Citoyenneté : La difficile définition de l'identité mā'ohi


Dans le cadre de sa tournée parlementaire, le jeune député indépendantiste Tematai Le Gayic organisait ce samedi 16 septembre un colloque sur “la citoyenneté mā'ohi” à la salle Manu Iti de Paea. Personnalités politiques, universitaires, professionnels et curieux ont pu, à l’occasion de tables rondes, échanger sur les différents enjeux liés à un tel projet, comme la construction d'une identité mā'ohi ou encore la protection de l'emploi local et du foncier.
 
Longtemps portée par le Tavini huira'atira, l'idée d'une citoyenneté mā'ohi n'est pas nouvelle. En revanche, le contexte politique polynésien actuel rend le débat plus pressant. “Peut-on envisager la mise en place d'une citoyenneté polynésienne ?” C'est la question posée concrètement ce week-end par Tematai Le Gayic, député indépendantiste, aux professeurs d'université et aux professionnels invités. Organisées autour de quatre tables rondes, ces discussions ont avant tout eu le mérite de créer des ponts entre les différents acteurs du débat.
 
Ce colloque, je m'en délecte”, déclarait le député Steve Chailloux devant une audience du même avis. “Rares sont les moments où les politiques peuvent assister à des débats intellectuels au travers desquels ils peuvent se nourrir. Trop souvent, les politiques sont cloîtrés dans leurs institutions, dans les dorures de l'assemblée, tandis que les universitaires sont parqués dans les amphithéâtres, et finalement il n'y a jamais de communication entre ces deux mondes. Pourtant, avant de prendre des décisions qui influenceront l'entièreté de la société, le politique devrait toujours se nourrir de débats intellectuels.” Et des débats, il y en a eu. Parmi ceux qui ont suscité le plus de réactions, celui sur “la construction d'une identité mā'ohi” n'a laissé personne indifférent.
 
Une identité mā'ohi complexe
 
“Construire”, par qui et pour qui ? “Identité”, laquelle ? Y en a-t-il une ou plusieurs ? “Mā'ohi”, aujourd'hui, qu'est-ce que cela représente ? Si les réponses proposées par les différents intervenants étaient diverses et variées, tout le monde s'est entendu sur l'importance de chaque mot. Et pour cause, pour réunir une population autour d'une seule et même citoyenneté, encore faut-il que tout le monde s'accorde sur les termes utilisés pour la définir. Historiquement, le terme “mā'ohi” n'a d'ailleurs pas toujours fait l'unanimité au sein de la société, comme l'a rappelé l'ethnologue et professeur à l'université, Bruno Saura : “Le problème qui s'est posé à l'époque dans la société polynésienne, c'est que le terme mā'ohi mettait tout le monde dans le même sac. Le mot mā'ohi représente l'autochtone. Mais du coup, l'autochtone d'où ? Pour les matahiapo dans les années 70, on se définissait en tant que ta'ata tahiti ou ta'ata rurutu par exemple, et donc on disait que l'on parlait le reo tahiti ou le reo rurutu. Le terme mā'ohi avait moins de sens dans la définition de leur identité.” Et aujourd'hui, si le terme est beaucoup plus accepté dans les représentations, sa définition divise.
 
Que veut dire être mā'ohi en 2023 ? Faut-il savoir parler une langue locale ? Faut-il pratiquer le 'ori i tahiti ? Faut-il être né en Polynésie française ou y avoir passé des années pour pouvoir se revendiquer mā'ohi ? D'un point de vue étymologique, le professeur Bruno Saura tranchait : “Le terme mā'ohi n'est pas fait pour englober tout le monde. Mā'ohi représente uniquement l'autochtone. Par exemple, en Nouvelle-Zélande, tout le monde est néo-zélandais, mais tout le monde n'est pas maori.” Le problème se pose donc : le mot mā'ohi est profondément exclusif. Un souci de taille dans une démarche qui se veut inclusive. Une dualité très marquée également dans le public présent ce jour-là, pourtant composé essentiellement de partisans indépendantistes. “Il ne faut pas élargir et entacher le sens noble du terme mā'ohi, il s'agit de notre identité propre et unique”, pouvait-on entendre chez les uns, tandis que chez d'autres, le discours était plus nuancé : “Nous sommes en 2023, nous sommes tous métissés. Être mā'ohi, aujourd'hui, prends un sens plus large que par le passé.”   
 
La citoyenneté mā'ohi dans la République
 
Autre problème, et pas des moindres, la faisabilité légale et juridique d'une telle entreprise. Une citoyenneté dans la citoyenneté ? Cela va à l'encontre même des principes républicains de la France, et notamment celui de l'égalité. Et devant cet argument, difficile de peser. “Créer une citoyenneté mā'ohi reviendra indéniablement à heurter les fondamentaux de la conception française de la société”, déclarait Philippe Neuffer, avocat au barreau de Papeete, pour qui ce projet demande une longue préparation juridique en amont. “Si nous voulons réussir à mettre en place un tel système, il faut prévoir un cadre juridique large afin de pouvoir y mettre toutes les spécificités qui nous seront propres afin d'être sûr que le Conseil d'État ne pourra pas y changer grand-chose.” En effet, selon l'avocat, le Pays n'est déjà pas assez armé juridiquement pour protéger le foncier et les emplois locaux.
 
