très haut niveau, reconnue à travers le monde pour son expertise sur la dengue et la ciguatera, deux maladies qu'elle a étudié avec ses équipes pendant plus de 30 ans et dont elle a dévoilé de nombreux mystères.

Le parcours scientifique d'une Polynésienne brillante

Ses travaux ont contribué à identifier la micro-algue Gambierdiscus toxicus comme la source de la ciguatera
1973 à 1999 : 1ère allocataire de recherche puis directrice de l'Institut Malardé
Chercheuse puis chef de laboratoire, la carrière scientifique d'Éliane Chungue s'est déroulée en majeure partie à l'Institut Malardé qu'elle a dirigé de 1996 à 1999. D’abord consacrés à la Ciguatera de 1973 à 1983, ses travaux ont ensuite porté principalement sur la Dengue, problème majeur de santé publique en Polynésie Française et dans les régions tropicales et subtropicales du monde.

2000 : Institut Pasteur à Paris
Adjointe au Délégué Général au Réseau des Instituts Pasteur et Institut Pasteur associés (RIIP), elle a œuvré pour le renforcement des capacités de recherche dans les Instituts du RIIP.

2001 à 2004 : directrice de l'Institut Pasteur de la Nouvelle Calédonie (IPNC)
De retour dans le Pacifique, Eliane améliore les capacités de surveillance et de diagnostic de la dengue sur le Caillou, et a continué ses travaux de recherche sur les virus.

2005 à 2011 : Création d'un laboratoire d'épidémio-surveillance à Madagascar avec l'Institut Pasteur de Madagascar
Ce projet répondait à une demande de Madagascar et de ses aquaculteurs et Pêcheurs de crevettes pour développer une plateforme d'appui technique et analytique pour la surveillance des maladies de la crevette.


Entretien avec Éliane Chungue (contactée par mail)

Cette représentation en 3D de l'arbovirus responsable de la dengue est une avancée récente de la recherche sur cette maladie. Un effort scientifique initié dans les années 90 par des scientifiques tels que Mme Chungue.
"Je me souviens encore de la surprise de ces spécialistes, de voir que ces expériences impliquant des technologies de pointe avaient pu être réalisées dans une île perdue au milieu du Pacifique"

Pourquoi est-il important que même un petit pays comme la Polynésie investisse dans la recherche scientifique ?
Tout simplement parce que la recherche, pas que scientifique d'ailleurs, est porteuse de progrès. Par la culture scientifique, la connaissance qu'elle diffuse, elle instaure un esprit d'ouverture à sa population. Le grand défi de la Polynésie étant de définir ses priorités, anticiper ses besoins en recherche et croire en l'avenir !

Quels ont été tes travaux sur la ciguatera ?
Dès le début de ma carrière, j'intégrais le programme de recherche sur la Ciguatera soutenu financièrement par la Communauté du Pacifique(SPC) et l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et par la collaboration scientifique des Universités de Hawaii, Tokyo et de Sendaï. J'ai développé le laboratoire de biochimie marine en Polynésie française en mettant en place les outils nécessaires à l’extraction de masse des toxines à partir de chair, foie et contenus digestifs de poissons toxiques (perroquets, murènes) et centré mes activités sur la caractérisation du complexe toxinique des poissons perroquets. La symptomatologie de l'intoxication par consommation de poissons perroquets aux îles Gambier appelait de nombreuses questions quant à la nature de leurs toxines. Quel rapport avec celle décrite jusqu'alors comme la ciguatoxine (CTX) à l'origine de la ciguatera?

Dans ma thèse soutenue en 1977 à l'Université de Montpellier, je démontrais pour la première fois la multiplicité des toxines mises en jeu dans la ciguatera par l’identification d’une nouvelle toxine liposoluble appelée Scaritoxine ou STX dans les tissus et contenus digestifs des poissons perroquets ou Scaridés aux côtés d’une ciguatoxine-like par référence à la ciguatoxine ou CTX, seule toxine alors connue et isolée de la murène Gymnothorax javanicus par des chercheurs de l'Université de Hawaii. Ces derniers ont confirmé la présence de ce complexe toxinique dans des poissons perroquets pêchés aux Kiribati.

