Damien Hoturau, sculpteur marquisien : entre tradition et transmission


Nuku Hiva, le 17 décembre 2023 - À l'occasion du Matavaa o te Henua Enana, le festival des îles Marquises 2023, qui a débuté samedi, Tahiti Infos est parti à la rencontre de Damien Hoturau, un sculpteur qui est passé maître dans la sculpture du bois. Au cours des décennies, il est devenu un gardien de son savoir-faire qui fait partie de l'essence de la culture marquisienne.

Les Marquises, joyau éparpillé dans l'immensité océanique, abritent en leur sein des sculpteurs dont le génie, comme une rumeur susurrée par les vagues, se répand jusqu'au-delà du Pacifique. La Terre des hommes est le berceau de nombreux artistes qui façonnent l'essence de leur culture, que ce soit sur de la roche, du bois ou des os. Damien Haturau est de ceux-là, de ceux dont la réputation est portée par l'air salin des alizés. Damien, à 73 ans, est passé, au cours des décennies, maître dans l'art du bois. Il est notamment l'artisan des scènes bibliques qui trônent dans les églises de Ua Pou, Ua Huka, Hiva Oa, Tahuata et Fatu Hiva, mais également à Suva aux Fidji, et du célèbre Christ de Ua Pou. À l'occasion du Matava’a, Tahiti Infos est parti à la rencontre de cet homme pour qui le bois de fer (noyer océanien) n'a plus de secret et pour qui la culture marquisienne est un héritage immortel.

Notre périple débute dans la tranquillité de Taihoae, à Nuku Hiva, centre névralgique des îles Marquises, qui est certes un peu troublé par l'effervescence du festival. Là, à l'ombre des majestueux pics karstiques qui dessinent la baie du village, se niche le sanctuaire créatif de Damien, son atelier, où chaque morceau de bois raconte une histoire. Une servitude en terre nous conduit vers le côté ouest de la baie, où le domicile de Damien se fond harmonieusement avec son atelier, un lieu où le bois devient art sous ses mains habiles. Récemment revenu du Salon des Marquises à Tahiti, qui s'est clôturé le 26 novembre dernier, ses chefs-d'œuvre récemment exposés, encore en transit, attendent leur retour dans la quiétude de son atelier.

14 heures, sous son porche usé par les saisons, Damien est là, tel un gardien des histoires gravées dans le bois de fer, qu'il a appris à apprivoiser au fil des années. Assis et concentré sur son labeur quotidien, Damien, outil en main, modèle un morceau de bois avec expertise. Ses yeux plissés par les années se lèvent à notre approche, une lumière vive brille dans son regard. La conversation débute comme un rituel, et Damien, telle une porte ouverte sur l'âme des Marquises, nous livre l'essence de son art, de sa culture et de sa propre existence.

“Je suis né sculpteur”

“Je suis né sculpteur”, lance-t-il en plaisantant, évoquant une époque révolue où l'apprentissage d'un métier était un acte de foi, un engagement envers un savoir-faire ancestral. À travers ses récits, les décennies s’effacent, nous ramenant cinquante ou soixante ans en arrière, à une époque où la vie à Nuku Hiva avait une cadence différente, où l'on apprenait un métier pour le métier lui-même. “La vie était bien différente de maintenant. Tout a changé et évolué. Il n’y avait pas toutes les opportunités qui existent aujourd’hui à Nuku Hiva”, raconte-t-il.

Ses premiers pas dans l’exercice de la sculpture furent guidés par les doyens, les anciens. Il avait 13 ans. D’abord sur de la pierre puis sur du bois. Il enrichit par la suite ses connaissances grâce aux manuscrits jaunis de Karl von den Steinen, un médecin qui jeta l’ancre aux Marquises au XIXe siècle et qui fut l’un des artisans de la mémoire de la culture, de l’art et du tatouage marquisiens, qu’il recensa dans ses écrits. Ses documents historiques lui ont été offerts par l’ancien évêque de Nuku Hiva, Mgr Le Cleac’h. “Le tatouage et la sculpture sont frère et sœur”, ajoute Damien Haturau.

