Comment améliorer la prise en charge de nos matahiapo ?


Dans les îles, la mission a pu constater la “détresse” des personnes âgées à mobilité réduite, certaines se considérant “comme un fardeau” pour leur famille. En parallèle, “certains aidants ont émis de grandes difficultés à satisfaire les besoins primaires de la personne dont ils assurent la garde”. Crédit : DR.
Tahiti, le 12 janvier 2025 – Le rapport d’information sur les personnes âgées en perte d’autonomie de la commission de la santé et des solidarités de l’assemblée de la Polynésie française souligne plusieurs “manques” et “insuffisances” au niveau des aides, du suivi médical, de l’accompagnement quotidien ou encore de la formation, pouvant conduire à des situations de détresse ou de maltraitance. Dix préconisations sont formulées pour tenter de redresser la barre avec dignité, tandis que la part des 60 ans et plus devrait représenter 19 % de la population polynésienne d’ici 2030. Autrement dit, il y a urgence à structurer “une véritable filière de gérontologie” au Fenua.

 
C’est un rapport d’une cinquantaine de pages pas très réjouissant, mais tellement important. La commission de la santé et des solidarités de l’assemblée de la Polynésie française s’est penchée en fin d’année dernière sur les enjeux liés à la perte d’autonomie des personnes âgées. Une mission de trois mois a permis de procéder à l’audition des principaux acteurs publics et privés de la vieillesse. Plusieurs structures d’accueil et familles de Tahiti et des îles ont été visitées, donnant lieu à des “échanges riches, parfois bouleversants”. Des rapports universitaires et territoriaux ont également été mis à profit.
 
Pour rappel, le vieillissement de la population est un phénomène mondial qui n’est pas sans conséquences sociétales et économiques. Localement, l’Institut de la statistique de la Polynésie française (ISPF) estime qu’en 2030, 19 % de la population polynésienne fera partie de la classe d’âge des 60 ans et plus, soit 54 000 personnes. À ce jour, les services du Pays recensent 2 010 personnes âgées dépendantes. Autre chiffre marquant : en vingt ans, on est passé de 5 à 1,7 cotisant pour un retraité.
 

​Des “pénuries” humaines et matérielles


Pour la commission, c’est “un phénomène alarmant dont il faut se saisir urgemment”, à commencer par la prise en charge “perçue comme insuffisante”. L’accès aux soins reste “disparate”, avec un accompagnement social “défaillant”. Le manque de personnel médical est récurrent, notamment dans les îles éloignées. Si la nécessité de créer des postes supplémentaires revient comme un impératif, l’extension des compétences des infirmiers et des auxiliaires de soins est évoquée comme une piste supplémentaire. À Rangiroa, la pharmacie fait face à des “pénuries diverses”, notamment de couches. Sans parler du transport : faute d’alternative, certaines communes n’hésitent pas à intervenir en dehors de leurs compétences. “La chambre territoriale des comptes a pointé la gestion de la commune de Tubuai, s’agissant notamment du transport de personnes à mobilité réduite assuré par les pompiers”, peut-on lire dans le rapport.  
 
Dans les îles toujours, la présence des services sociaux est jugée “insuffisante” par manque de moyens humains. Des relais sont parfois proposés en mairie, mais les agents communaux ne maîtrisent pas toujours les dispositifs proposés par la Direction des solidarités, de la famille et de l’égalité (DSFE) et la Caisse de prévoyance sociale (CPS), tandis que les déplacements auprès de ces services à Tahiti s’apparentent à un “marathon administratif”. Dans le cas des Australes, une seule assistante sociale couvre l’ensemble de l’archipel. À Rangiroa, les administrés souffrent de l’absence de service social, malgré une population en augmentation. “À cette carence de l’administration s’ajoute un manque de professionnels libéraux”, souligne le rapport. “À ce jour, la CPS dénombre 157 infirmiers libéraux pour l’ensemble de la Polynésie, la très grande majorité de ces professionnels exerçant à Tahiti”. Des enjeux en termes d’attractivité et d’accessibilité seraient notamment en cause.
 

​Une formation “balbutiante”


La formation dans le secteur de la dépendance est “balbutiante”, malgré la mise en œuvre de plusieurs filières dédiées en lycée professionnel et technologique, au Régiment du service militaire adapté (RSMA) ou au Centre de formation professionnelle des adultes (CFPA). Dans les centres visités, une partie du personnel est encore formée “sur le tas”. Un constat confirmé par l’Agence de régulation de l’action sanitaire et sociale (Arass), qui estime à 50 % le nombre de gérants formés dans les unités de vie. “Depuis la crise de la Covid, il n’y a pas eu de formation d’accueillant familial, mais des agréments ont tout de même été délivrés, compte tenu du manque d’accueillants familiaux”, indique le rapport, tout en précisant que ladite formation venait d’être relancée.
 
