Carnet de voyage: Un vrai tiki de Tahiti à Rapa Nui ?


Un document précieux : l’archéologue chilien Claudio Cristino et l’apnéiste français Jacques Mayol (lors de son dernier voyage dans le Pacifique, peu avant son décès) au pied du “tiki”. Pour le scientifique, il ne fait guère de doute que la statue est postérieure aux grands moai. A gauche, en bord de mer, on distingue l’alignement de moai de l’ahu Tongariki, restauré par ce même Claudio Cristino.
Depuis que l’île de Pâques est desservie par la compagnie aérienne Latam (ex Lan Chile), les touristes sont de plus en plus nombreux à se presser sur les sites archéologiques de l’île, sans doute l’un des plus beaux musées à ciel ouvert de la planète. Une statue retient souvent l’attention des visiteurs, un étrange tiki de facture très marquisienne, posé sur le côté droit du Rano Raraku, à quelques centaines de mètres de la carrière des grands moai. Explications.


Rapa Nui, nom tahitien donné à l’île de Pâques par les marins de la Polynésie française qui s’y rendaient au XIXe siècle (son nom pascuan était Mata ki te rangi, “Les yeux qui regardent le ciel”), est définitivement associée aux statues géantes que la population locale édifia durant probablement plusieurs siècles (du XIIIe au XVIIe siècle selon certains archéologues), en sculptant essentiellement les flancs du Rano Raraku. Ce petit volcan est le reste d’une “bouche à feu” ayant formé, par accumulation de cendres et de scories, un tuf volcanique relativement léger et surtout facile à travailler avec des instruments de pierre.


Une vue générale extérieure de la grande carrière du Rano Raraku. Les statues ont toutes été taillées sur la partie gauche, sous le grand renflement de tuf. On distingue, à part (notre cercle), le petit tiki, sculpté sur la droite du site, comme si les auteurs de la statue avaient décidé de respecter un tabou.
Un moai bien à part

Sur environ un millier de statues mises en chantier, à peine le tiers fut livré à destination, à savoir principalement les “ahu” côtiers sur lesquels les moai étaient érigés. Formidable gaspillage de ressources et d’énergie qui précipita la chute de cette “mini civilisation”.
Curieusement, si l’on parvient très bien à suivre l’évolution des statues au fil du temps, de plus en plus grandes, de plus en plus fines, de plus en plus stylisées (pour perdre du poids, mais elles devenaient alors très fragiles), l’une d’elles “fait tache” dans cet ensemble : le moai Tuku Turi, appelé aussi moai Tuturi*, sculpté sur les flancs droits de la carrière du Rano Raraku, là où jamais les anciens sculpteurs pascuans n’étaient venus travailler. Il s’agit donc d’une œuvre originale, volontairement travaillée hors de l’ancien site sans doute sacré de la carrière, preuve à nos yeux que ce sont des sculpteurs respectueux de cet interdit qui ont créé cette statue. Preuve également que si ces derniers ont respecté le “tapu”, cela démontre que cette sculpture est postérieure à celles de la carrière.


Un tiki marquisien caractéristique du XIXe siècle, originaire, nous a-t-on dit, de la vallée de Taipivai, et qui ressemble beaucoup au tiki de Rapa Nui (à noter la particularité de cette statue : elle a été réalisée en deux pièces, la tête étant séparée du corps ; hauteur : 44 cm).
Façon Marquises

Pendant des décennies, compte tenu de la forme très marquisienne de ce moai, en fait un tiki, l’interprétation officielle affirmait qu’il s’agissait d’une statue très archaïque, sculptée par les tout premiers Polynésiens débarqués sur l’île, travaillant à la manière de ce qui se faisait aux Marquises ou même aux Australes (Raivavae par exemple).
Cette théorie est aujourd’hui battue en brèche par les scientifiques qui constatent que si cette statue avait eu une valeur réelle, si elle avait été une représentation d’ancêtre, elle ne serait pas restée à l’abandon dans ce coin isolé de la carrière (elle a été déterrée en 1956 par l’expédition de Thor Heyerdhal). Si, en outre, elle avait été sculptée dans un tuf de qualité, les Pascuans auraient tout simplement continué à travailler autour de cette même statue qu’ils auraient alors déplacée, comme ils le faisaient avec toutes les autres.