Cette rencontre avec Mgr Le Cleac’h marqua profondément l’artiste en devenir qu’il était. À tel point qu’il décida de mettre son savoir au service de l’Église et de sa foi, avec la réalisation de nombreuses fresques bibliques. Son apogée fut celle de Nuku Hiva, qu’il mit dix années à achever. “Il m’a fallu dix ans pour parfaitement réaliser la sculpture à taille humaine”, nous explique-t-il. Un dévouement rare, qui lui valut la reconnaissance du pape Jean-Paul II dans les années 80. Les distinctions ont coulé comme un hommage à sa vie dédiée à la sculpture. Chevalier de l'ordre national du Mérite, chevalier de l'ordre des Palmes académiques, chevalier des Arts et des Lettres, et en 2021, la médaille de chevalier de l'ordre de Tahiti Nui remise par l'ancien président du Pays, Édouard Fritch. C’est avec fierté qu’il nous les montre, elles qui trônent fièrement sur une étagère de son salon.

De longues années d’enseignement

Mais Damien Haturau ne se contente pas de modeler le bois, il inscrit son savoir dans l'ADN des générations futures. Des années d'enseignement au Cetad de Nuku Hiva et au Centre des métiers d'arts de Tahiti l'ont vu transmettre son art aux jeunes esprits avides de connaissance. “J'avais le Capes et le titre de génie industriel bois”, annonce-t-il avec fierté. “Pour avoir la base du métier, il faut pratiquer et étudier pendant au minimum trois ans. Mais il faut aussi savoir dessiner”, explique-t-il, un regard scrutateur balayant le paysage autour de son atelier. Dans sa main, un plat marquisien en bois vient parachever son récit. “C'est primordial, le dessin”, souligne-t-il en montrant les motifs du plat, “il faut savoir bien diviser la forme géométrique qu'on veut lui donner, sinon les motifs ne seront pas symétriques”. “C'est vraiment la chose la plus complexe dans la sculpture”, assène-t-il pour nous faire comprendre la complexité de son art.

Mais la complexité de son art va au-delà du trait de crayon. Le geste expert nécessaire pour créer des formes géométriques parfaites demande une habileté exceptionnelle. “Il faut se servir de ses outils et tourner les pièces en même temps”, explique-t-il, révélant le mariage délicat entre la technique et l'intuition artistique. “Aujourd'hui, on a de bons outils, mais avant, on utilisait des carcasses de parapluies”, confie-t-il. Des outils et des années plus tard, Damien reste fidèle à son art. “Je m'arrêterai quand je ne serai plus capable de réaliser un cercle”, nous déclare-t-il.

Gardien parmi les gardiens

​Avec ses longues années au service de la jeunesse, il est évident que Damien Haturau est bien plus qu'un sculpteur. Il est un ambassadeur, un gardien parmi les gardiens de la culture marquisienne sous toutes ses formes. À Taihoae, il est vu comme un ancien, l'un des derniers détenteurs de ce savoir-faire unique sur Nuku Hiva, une île où les jeunes semblent détourner leur regard de l'artisanat traditionnel. Une réalité que Damien partage avec une compréhension sage. “Ici, tu trouves facilement du travail, que ce soit dans la construction ou ailleurs”, analyse-t-il, toujours assis sous son porche. “Les jeunes de maintenant, ils veulent travailler et avoir de l'argent tout de suite. Mais être sculpteur, c'est travailler sans rien gagner pendant longtemps, parfois des mois.” “Alors oui, c'est normal de voir qu'il y a plus de jeunes intéressés par la sculpture à Fatu Hiva ou à Ua Huka, car chez eux, il y a moins de travail, moins d’opportunités qu’à Nuku Hiva.”

Les conversations glissent entre le présent et le passé, entre les motifs sculptés et ses espoirs pour le futur de la jeunesse marquisienne. “Beaucoup de jeunes et de sculpteurs n'ont pas le bac (…) Beaucoup ne savent même pas l'origine du nom Marquises”, observe-t-il d’ailleurs avec une pointe de préoccupation. Quoi qu’il en soit, Damien nous affirme que lui, continuera à sculpter “tant qu’il le pourra”. Toujours dans son petit atelier accolé à sa maison, à l’ombre des pics qui cisèlent le paysage de la baie de Taihoae, il persistera à conserver son authenticité et à modeler tiki, pirogues, casse-têtes, plats et bien d’autres choses. Et chacune des courbes, des encoches qu’il réalisera, accentuera un peu plus l’empreinte indélébile qu’il laissera.


Rédigé par Thibault Segalard le Dimanche 17 Décembre 2023 à 17:23 | Lu 2981 fois