Carnet de voyage : Patteson, l’évêque martyr des Salomon, tué à cause des blackbirders


Un des portraits de John Coleridge Patteson, alors missionnaire zélé en Mélanésie.
MELANESIE, le 18 février 2016. Mourir pour sa foi, on peut le comprendre. Mourir pour les crimes commis par d’autres, c’est plus navrant. C’est pourtant ce qui est très certainement arrivé au premier évêque anglican de Mélanésie, John Coleridge Patteson, dont la mort a été cruellement mise en scène aux îles Salomon le 20 septembre 1871. Cause du drame, le passage meurtrier, peu de temps avant, de “blackbirders”, recruteurs de main d’œuvre…

Le jour où il fut martyrisé sur l’île de Nukapu, il avait 44 ans et la foi chevillée au corps : John Coleridge Patteson, né le 1er avril 1827 à Londres, était devenu le premier évêque de Mélanésie après avoir écumé, en évangéliste zélé, nombre d’îles en Nouvelle-Calédonie, aux Nouvelles-Hébrides et aux Salomon.
Fils d’un juge, après Eton et Oxford, il aurait pu rester confortablement au Royaume Uni, mais à cette époque, les missions avaient le vent en poupe ; catholiques et protestants (ces derniers issus de nombreuses chapelles) se bousculaient pour parvenir à convertir les âmes des “derniers sauvages” polythéistes.
Les missionnaires, à leur façon, reproduisaient le même jeu que les grandes puissances, qui rivalisaient dans un gigantesque Monopoly colonial (Angleterre, Allemagne et France dans notre région), jouant du coude pour s’approprier de nouveaux territoires.

La Mélanésie, zone sans tutelle

La vaste Mélanésie, à l’époque, n’appartenait pour ainsi dire à personne ; certes, la France avait jeté son dévolu sur la Nouvelle-Calédonie (proclamée colonie française à Balade, le 24 septembre 1853, par le contre-amiral Febvrier Despointes), mais la situation demeurait floue aux Nouvelles-Hébrides et plus encore aux Salomon. Les tribus y vivaient libres de toute tutelle étrangère. Souvent, les missionnaires étaient, en quelque sorte, des têtes de pont précédant l’annexion par telle ou telle grande puissance.
Problème majeur, il pouvait être risqué de s’aventurer dans ces archipels ; les santaliers d’abord, les négociants en holothuries (bêches de mer), en nacre, en écailles de tortues et en coprah le savaient bien, qui avaient payé -ou qui payaient encore- au prix fort leur cupidité. On ne comptait plus les comptoirs détruits, les chapelles brûlées, les bateaux attaqués, les affairistes et marins tués, voire même passés au four…
Il en fallait cependant plus à John Patteson pour être effrayé ou découragé. Il était arrivé en Nouvelle-Zélande en mai 1855. Plein de bonne volonté, Patteson avait appris le Maori, du moins ses rudiments, sur le “Duke of Portland”, sur lequel il avait embarqué avec son oncle et son frère James (il avait quitté l’Angleterre le 25 mars 1855).

1er voyage : 66 îles !

Très vite, John manifesta auprès de son évêque, Mrg George Augustus Selwyn (1809-1878), le désir d’aller au-delà de la Nouvelle-Zélande et de le suivre dans ses tournées d’évangélisation plus au nord, en Mélanésie. A 29 ans, cette opportunité lui fut enfin offerte : le 1er mai 1856, il embarqua à bord du petit schooner “Southern Cross”, avec son évêque flanqué de sa dévote épouse
Aneityum, Erromanga, Fate (une île à la sinistre réputation), Santo, Guadalcanal, Norfolk enfin, puis la Nouvelle-Calédonie ; le premier voyage de Patteson se solda par la visite de 66 îles, par 81 débarquements et surtout par un coup de foudre pour cette région et ses populations.

En quête de recrues


Dans l’esprit du jeune missionnaire doué pour les langues, une évidence lui apparut : s’il était facile d’apprendre le Maori et de sillonner la Nouvelle-Zélande de long en large grâce à ce “passeport” linguistique, en Mélanésie, avec plus de mille dialectes parlés, même s’il en étudia de nombreux (au point, dit-on, d’en maîtriser 23), il était impossible de parvenir à une évangélisation rationnelle de ces peuplades sans que l’on apprenne d’abord l’anglais dans une véritable école à quelques jeunes hommes sélectionnés, susceptibles ensuite, de retour dans leurs villages, d’enseigner les Evangiles. C’est ainsi que, chaque fois qu’il le put, Patteson embarqua des recrues, capables de devenir des “teachers” comme l’on disait alors, des catéchistes et des civils appelés à aider les missionnaires. Ils faisaient très souvent l’interface entre ces derniers et les tribus, les Samoans, par exemple, ayant fourni un très grand nombre de ces “teachers”.