C’est avec ces petits “tuki” de basalte que le tuf du Rano Raraku a été sculpté et transformé en moai.
La grande “Rapa” des marins tahitiens

L’explication de l’existence de ce moai est sans doute beaucoup plus simple : nous l’avons dit, du temps de l’installation de la mission catholique et de la mise en exploitation de l’île par les Dutrou-Bornier, Brander et autres “hommes d’affaires”, les liaisons principales se faisaient en goélette avec Tahiti. Les marins d’alors, bien incapables d’expliquer exactement à leurs proches où ils allaient (“l’île de Pâques”, cela ne parlait à personne) spécifiaient à leur entourage qu’ils descendaient d’abord plein sud, jusqu’à Rapa (là où le vent les portait) ; arrivés à ces latitudes, ils trouvaient des vents soufflant d’ouest en est, qui les menaient à une île aussi pelée que Rapa, mais plus grande, pour cette raison surnommée “Rapa Nui”.
Certains de ces hommes ne restaient que le temps d’une escale, d’autres demeuraient quelques mois, selon les travaux à effectuer sur place (dans l’exploitation -un élevage de moutons, ou à la mission catholique), jusqu’au prochain bateau qui les ramenait chez eux plus facilement, grâce aux alizés d’est.


On comprend très bien que le moai Tuturi n’a pas grand-chose à voir avec les moai de la carrière, dont le design typique de Rapa Nui avait atteint un très haut degré de sophistication. Le tiki, quant à lui, semble avoir été réalisé en peu de temps et par des personnes extérieures à l’île de Pâques.
Laisser une trace

Que se passa-t-il sur les flancs du Rano Raraku ? Ces marins et ouvriers polynésiens de Tahiti et de nos archipels ont sans doute dû rester médusés devant les énormes statues qui devaient leur inspirer une grande peur, comme tous les tiki d’ailleurs.
Pas question donc pour eux d’aller “bricoler” dans la carrière des anciens moai, le lieu étant forcément “tapu” dans l’esprit des Polynésiens, alors très superstitieux.
Mais alors, pourquoi décider de faire un tiki ? Pour amener un peu de mana marquisien ou tahitien à Rapa Nui ? Pourquoi pas. Le faire pour le plaisir ? Pourquoi pas aussi… Par simple défi, histoire de montrer que les Tahitiens étaient, eux aussi, capables de travailler la pierre ? Peut-être. Mais sûrement pas en prenant le risque de déplaire aux ancêtres pascuans et à leurs représentations sur les flancs du Rano Raraku, au milieu des autres statues. D’où cette sculpture très isolée, assez monumentale si on la compare aux plus grands tiki polynésiens (elle mesure environ 4 mètres de hauteur), dans un secteur éloigné de la carrière et complètement vierge de toute activité.
Il est donc très possible que parmi ces Tahitiens (au sens large du terme, originaires des différents archipels de l’actuelle Polynésie française), des sculpteurs ont eu l’envie, pour une raison que nous ignorons, d’imprimer la marque de leur passage sur ce site. Ils auraient alors déniché un petit coin du Rano Raraku pas très loin de la carrière, mais hors du champ de celle-ci, dans une strate correspondant plus ou moins au tuf des moai. Avec des outils probablement plus modernes, en métal, ils ont eu tôt fait de dégager une masse de scories suffisante pour pouvoir à peu près rivaliser, en taille, avec les moai.