Du côté de la secrétaire générale du parti indépendantiste, Vannina Crolas, il s'agirait d'arrêter de tergiverser : “Nous sommes en train de bricoler, là. (…) Si nous avions nos propres lois, nous serions indépendants. Le principe d'un État indépendant, c'est ça : faire ses propres lois, en fonction de sa vision du monde, en fonction de son histoire. Donc je me demande, y a-t-il vraiment des solutions au sein de la Constitution française qui peuvent protéger notre foncier et nos emplois locaux ? (…) Est-ce que l'État français va renoncer à ces principes fondamentaux pour 300 000 habitants ? Pour moi, la citoyenneté mā'ohi, c'est du bricolage. Il faut passer à la nationalité mā'ohi.” Si l'objectif est le même pour tout le monde au parti bleu clair, force est de constater que les cheminements pour y arriver divergent.
 

Interview
Tematai Le Gayic
Député de la Polynésie française
“Il y a une revendication culturelle qui est forte”
 
Dans quel contexte s’inscrit ce colloque ? Est-il temps de parler de citoyenneté mā'ohi ?
 
“Je pense que la société mā'ohi est en train, elle-même, de prendre conscience de l’importance de faire appliquer ce que nous vivons sur notre terre dans la loi qui nous organise. La loi a souvent un décalage, un retard, par rapport à la société mā'ohi. Et tout ce qui se passe aujourd’hui nous dit que c’est à nous, législateurs, d’être à la page. Il y a une revendication culturelle qui est forte. Cette semaine, par exemple, on a vu l’émergence d’applications mobiles afin d’apprendre la langue tahitienne et on a bien vu l’intérêt qu’elles suscitent : il y a une réelle volonté de manifester le “ma'ohira’a”, cette appartenance à la culture mā'ohi. Ce colloque s’inscrit définitivement dans cette dynamique.”
 
Si beaucoup de sujets ont été abordés, celui de la définition du mot “mā’ohi” a beaucoup fait parler. Et au final, on s’est rendu compte que chacun défend sa propre définition du mot. Du coup, quelle est la vôtre ? 
 
“C’est très compliqué, il faut le dire, et c’est pour cette raison que ce colloque a été organisé. Le projet de citoyenneté mā’ohi a été porté par le Tavini depuis plusieurs années déjà, et encore plus depuis les deux dernières élections, mais on ne s’est jamais vraiment penché sur les critères d’éligibilité, sur les termes qu’il fallait utiliser. En ce moment, l’avenir institutionnel de la Kanaky est en train de se jouer. En février 2024, ils vont décider de leur statut. J’aimerais que d’ici février 2024, nous puissions également décider d’un statut d’une autonomie plus avancée encore. À travers ce colloque, je voulais avoir l’avis d’experts, non politiques, un point de vue intellectuel basé sur l’histoire et le droit. Moi, mon objectif, c’est de ne pas dénaturer le terme “mā'ohi”, dans son essence. Nous l’avons vu aujourd’hui, c’est un mot noble qui reflète l’identité du peuple autochtone qui vit ici. Et en même temps, j’ai envie que celles et ceux qui aiment profondément ce pays, et qui n’ont peut-être pas cette attache, puissent se considérer comme “mā'ohi”. Cela a été dit durant le colloque, c’est compliqué car le terme “mā'ohi” représente, étymologiquement parlant, l’ensemble des individus qui ont une filiation avec cette terre. Donc il va très certainement falloir trouver un autre mot, plus juste, pour représenter cette citoyenneté que nous voulons créer.”
 
Les universitaires ont soulevé les questions suivantes : “Le mot ‘mā’ohi’ peut-il être inclusif ? Et si oui, jusqu’à quel point ? Ou doit-il demeurer exclusif ?” Aujourd’hui, au sein du Tavini, est-ce que ces questions divisent ? L’audience présente aujourd’hui le laissait entendre…
 
“Lorsque l’on regarde les élections passées, on se rend compte que le Tavini ne s’est pas vraiment posé de question sur qui peut être peuple dans notre pays. Il avait, et a toujours, fixé ses objectifs sur l’avenir du pays. L’intervention de la secrétaire générale du parti, Vannina Crolas, nous l’a d’ailleurs rappelé : la priorité première du groupe Tavini, c’est l’accession à la pleine souveraineté, sans tergiversations sur les modalités juridiques ou sociologiques d’un peuple. Il faut être peuple, tout simplement. La difficulté que l’on rencontre en revanche, c’est que certaines personnes qui ne se voient pas dans ce ‘faire peuple’ dans un État souverain, car les caricatures persistent : ‘un État souverain est un État qui va se refermer sur lui-même’ ou encore ‘ce sont des décideurs politiques qui vont vouloir chasser des personnes qui ne suivent pas le mouvement indépendantiste’. Aujourd’hui, l’idée est de poser les bases de cette indépendance, ce qui revient à dire comment est-ce que l’on fait pour accéder à l’indépendance de manière juste et raisonnée. La loi, on la fait et on la défait en permanence. Au final, ce sont les gens qui décident, c’est le peuple. Et c’est ce qu’il faut garder en tête. Maintenant, tout l’enjeu réside dans le fait de trouver un terme qui nous rassemblera.”
 
