Concurrence, ton univers impitoyable…


Deux journées de colloque sur le droit de la concurrence à l'université, on aurait pu penser que l'amphi serait vide… Mais au contraire le sujet a passionné le public et les étudiants.
PUNAAUIA, le 21 novembre 2017 - Depuis ce matin l'Université de la Polynésie française héberge un colloque sur le droit de la concurrence en Polynésie française. On y a parlé monopoles, oligopoles, vie chère, marges excessives, abus, contrôle et répressions… C'était Dallas, mais avec toute la rigueur académique !

L'Université de la Polynésie française (UPF) a hébergé les 21 et 22 novembre un colloque intitulé "Le droit de la concurrence en Polynésie française et dans les petites économies insulaires du Pacifique : Bilan et perspectives." Nous avons pu assister à la première matinée de débats, riche en enseignements sur l'aspect économique et juridique de la concurrence dans nos îles.

Les invités politiques ont ainsi rappelé les principales mesures adoptées avec le tout récent droit de la concurrence et se sont félicités d'avoir réussi à créer une Autorité polynésienne de la concurrence (APC) indépendante et de grande expertise. Le président de l'APC, Jacques Mérot, a de son côté regretté que le colloque se tienne si tôt après sa prise de fonction. Il est en poste depuis seulement deux ans, mais l'autorité a déjà rendu 9 décisions et une série d'observatoires et de recommandations… mais surtout une flopée de saisines et d'auto-saisines concernant des entreprises locales qui devraient conduire à des décisions très attendues dès 2018.

Entre les intervenants locaux, quelques invités de l'extérieur ont aussi apporté un éclairage précieux sur notre situation. La conférence de Lino Briguglio, professeur à l'Université de Malte et surtout ancien membre de la cour d'appel de Malte en charge des questions de concurrence, a été particulièrement riche d'instructions.

À MALTE "L'IMPACT DU DROIT DE LA CONCURRENCE SUR L'ÉCONOMIE A ÉTÉ CONSIDÉRABLE"

Le professeur Briguglio a été écouté avec attention par Jacques Mérot, président de l'APC
Le professeur Briguglio nous offre ainsi un retour sur 30 ans d'expérience avec le droit de la concurrence dans la petite île méditerranéenne de Malte. "Dès que le droit de la concurrence a été implanté, l'impact sur l'économie a été considérable, et ça été très vite. Dans le secteur des télécoms, de la télévision, des biens de consommation, des produits informatiques, les prix ont fortement baissé", explique l'homme de droit. "Il y a des entreprises qui y ont perdu, mais celles qui restent sont en concurrence. Il reste quelques exceptions avec des secteurs régulés comme la vente d'essence où il y a un monopole d'état, ou encore là où il y a des monopoles naturels à cause des coûts fixes très élevés, mais en général ça a bien marché."

Voilà qui augure bien pour l'avenir de notre propre droit de la concurrence. Mais le professeur Briguglio a tout de même donné une longue liste de cas où la pleine rigueur de la concurrence ne peut pas être appliquée dans des économies insulaires. Il faut toujours que ce soit dans l'intérêt du consommateur, mais parfois une entente entre sociétés concurrentes permet de faire baisser les prix. Il cite le cas où des supermarchés ont décidé de mettre leurs achats en commun pour faire baisser les coûts… Ou encore d'une fusion entre entreprises concurrentes qui a permis de faire des économies d'échelles au profit du consommateur. Il explique aussi que si les aides publiques perturbent le fonctionnement des marchés, subventionner le transport entre les îles par exemple est essentiel pour les populations locales.

Il rappelle également que le droit de la concurrence n'a pas pour rôle de lutter contre les monopoles ou les entreprises ayant un poids important dans un secteur. Son seul but est de punir les abus de position dominante et lever les barrières à l'entrée pour permettre à de nouveaux concurrents de s'installer. À chaque fois, il faut que le régulateur procède à une analyse très fine de la situation pour déterminer quelle issue sera la plus favorable aux consommateurs.

Enfin, son conseil à Jacques Mérot, assis à ses côtés tout au long de la matinée, a été de faire un gros effort de pédagogie auprès du public. "Au début, à Malte, même les consommateurs étaient opposés au droit de la concurrence, ils répétaient ce qu'on leur disait, c'est-à-dire que la collaboration valait mieux que la concurrence dans une petite économie comme la nôtre. Mais à force d'insister sur les bénéfices de la concurrence et de montrer les résultats obtenus, nous avons réussi à obtenir le support de la population. Faire comprendre le droit de la concurrence aux entreprises a également été un long travail."