Si les Pascuans anciens ont sculpté tous les moai, il est clair que le “tiki” Tuku Turi n’a probablement pas les mêmes origines. Mais ceux qui l’ont réalisé n’ont pas signé leur œuvre et ont emporté leur secret dans la tombe…
Un tiki grossier, sans fignolage

Ces ouvriers ne disposaient sans doute pas de beaucoup de temps. La sculpture du “tiki” est restée grossière, sans fignolage, mais pouvait permettre de montrer aux Pascuans d’alors que d’autres Polynésiens avaient conservé, à leur façon, le savoir de leurs ancêtres et leur coup de main pour donner forme à des figures anthropomorphiques.
Bien sûr, le Tuku Turi n’est qu’une esquisse, s’il est comparé à la sophistication des moai de la dernière période, mais la statue ne manque pas de charme ni d’allure.
Si l’on ne sait pas vraiment qui la sculpta ni quand, c’est cette hypothèse “moderne”, postérieure aux grand moai, qui est aujourd’hui regardée avec le plus de sérieux par les spécialistes.
Un tiki tout ce qu’il y a de polynésien serait donc, peut-être, l’ultime statue géante sculptée à Rapa Nui…

Textes et photos : Daniel Pardon


* Tuturi, en tahitien, signifie s’agenouiller, position dans laquelle se trouve le tiki polynésien du Rano Raraku.


Si les Pascuans anciens ont sculpté tous les moai, il est clair que le “tiki” Tuku Turi n’a probablement pas les mêmes origines. Mais ceux qui l’ont réalisé n’ont pas signé leur œuvre et ont emporté leur secret dans la tombe…






Tuku Turi, ou Tuturi (littéralement “à genoux”) vu de profil : indubitablement, il a une facture polynésienne, marquisienne même. Il repose sur ses deux jambes repliées, ce qui n’est le cas d’aucun moai pascuan.
La légende de l’homme “brisé”

Une légende locale a circulé, concernant le Tuturi ; elle semble assez peu vraisemblable, mais elle mérite d’être rapportée.
“En haut du Rano Raraku, au sommet du volcan, presque à la verticale du Tuturi, de grands trous parfaitement sphériques, ont été creusés par les anciens ; certains appellent ces trous les pu makari (dont on ignore encore aujourd’hui quelle était leur utilisation) ; pour d’autres, Pu Makari est un nom propre désignant le sommet du Rano Raraku, où ont été creusés ces fosses.
Selon la légende, des troncs de palmiers de l’île de Pâques (aujourd’hui disparus, proches du palmier du Chili, Jubaea chilensis) y étaient fichés. Des cordes y étaient attachées qui pendaient le long de la falaise, verticale à cet endroit (face au Tongariki). Quand ils avaient du temps libre, les sculpteurs de moai utilisaient ces cordes comme des balançoires géantes le long de la paroi. Un jour, un des hommes, appelé Vai Ko Veka, perdit l’équilibre, chuta et se tua. Ses compagnons le retrouvèrent avec les jambes brisées et pliées, comme s’il était à genoux. Et c’est en mémoire de leur camarade que les sculpteurs auraient alors décidé d’ériger ce moai à genoux.

L’île de Pâques pratique

Pour y aller
Un vol par semaine sur la compagnie Latam. 5 à 6 heures de vol. Meilleure saison : de novembre à mars.

Pour réussir son voyage
Le guide “île de Pâques Rapa Nui”, aux éditions “Au vent des îles”, demeure l’incontournable “bible” pour avant, pendant et après le voyage.

Pour se loger
De la formule ultra chic de l’hôtel Explora à la modeste pension de famille, la palette d’offres est très large. Faites-vous guider par votre agent de voyages ou le personnel de Latam. Préférez le centre-ville de Hanga Roa pour flâner à n’en plus finir le soir entre couchers de soleil sur les moai de Tahai, et pisco sour.

Plongez !
Si l’expression “grand bleu” a un sens, c’est à l’île de Pâques, où les eaux vierges de toute pollution offrent une transparence unique au monde. Le centre de plongée Orca, fondé et dirigé par le Français Michel Garcia, propose un service de grande qualité pour des explorations extraordinaires. Venez de notre part ! site : www.seemorca.co.cl

Rédigé par Daniel Pardon le Jeudi 5 Janvier 2017 à 15:39 | Lu 5234 fois