En 1979, le rôle potentiel de la microalgue Gambierdiscus toxicus dans la biogénèse de la ciguatera était établi par la mise en évidence de toxines analogues dans une fraction riche en dinoflagellés benthiques Gambierdiscus toxicus. J'y ai contribué en travaillant sur l’étude toxicologique des algues benthoplanctoniques des biotopes ciguatérigènes cultivées en milieu artificiel, confirmant ainsi le rôle de G. toxicus dans la biogénèse de la ciguatera.

Afin de poursuivre les travaux sur la structure chimique de la CTX, l'obtention de toxine pure était primordiale et nécessitait l'extraction de masse de matériel toxique. En 1984 je publiais le "test moustique" qui consistait à inoculer par voie intra-thoracique de petite quantité d'extrait toxique aux moustiques sous loupe et en déterminer la dose létale 50 % (DL50 est une mesure de la toxicité d'un produit en toxicologie). Ce test permettait de faire un screening rapide des poissons potentiellement toxiques préalable à l'extraction de masse. C’était un outil performant comparé aux seuls tests chats, mangoustes ou souris alors disponibles. L'Institut Malardé a accueilli de nombreux stagiaires de différentes régions du monde (Caraïbes, Pacifique) pour s’initier à cette technique.

Depuis, à l'orée du deuxième millénaire, de nouvelles techniques d'analyse et de détection de laboratoire très sophistiquées ont vu le jour grâce aux travaux des pharmacologistes et chimistes de l'Institut Malardé.

En 1982, l'Institut Malardé créait son laboratoire d'analyses médicales pour se doter de ressources propres, en faisant appel à toutes ses compétences internes. J'y ai contribué en installant et dirigeant le laboratoire de biochimie clinique puis de virologie en 1984, alliant activités de service et de recherche jusqu'en 1990. C'était l'émergence de nouvelles maladies virales à surveiller : infections à VIH/SIDA, Hépatite B, C et surtout la dengue dont on anticipait la menace épidémique. Cette dernière a été mon thème principal de recherche de 1990 à 1999.

Comment s'est passée cette décennie consacrée à la recherche sur la dengue ?
Tahiti et ses îles affrontaient deux épidémies successives en 1988 et 1989 avec une période de co-circulation de deux virus, fait nouveau en Polynésie, et payait son tribut de cas mortels notamment chez les jeunes enfants avec l'apparition de la dengue hémorragique.

Les techniques de détection précoce que j'avais développées avant la survenue de ces épidémies avaient grandement bénéficié à la population de Polynésie. Ils avaient permis de donner l'alerte rapidement et gérer la crise sanitaire avec des indicateurs fiables. Le diagnostic rapide de la dengue est tout aussi important pour le praticien pour une prise en charge précoce du malade que pour la surveillance épidémiologique de la dengue avec l'accélération des voyages internationaux. Il s'agissait d'abord de la détection des anticorps précoces, de l'isolement viral sur cultures cellulaires puis de la détection des virus de la dengue dans le sang des patients par PCR en moins d'une journée.

Ces techniques avaient d'ailleurs fait l'objet de transfert de technologie dans les Instituts Pasteur du Réseau International des Instituts Pasteur (RIIP) en Nouvelle Calédonie, en Guyane et au Vietnam (1995 et 1996).

L'étude des épidémies de 1988, 1989, 1996 avait permis de rassembler de précieuses données sur la dynamique des épidémies, leurs caractéristiques épidémiologiques, la phylogénie des quatre types de virus (DENV-1, DENV-2, DENV-3 et DENV-4), des panels de patients documentés, etc., pour élaborer des programmes de recherche de portée mondiale. Les questions sur la persistance de la transmission du virus au sein de la population, l'épidémiologie moléculaire des virus de la dengue, la virulence des virus circulants et la pathogenèse de la dengue étaient soulevées.

