Des anguilles de Vaihiria déménagent


PAPEETE, le 15 juin 2016 - En aval des centrales se trouve un canal de fuite, un canal qui rend l’eau turbinée au milieu. La faune et en particulier les anguilles s’y plaisent comme nulle part ailleurs. Régulièrement les agents de Marama Nui les ramènent sur le bon chemin. Cette semaine, ils organisent un déménagement de masse peu ordinaire, car la centrale Vaihiria I va se mettre en veille pour rénovation.

Yann Wolf est directeur de Marama Nui, il explique : "Nous allons mettre la centrale Vaihiria I en carénage pour trois mois à partir du 15 juillet. L’électromécanique arrive en fin de vie, il nous faut la rénover pour améliorer le rendement. On espère gagner 10%". La mise en veille de la centrale va assécher le canal de fuite. "Le canal de fuite c’est le canal qui rend l’eau turbinée à la rivière", précise Yann Wolf.

Dans la vallée de la Vaihiria, le canal de fuite mesure près de 300 mètres de long. Il est particulièrement apprécié par la faune : les anguilles, les chevrettes, les gobis,… "Le débit y est important, l’eau est oxygénée", détaille Yann Wolf avant d’ajouter que, malgré les bonnes conditions de vie, les espèces n’ont rien à y gagner. "C’est un cul de sac biologique". Pour les anguilles notamment, dont le cycle de vie se trouve brisé. Or, les anguilles sont de grandes voyageuses !

Une espèce migratrice plein de surprises

Pour se reproduire, les anguilles adultes quittent les rivières où elles ont grandi. Avant le grand départ elles se transforment. Littéralement. Dans un premier temps, elles accumulent des réserves graisseuses. L’opération dure plusieurs mois. Lorsqu’elles sont suffisamment dodues, elles cessent de s’alimenter. Définitivement. Leur tube digestif s’atrophie, leur anus se bouche. Leur peau s’épaissit et leur couleur change pour passer inaperçu dans les eaux de l’océan. Après la transformation elles se mettent en chemin. Direction un lieu de reproduction… inconnu.

Les trois espèces d’anguilles de Polynésie n’ont toujours pas livré leur secret. Les chercheurs ont découvert le lieu de reproduction des espèces européennes. Il se trouve dans la mer des Sargasse. Celles de Polynésie se rendraient dans une zone entre le Vanuatu, les Samoa les Fidjis "mais cela reste une hypothèse", affirme Heheria Helme, doctorante. Elle travaille sur l’impact des aménagements hydrologiques sur la migration des anguilles de Polynésie française.

Les petites anguilles, dites "civelles", ne restent pas vivre dans l’océan. Elles rentrent dans les eaux douces de leurs parents en empruntant le même chemin qu’eux avaient pris quelques semaines plus tôt. Ce qui explique qu’au pied de la centrale, les anguilles soient coincées. Elles n’ont pas, ou très peu d’espoir de pouvoir frayer un jour. Voilà tout ce qui explique le travail en cours au pied le centrale Vaihiria I.

Transfert

Tous les jours de cette semaine Heheria Helme, armée d’un filet électrifié et épaulée de deux agents de Marama Nui, sillonne le canal de fuite. Le débit y est réduit, de sorte que l’équipée peut repérer anguilles et civelles. "J’ai une perche dans laquelle passe un courant électrique. Le courant diffuse dans l’eau sur un périmètre d’un mètre. Les anguilles et civelles sont à la fois attirées puis étourdies au contact de ce courant." La paralysie ne dure que quelques secondes, le temps seulement d’attraper les individus et de les glisser dans un seau à proximité. La "pêche" à la perche dure une petite demi-heure. Les seaux lourds de poissons sont ensuite chargés sur un 4x4 qui part au lac en amont. Quelques individus sont placés dans la rivière naturelle qui coule non loin.

L’ascension en 4x4 dure 40 minutes. Suivent, sur les rives du lac, mesure de la taille, pesée, marquage. "Tout cela constitue un stress pour les animaux", indique Heheria Helme, "Je les endors avec quelques gouttes d’eugénol, un produit au clou de girofle que les dentistes utilisent pour nous endormir la gencive avant les soins, et je les manipule le plus rapidement possible avant de les relâcher." Le marquage est effectué via une seringue qui permet de placer un point de peinture acrylique sous le ventre. Parfois, Heheria Helme pose une puce électronique toujours au niveau du ventre. Tailles et poids consignés lors de ce déménagement sont autant de données qui viennent nourrir la thèse de la doctorante.

Interview
Heheria Helme, doctorante

Sur quoi porte votre thèse ?

"Je travaille sur l’impact des aménagements hydrologiques sur la migration des anguilles en Polynésie française. Je travaille surtout dans la vallée de la Papenoo en faisant des relevés régulièrement. Je mesure les individus, je les pèse, je les marque. J’identifie l’âge de certaines grâce aux otolithes."

Qu’est-ce que les otolithes ?

"Ce sont de petits cristaux osseux qui se trouvent dans l’oreille interne des poissons et qui grandissent en même temps que les individus. Un peu comme le cerne des arbres."

Quels sont les résultats de tes travaux aujourd’hui ?

"J’ai marqué plus de 600 anguilles depuis que j’ai commencé il y a trois ans. Il me reste une année de recherche et de rédaction. Mais dès à présent je peux dire que la faune est riche et que les vallées sont vivantes. Les anguilles vivent dans les rivières et remontent jusqu’au lac. Nous cherchons à savoir maintenant si elles peuvent redescendre une fois en haut. En Europe, il a fallu créer des passes pour les aider. Peut-être faudra-t-il faire la même chose ici. Il est aussi possible que les poissons empruntent non pas les rivières mais des chemins très humides, les anguilles sont capables de se déplacer sur de l’eau très humide. Tout cela est à confirmer."


Rédigé par Delphine Barrais le Mercredi 15 Juin 2016 à 14:53 | Lu 3763 fois