EXCLUSIVITÉ TERRITORIALE ? DÉCISION DE PHASE 2 ?

Évènement académique oblige, le débat a aussi abordé des questions très techniques à la pointe de la recherche. Sauf que ces questions théoriques ont des répercutions très pratiques sur ce qui est régulé ou non. Ainsi le professeur Christian Montet, de l'UPF, a argumenté que les théories économiques qui ont conduit à l'interdiction des accords d'exclusivité territoriaux en France et en Polynésie n'avaient pas fait leur preuve dans le monde réel, et plaide pour que ces contrats de partenariats exclusifs entre une marque et un importateur soient à nouveau autorisés. Un avis qui n'a pas fait l'unanimité dans le public.

Une autre intervention, celle de l'avocate Loraine Donnedieu de Vabres-Tranié spécialiste en droit de la concurrence à Paris, a analysé de façon critique les 9 premières décisions de l'autorité polynésienne de la concurrence. L'étude poussée des récents rachats d'hôtels par des investisseurs étrangers qui n'avaient pas encore d'activité touristique en Polynésie l'a interpellé, puisque selon elle il n'y avait aucun impact sur la concurrence existante. Elle a surtout longuement critiqué la "Décision de phase 2" de l'APC, en l'occurrence les conditions qu'elle a imposées au groupe Martin pour le rachat de l'armateur Taporo. Ses arguments n'ont pas fait l'unanimité et ont provoqué un débat assez bruyant entre les spécialistes présents dans l'assemblée.

Bref, ces deux jours auront permis de faire le point sur un sujet brûlant à travers le monde, et de nous mettre à jour des dernières tendances dans le domaine à travers le monde économique et académique. De quoi, on l'espère, avoir les armes théoriques pour arriver rapidement à une vraie concurrence "à la loyale" en Polynésie française.



Anne Perrot

Ancienne vice-présidente de l'autorité de la concurrence en métropole, professeur d'économie à la Sorbonne
"Grande distribution : trop de régulation tue la concurrence"


i["Nous observons ici une volonté de réguler le secteur de la distribution, c'est-à-dire au fond de le faire échapper au droit de la concurrence, alors que nous avons déjà fait des erreurs de cette nature en métropole. Donc j'aimerais expliquer lors de ma conférence pourquoi le constat d'échec de toutes les régulations en métropole s'applique assez bien à l'économie insulaire.

Dans le domaine de la distribution, on régule pour essayer d'atteindre des objectifs potentiellement contradictoires. On veut protéger le petit commerce, mais aussi les producteurs. Donc pour protéger le petit commerce, le législateur s'est dit qu'on allait empêcher la grande distribution d'entrer sur ce marché. On a limité l'implantation de nouveaux magasins [par divers méthodes]… Ca a évidemment limité l'entrée de nouveaux entrants. Mais ça, ça a un effet pervers terrible à la fois pour le petit commerce et pour les producteurs. Ceux qui ont eu les autorisations de s'installer sont devenus dominants, tandis que les autres n'ont jamais pu entrer sur le marché. Résultat, les entreprises en place se sont trouvées en position dominante, ont augmenté leurs prix et leurs marges, ont fait pression sur les producteurs qui n'avaient pas le poids pour lutter, et ont finalement écrasé le petit commerce indépendant… Donc ça a juste assis la puissance des grands distributeurs.

Concernant une entreprise qui dominerait la grande distribution en Polynésie, c'est difficile de dire si oui ou non il y a un problème à priori. Dans les petites économies insulaires il y a un problème spécifique, qui est la recherche de la taille minimale d'efficience. En clair, dans la distribution il y a des coûts fixes, pour la logistique, l'importation, la distribution, etc, qui font que l'on est plus efficace sur une grande échelle qu'à petite échelle. Opérer à grande échelle, à priori ça permet de faire baisser les coûts et de faire baisser les prix. Sauf que pour avoir une incitation à transmettre ces baisses de coûts au consommateur, il faut être en concurrence. S'il n'y a pas de concurrence, on garde les baisses de coûts pour soi ! C'est l'éternel problème, et il n'est pas simple à régler. Donc on a tendance à accumuler les couches de régulation, alors que le mouvement entreprit dans les autres économies, c'est plutôt au contraire de faire confiance à la concurrence pour raboter les marges et faire baisser les prix. Il vaut mieux lever les barrières à l'entrée sur le marché et surveiller très attentivement les pratiques anti-concurrentielles de l'acteur dominant…"
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Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Mardi 21 Novembre 2017 à 16:46 | Lu 2689 fois