La portée internationale des travaux de mon équipe sur toutes ces questions nous a valu l'organisation du 4th International Symposium on Dengue Fever sous l'égide de l'OMS, de l'Institut Malardé et du Ministère de la Santé et de la Recherche en 1997. Ce symposium a été marqué par la présence des plus grands noms de la recherche sur la dengue avec plus de 80 participants internationaux aux côtés des acteurs de santé publique des réseaux de surveillance de l'OMS et de la SPC. Différents thèmes allant du diagnostic rapide, des études cliniques, de l'épidémiologie, de la pathogenèse de la dengue à l'entomologie et aux stratégies de lutte et aux vaccins ont été traités.

La qualité des travaux de mon laboratoire et le plateau technique de l'Institut Malardé ont marqué les esprits. Je me souviens encore de la surprise exprimée par ces spécialistes de voir que les expériences impliquant des technologies de pointe aient pu être réalisées dans une île perdue au milieu du Pacifique. Nous n'étions plus de simples fournisseurs de matériel biologique. C'était bien là le challenge que l'Institut Malardé a su relever en renforçant ses capacités de recherche par la formation de ses chercheurs et le développement de son plateau technique en effectuant le saut technologique vers la biologie moléculaire, malgré les coûts initiaux et les difficultés d'approvisionnement à la fin des années 80. C'était du Made in Fenua pour l'essentiel, ou en collaboration si l'expertise ou les moyens étaient chez nos collaborateurs extérieurs.

Mes recherches sur la Ciguatera ou sur la Dengue ont fait autorité et ont été valorisées par une soixantaine de publications internationales et par la nomination à des comités d'expert ou de lecture de revues scientifiques dans la spécialité. Elles ont été reconnues au niveau académique par une Habilitation à diriger des recherches en 1993. Elles ont été financées principalement par l'Institut Malardé, la SPC, l'OMS, le Fonds Pacifique, le Ministère de l'Outremer et l'Institut Pasteur.

Dans les années 2000, tu commences une carrière internationale. Comment ça s'est passé ?
Adjointe au Délégué Général au Réseau des Instituts Pasteur et Institut Pasteur associés (RIIP) pendant l'année 2000, j'y ai œuvré pour le renforcement des capacités de recherche dans les Instituts du RIIP par diverses actions. Ma contribution la plus marquante durant cette courte période a été le montage des bourses de la Fondation Pierre Ledoux Jeunesse Internationale sous l'égide de la Fondation de France, en établissant les partenariats entre les Universités et les laboratoires d'accueil. Cette initiative ciblait les jeunes étudiants français désireux de vivre une expérience de recherche et humaine dans un Institut Pasteur en Afrique, Europe, Asie. Ces séjours ont souvent été le déclic d'un bon nombre de carrières dans la recherche scientifique à l'Institut Pasteur ou ailleurs dans le monde. Aujourd'hui encore, cette bourse est très recherchée et remise à une vingtaine d'élus chaque année.

Début 2001, le Professeur P. Kourilsky, Directeur Général de l'Institut Pasteur me remet l'insigne de Chevalier de l'Ordre du Mérite dans l'historique Salle des Actes de l'Institut Pasteur à Paris, un moment fort.

Puis de 2001 à 2004, j'ai poursuivi ma route par un retour dans le Pacifique pour assurer la Direction de l'Institut Pasteur de la Nouvelle Calédonie (IPNC), avec pour tâche de conduire la réflexion stratégique sur les missions de l'IPNC en relation avec les instances locales notamment. Au plan technique, j'y ai tout naturellement cherché à améliorer le plateau de diagnostic et de surveillance de la dengue en introduisant la technique dite de PCR en temps réel. Durant cette période transitoire, le renforcement d'un laboratoire d'hygiène Alimentaire a été effectué pour lui donner une dimension régionale avec le réseau de surveillance de l'OMS.