“L’accession à la pleine souveraineté sans tergiversations”, n’est-ce pas là ce qui freine l’adhésion pure et simple au mouvement indépendantiste ? On a l’impression qu’il faut s’empresser d’être indépendant sans pour autant savoir où on met les pieds…
 
“L’idée de cette citoyenneté mā’ohi, c’est de faire prendre conscience aux gens qui vivent dans ce pays qu’ils sont peuple. Ça veut dire qu’ils ont des droits dans ce pays. Si on n’est pas d’accord avec cela, c’est que l’on reconnait avant tout faire partie de l’ensemble français. Dans ce cas, en termes de droit, que l’on soit en Hexagone, aux Antilles ou ici en Polynésie française, cela veut dire que l’on devrait être tous logés à la même enseigne. Or aujourd’hui, on le voit dans notre pays, même ceux qui se déclarent autonomistes veulent favoriser la protection de l’emploi local ou la protection du foncier. Nous, ce qu’on explique, c’est que pour protéger l’emploi local et le foncier, il faut déterminer avant tout le peuple pour lequel on fait tout cela et ensuite déterminer la loi qui va régir ce peuple. C’est à travers ce cheminement que l’on compte atteindre cet objectif de pleine souveraineté.”

Intervention
Steve Chailloux
Député de la Polynésie française
“Il faut débarrasser le terme mā’ohi de tous ces préjugés”
 
“Aujourd’hui, on oppose le concept de mā’ohi à celui de métissage. Encore une fois, dans l’esprit populaire et les préjugés qui en découlent, il y a une notion de pureté. Or, la question de la pureté de la race est un fantasme. Ça n’a jamais existé. Il faut débarrasser le terme mā’ohi de tous ces préjugés pour enfin pouvoir esquisser un début de définition.
(…) Ne devrait-on pas commencer par définir un Mā’ohi comme étant celui ou celle qui, de par sa mère ou son père, peut se prévaloir d’un lien généalogique qui le relie à une terre particulière, la nôtre ? Pourquoi j’insiste sur ‘de par sa mère ou de par son père’ ? Parce qu’à partir de cette notion-là, on introduit de fait le métissage. Dans mon cas par exemple, mon père est chinois et ma mère est mā’ohi. Cela ne fait pas de moi un demi, car je ne suis pas le demi de quelque chose, je suis l’entièreté de moi. Ce qui fait de moi, dans ma définition personnelle, un Mā’ohi parce que je peux me prévaloir d’un lien de filiation à cette terre de par ma mère du moins. De par cette définition-là, j’ai l’impression que l’on arriverait plus ou moins à réconcilier et à dire que le métissage fait partie intégrante du Mā’ohi. Si je suis mā’ohi de par ma mère ou mon père, forcément, par définition, le terme mā’ohi devient exclusif. Tout le monde ne peut pas être mā’ohi.
Alors évidemment, en utilisant ces mots, j’ai déjà été taxé de raciste et de xénophobe. On me disait ‘mais avec cette définition, tu m’empêches d’être mā’ohi ! Mais moi j’aime ce pays, je vis dans ce pays !’ Et à cela je réponds qu’il faut se calmer. Je ne suis pas dans le rejet de l’autre. Nous sommes différents, je suis ce que je suis et il est ce qu’il est, mais ça ne veut pas dire que j’émets un lien hiérarchique. Être ou ne pas être mā’ohi ne définit pas le degré d’amour qu’une personne a pour ce pays. C’est parce que nous sommes coincés dans cet amalgame qu’il est compliqué à chaque fois d’aborder ces sujets-là sans être taxé de raciste ou de xénophobe. J’insiste : un non-Mā’ohi peut aimer autant ce pays qu’un autochtone. Dans la construction d’une citoyenneté ‘X’, devrons-nous nous diriger vers une citoyenneté mā’ohi, et donc de ce fait exclusive, ou alors allons-nous nous orienter vers une citoyenneté qui inclurait le Mā’ohi et également celles et ceux qui n’ont pas forcément de lien d’affiliation à la terre, mais qui pour autant, aiment ce pays, veulent bâtir ce pays, veulent contribuer à ce pays, veulent y vivre, et très certainement, mourront dans ce pays ? À titre purement personnel, et sans doute que je ne vais pas faire des contents dans mon propre parti, je me battrai toujours contre des visions extrêmement exclusives.”
 

Rédigé par Wendy Cowan le Dimanche 17 Septembre 2023 à 21:08 | Lu 3927 fois