Les centres d’hébergement souffrent également d’une “réglementation parcellaire et lacunaire” en matière d’aménagement, se limitant aux règles d’urbanisme des établissements recevant du public (ERP). Moins de la moitié des structures contrôlées sont aux normes, tandis que le droit du travail n’est pas toujours respecté. L’unique maison de retraite placée sous la responsabilité du ministère de la Santé est le Fare Matahiapo jouxtant l’hôpital de Taravao ; là aussi, “de lourds travaux doivent être entrepris”. Conséquence, selon l’Arass, la qualité de la prise en charge est très variable : si certaines structures “brillent” par leur professionnalisme et leur humanité, d’autres sont sous le coup de signalements pour des “dérapages” suite à une prise en charge “insuffisante”, voire “indigne”, se traduisant par exemple par des personnes “dénutries qui ne mangent qu’un repas par jour”.
 
Si la démence est évoquée, le rapport s’attarde plus particulièrement sur la perte d’autonomie physique, précisant qu’elle “est difficile à surmonter pour la personne qui la subit, mais également pour l’entourage qui doit assister la personne âgée, souvent un ascendant”. À ce titre, “l’absence de formation est de nature à isoler les aidants dans ces situations où il est nécessaire d’avoir été formé à la bonne approche et aux bonnes pratiques (...), sans quoi cela mène à la dégradation des rapports entre l’aidant et l’aidé, ce qui expose ce dernier à des situations de maltraitances”. Les chiffres des signalements effectués auprès de la DSFE sont “inquiétants” : 47 signalements de violences sur personne âgée en 2019, contre 89 en 2020. Dans les îles, la mission a pu constater la “détresse” des personnes à mobilité réduite, certaines se considérant “comme un fardeau” pour leur famille. En parallèle, “certains aidants ont émis de grandes difficultés à satisfaire les besoins primaires de la personne dont ils assurent la garde, s’agissant notamment de l’hygiène et de l’assistance à la prise de repas”.
 

​La “confusion” des aides


La disparité de la prise en charge résulte également de la pluralité des régimes de protection sociale, “source de confusion” pour l’usager qui fait face à une pluralité d’interlocuteurs. Cette situation mène à des “aberrations” avec “par exemple des prestations inégales pour des revenus identiques”. S’ajoutent les limites liées à l’accès à internet ou au découragement en cas de refus des dossiers. “Le dispositif de Fare Ora, s’il est développé de manière optimale, pourrait être une solution”, remarque la commission, concernant les guichets uniques de proximité. Globalement, la méconnaissance des dispositifs jalonne le rapport. S’agissant de l’aide à l’aménagement des conditions d’habitat dans le cadre d’un maintien à domicile, “la DSFE indique que ce dispositif a très peu été utilisé, avec seulement deux demandes pour l’année 2023 et aucune demande pour l’année 2024, en raison du fait que ce dispositif très contraignant impose à l’entrepreneur de payer en avance les frais des travaux, avant de se faire rembourser”. À l’inverse, l’Office polynésien de l’habitat (OPH), qui propose une aide à l’amélioration de l’habitat individuel (AAHI), est saturé par les demandes. Résultat : il faut attendre en moyenne 20 mois pour bénéficier de l’aide.
 
La mission conclut en soulignant “le manque d’une stratégie de politique publique ambitieuse”, estimant que “l’amélioration de cette prise en charge passera nécessairement par la structuration d’une véritable filière de gérontologie en Polynésie”, en commençant par davantage de coordination entre les différents ministères concernés.
 

​Maintien à domicile ou placement en centre d’hébergement

Le maintien à domicile reste le mode de prise en charge privilégié par les familles polynésiennes et les pouvoirs publics, mais relève du “parcours du combattant” pour les proches d’un point de vue “financier, énergétique et émotionnel”. Il faut aménager le domicile en conséquence et s’assurer de la présence permanente d’un aidant. Pour autant, le placement en centre d’hébergement, qualifié de “mouroir” par certains, est encore perçu comme un “acte d’abandon et d’ingratitude” par de nombreux Polynésiens. Cette option n’est souvent envisagée qu’en “dernier recours”. Côté chiffres, l’accompagnement d’une personne en perte d’autonomie (tierce personne, aidant feti’i, garde par un proche) dépasse les 310 millions de francs pour l’année 2022, répartis entre les différents fonds d’action sociale pour 522 bénéficiaires, soit une moyenne de 593 869 francs chacun. Les placements des personnes âgées représentent plus de 246 millions de francs pour 229 bénéficiaires, soit une moyenne de plus d’un million de francs chacun.