Au plan de la recherche, j'ai été à l'origine d'un programme de recherche sur les rétrovirus HTLV-1 (Human T-cell Leukemia type 1 Virus). Il a été mené par un jeune chercheur de l'IPNC grâce à la collaboration du Dr C. Capuano au Vanuatu, actuelle représentante de l'OMS - Pacifique, au Vanuatu et du Prof.A. Gessain de l'Unité d'Epidémiologie à Paris. Ce programme poursuivi à Paris a permis de démontrer la présence de ce virus appartenant au sous-type C mélanésien au Vanuatu et confirmer l'endémie dans l'arc mélanésien et son intérêt pour l'étude de l'origine du peuplement de cette région grâce à l'analyse de ce qu'on appelle l'horloge moléculaire.

Laissant la place à mon successeur pour la mise en œuvre du plan stratégique de l'IPNC, fin 2004, je m'envolais pour la Grande Île de Madagascar pour une toute autre mission où j'ai pu prendre la mesure des enjeux économiques d'une filière industrielle halieutique face aux enjeux de sécurité sanitaire dans un contexte social, économique et politique difficile.

Tu finis ta carrière à Madagascar en montant un laboratoire, quel était son but ?
L'objectif principal de ma mission à l'Institut Pasteur de Madagascar (IPM) était la création d'un laboratoire d'épidémio-surveillance des maladies de la crevette (LES) grâce au concours financier de l'Agence Française de Développement (AFD) sous la forme d'une subvention d'exploitation de 1,4 milliards d'euros et à la mise à disposition par l'IPM d'une surface brute neuve de 120 m2 de laboratoire. Cette mission allait de la finalisation du dossier technique et financier au suivi de la construction et à la formation des personnels du laboratoire et des agents de l'Autorité Sanitaire Halieutique (ASH), Autorité Compétente de Madagascar.

Ce projet répondait à une demande forte de l'Autorité Compétente et du Groupement des Aquaculteurs et Pêcheurs de crevettes de Madagascar (GAPCM) pour développer une plateforme d'appui technique et analytique pour la surveillance des maladies de la crevette et l'établissement du statut zoosanitaire du pays vis à vis des maladies de la liste de l'Office International des Epizooties (OIE) afin de répondre à la réglementation internationale en matière de contrôle de ces maladies d’origine virale pour la plupart. Ces dernières sont la cause d’épizooties entraînant de très lourdes pertes économiques dans les grands pays producteurs des pays d’Asie et d’Amérique alors que Madagascar en était encore indemne. Or la filière crevettière représente une des premières ressources en devises du Pays.

Après une phase préparatoire administrative et technique assez longue, le laboratoire a pu être livré et doté de son équipement scientifique des plus modernes début 2007, date de son inauguration officielle, pour être opérationnel en 2008 après la formation du personnel de laboratoire à toutes les techniques spécifiques aux pathogènes à surveiller complétée par celle des acteurs de la surveillance de la filière de l'ASH (vétérinaires, contrôleurs, techniciens) au diagnostic clinique et aux prélèvements d'échantillons conduite jusqu'en 2009.

Malheureusement la crise politique survenue en 2009 et les difficultés structurelles et financières de la filière et de l'ASH principalement ont renvoyé l'exécution du plan national de surveillance à 2010. Ma mission s'est achevée officiellement fin 2010 avec la remise de la responsabilité du LES à un cadre scientifique malgache en co-direction jusqu'à la fin de l'année 2011. Elle fit son baptême de feu avec la détection pour la première fois du virus des points blancs (White Spot Syndrome Virus ou WSSV) dans les crevettes d'une ferme aquacole de Madagascar début 2012, peu de temps après la déclaration de l'épidémie au Mozambique!

Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Mardi 20 Mars 2018 à 18:20 | Lu 4728 fois