Missionnaires et blackbirders

Oui, mais voilà : les chemins de l’enfer sont pavés de bonnes intentions et ce que n’avait peut-être pas clairement mesuré Patteson était le risque que le blackbirding et ses dérives (enlèvements, viols, violences, meurtres) faisaient courir à tous les Blancs, missionnaires compris.
Les négriers, très souvent Anglais (mais aussi Américains, plus rarement Français), sillonnaient en effet la Mélanésie pour se procurer de la main d’œuvre destinée aux plantations de Fidji et du Queensland.
En théorie, il s’agissait d’embaucher des travailleurs volontaires, à qui étaient proposés le trajet aller-retour et un contrat en bonne et due forme. Dans la réalité, de véritables esclavagistes débarquaient à l’improviste dans les villages, enlevant par surprise hommes et femmes. D’autres fois, les indigènes étaient attirés à bord par des cadeaux et faits prisonniers dès qu’ils étaient en nombre jugé suffisant.
Missionnaires, blackbirders, difficile pour des Mélanésiens isolés de faire le tri entre ces Européens fréquentant leurs îles avec la même assiduité. Les premiers pour razzier les populations, les seconds pour bouleverser et détruire leurs cultures.
La sauvagerie des blackbirders, que rien n’arrêtait, incita les religieux anglais à accélérer la création d’un diocèse de Mélanésie. Patteson était alors en première ligne pour combattre les négriers. Encore fallait-il pouvoir limiter leurs méfaits et la création d’un diocèse, avec ses paroisses, pouvait permettre ce début de contrôle.

1er évêque de Mélanésie à 35 ans

Le 24 février 1861, à 35 ans seulement, après six années de bons et loyaux services aux côtés de Mrg Selwyn, John Coleridge Patteson fut consacré premier évêque de Mélanésie en grandes pompes, en l’église St Paul d’Auckland. Il prit ses fonctions à deux pas de là, à la mission de Kohimarama, au collège St Andrew exactement, en compagnie de tous les jeunes Mélanésiens en formation à ses côtés.
Entre-temps, les religieux avaient perdu leur valeureux schooner, le “Southern Cross”, remplacé par un bâtiment qui ne donna pas satisfaction. En 1863, un navire flambant neuf arriva à la mission, baptisé, lui aussi, “Southern Cross”.

Presque un vieillard à 43 ans

A cette époque, une terrible épidémie de dysenterie décima les rangs des élèves de Patteson, autant de jeunes hommes qui ne reverraient jamais leurs archipels (ils furent enterrés à Auckland). Quant à l’évêque, de tournée en tournée, il était clair que s’il parvenait à adoucir les mœurs même des pires cannibales (du moins réputés tels), il y laissait sa santé. En février 1864, il dut aller se faire soigner à Sydney. Guéri et reposé, il repartit sur le “Southern Cross”. En 1865, Patteson mit en chantier le centre de formation religieuse des jeunes Mélanésiens sur l’île de Norfolk, dont le climat doux était plus propice à leur maintien en bonne santé que celui d’Auckland. Le terrain lui avait été offert par le gouverneur de la Nouvelle Galles du Sud, sensible à ses besoins.
Après deux ans de travaux, en 1867, tout le monde, une centaine de jeunes, déménagea de St Andrew Collège vers la toute nouvelle Barnabas’ Mission School of Norfolk.
Patteson, en 1870, tomba une nouvelle fois malade ; la Mélanésie l’avait usé en quelques années et, à son arrivée à Auckland, pour une longue période de repos complet, tous ses proches ne purent que constater qu’à 43 ans à peine, cheveux gris, traits tirés, il était en passe de devenir prématurément un vieillard. Comme à chaque fois qu’il était immobilisé pour des raisons de santé, Patteson, inlassablement, traduisait, écrivait, relisait ses notes pour rédiger des manuels religieux accessibles aux Mélanésiens. Maîtrisant plus de vingt langues vernaculaires parlées dans son immense diocèse, il ne manquait pas de pain sur la planche.