​L’alternative des unités de jour

Un chapitre est consacré au cadre de vie comme élément déterminant du bien-être des matahiapo. Entre autres sujets, les centres d’accueil de jour y sont présentés comme bénéfiques pour maintenir le lien social. “Le souhait de l’ouverture d’une telle structure a été formulé à plusieurs reprises, notamment à Rangiroa et à Tubuai, mais aussi aux Marquises, à Ua Pou. (...) Ce type de structure permet aux aidants de faire une pause, tout en sachant que la personne dont ils ont la charge est entre de bonnes mains”, précise le rapport. La CPS confirme une “demande importante” pour ce dispositif, accessible du lundi au vendredi, de 6 h 30 à 18 heures, incluant les repas, les soins d’hygiène corporelle et des activités au tarif de 10 000 francs par jour, pris en charge à 80 %.

​Aider les aidants

Le constat est sans appel : “En France, 60 % des aidants sont exposés à un risque de surmortalité dans les trois ans suivant le début de la maladie de la personne aidée”. Les risques de dépression sont également élevés. “S’il semble naturel pour la plupart des enfants de prendre soin de leur parent dans le besoin, cette situation se complique lorsqu’elle se pérennise. En effet, les difficultés inhérentes à la garde de personnes âgées en perte d’autonomie font qu’après une durée variable selon les seuils de tolérance et la lourdeur de la prise en charge, des complications surviennent (exaspération, fatigue, incompréhension, sentiment d’injustice, etc.), à tel point que l’on parle désormais de burn-out de l’aidant”, mentionne le rapport, qui dresse un “bilan mitigé” du dispositif d’aidant feti’i, lequel indemnise à hauteur de 50 000 francs maximum par mois le proche assurant la prise en charge. À ce jour, 190 personnes de plus de 60 ans seraient accompagnées par ce biais en Polynésie. Outre les déchirements familiaux et les carences de suivi, les demandes d’augmentation du montant de l’indemnité ont été récurrentes lors des auditions, notamment à Tahiti, faute d’autre source de revenu pour la personne mobilisée.

Dix recommandations

1. Axer la politique de prise en charge des matahiapo sur leur bien-être quotidien avec un accompagnement médicosocial “plus soutenu”, le soutien à la création de centres d’accueil de jour, la formation “impérative” des aidants et une meilleure communication des dispositifs d’aide à l’amélioration de l’habitat, sans oublier l’entretien courant du domicile.

2. Améliorer la prise en charge sanitaire des personnes âgées en perte d’autonomie par un renforcement “nécessaire” des moyens, notamment humains et de formation, en privilégiant la “médecine de proximité” et en luttant contre les déserts médicaux.

3. Tenir compte de l’appartenance culturelle des personnes âgées en soutenant davantage la médecine traditionnelle et en encourageant la transmission des savoir ancestraux, y compris artistiques, tout en prenant en compte les spécificités propres à chaque archipel.

4. Renforcer le personnel chargé de l’instruction des dossiers concernant les personnes âgées en perte d’autonomie et accompagner les demandeurs en cas de refus d’un dossier mal constitué.

5. Faciliter l’accès aux aides à l’aménagement liées à la perte d’autonomie en rassemblant les dispositifs de l’OPH, de la CPS et de la DSFE auprès d’un guichet unique et en créant une catégorie “d’urgence sanitaire et sociale” pour les demandes d’aménagement liées à la santé.

6. Faire adopter une réglementation relative aux unités de vie adaptée aux spécificités polynésiennes, suffisamment “souple” pour ne pas mener à la fermeture des établissements existants, tout en garantissant les droits fondamentaux des personnes accueillies, avec un accompagnement du Pays.

7. Harmoniser l’ensemble des textes concernant l’accès aux tierces personnes, aidants feti’i et gardes par un proche pour les matahiapo en perte d’autonomie, les textes encadrant l’aidant feti’i ne prenant pas en compte la réforme des retraites de 2019 (les personnes âgées de plus de 60 ans relevant des trois régimes RSPF/RNS/RGS sont éligibles, mais pas les bénéficiaires du FSR).

8. Aider les personnes âgées en perte d’autonomie par la création d’une branche dépendance de la PSG, ou “allocation personnalisée d’autonomie (APA)”, comprenant un droit universel, un droit égal et un droit sur-mesure en fonction du degré de perte d’autonomie et des ressources pour l’accomplissement des actes de la vie quotidienne, en complément d’une pension de retraite ou du moni rū’au.

9. Lutter contre l’isolement des personnes âgées et favoriser la reconnaissance des aidants en diffusant une liste à jour des aidants, en instaurant “un quota de jours d’absence exceptionnelle” au profit d’aidants en activité professionnelle et “un système de modulation des heures de travail”, mais aussi en révisant l’indemnité, voire en créant “une allocation universelle” minimum pour toute personne sans activité qui prendrait en charge un proche dans le besoin.

10. Adapter de manière solidaire la fiscalité aux ménages complexes (comprenant plusieurs noyaux familiaux) en intégrant la notion de “charge de famille” dans le calcul de la CST, afin de réduire l’impôt auprès des personnes assurant les revenus du foyer tout en ayant une personne dépendante à charge.

Rédigé par Anne-Charlotte Lehartel le Dimanche 12 Janvier 2025 à 18:00 | Lu 504 fois