Nupaku : pour rassurer les indigènes…

Malgré sa santé chancelante, “l’évêque des Noirs” ne tarda pas à repartir en mission, sur le terrain, là où, jugeait-il, il était indispensable.
Le 20 septembre 1871, le “Southern Cross” jetait l’ancre à Nukapu, petite île des Salomon qui n’était pas réputée plus dangereuse qu’une autre et où Patteson était déjà connu.
Toujours pieds nus, en pantalon et chemise, l’évêque, de toutes les façons, savait comment, avec douceur et cadeaux, désarmer les guerriers les plus féroces. Son bateau fut très vite entouré de nombreuses pirogues et le missionnaire embarqua avec ses proches sur une baleinière afin de s’approcher du rivage. Les gens étaient certes souriants, mais une atmosphère étrange semblait tout de même régner parmi eux. Les indigènes avaient reconnu l’évêque, mais paraissaient sur le qui-vive, inquiets. Pour les rassurer, Patteson embarqua seul sur une de leurs pirogues ; celle-ci franchit la barrière de corail et s’approcha de la plage en traversant le lagon.

Le cadavre mis en scène

A bord de la baleinière, tout le monde vit l’évêque toucher terre et débarquer, mais, très vite, il fut masqué à la vue de tous par la végétation. L’angoisse monta de suite. Bientôt, une pluie de flèches tirées des autres pirogues s’abattit sur le canot avec des cris de vengeance. Les tireurs savaient viser. En catastrophe, la baleinière dut fuir vers le “Southern Cross” avec de nombreux blessés à son bord. Un dénommé Atkins comprit qu’il fallait retourner à terre au plus vite pour sauver l’évêque, ce qu’il fit avec des Salomonais embarqués et deux marins volontaires. Près du rivage, une pirogue glissa silencieusement à leur rencontre ; elle portait un chargement, peut-être un ou des guerriers en embuscade. On arma les pistolets, mais à l’approche de la petite embarcation, ce fut la consternation : elle ne contenait que le corps sans vie, mais encore chaud, de Patteson, soigneusement enveloppé, dont le crâne portait d’horribles et nombreuses blessures. Sur sa poitrine une palme végétale avec cinq énigmatiques nœuds fabriqués avec des feuilles. Sous la palme et ses cinq nœuds, cinq blessures profondes.
Le corps de John Patteson fut rendu à la mer le lendemain.

Un “cadeau” des blackbirders

Petit à petit, l’équipage du “Southern Cross” parvint à comprendre les raisons de cette hostilité subite : les cinq blessures mortelles représentaient cinq natifs de Nukapu qui avaient, quelques jours auparavant, été soit tués, soit enlevés par des blackbirders. Ceux-ci, en outre, avaient tué un homme du village. La mort de l’évêque était donc une simple vengeance.
Alors que Patteson combattait avec la plus extrême vigueur le blackbirding, c’est cette pratique esclavagiste qui lui fut fatale, par un de ces caprices imprévisibles de l’histoire.
Ainsi vécut et mourut le premier évêque anglican de Mélanésie, qui échangea, sur la minuscule Nukapu, sa mitre contre la couronne d’épines du martyr…

Daniel Pardon


Les postes des îles Salomon ont rendu hommage aux pasteurs pour les 150 ans de la mission mélanésienne ; deuxième à gauche, Patteson.

Les missionnaires anglicans s’installèrent au début du XXe siècle à Nukapu ; ici le pasteur et enseignant pose avec ses élèves, devant la petite école.

Un jeune homme de Nukapu, devant la première école des missionnaires ; c’est tout un mode de vie -et de pensée- qui fut bouleversé.

Les jeunes enfants du Nukapu, lors d’une mission exploratoire, avant l’évangélisation complète des îles Salomon.

Des explications variées…

Plus d’un siècle après sa mort, Patteson divise encore les historiens qui se querellent pour expliquer son décès.
- Selon certains d’entre eux, quelques jours avant l’arrivée du “Southern Cross”, un navire marchand négrier, dont la coque avait été hâtivement repeinte pour qu’il ressemble au bateau de l’évêque, avait fait escale à Nukapu. Il s’agirait du “Carl” qui, non seulement enleva, mais aussi tua des indigènes mis en confiance par les couleurs du bâtiment.
- Selon d’autres, les femmes, spécialement une dénommée Niuvai, épouse du chef, auraient joué un grand rôle dans cette mort, redoutant de voir l’évêque emmener avec lui leurs fils qu’elles ne revoyaient jamais.
- Pour d’autres, il est clair que les décès de jeunes Mélanésiens en Nouvelle-Zélande, emmenés par Patteson, avaient provoqué la colère des Salomonais qui ne faisaient, en définitive, que très mal la différence entre les blackbirders et les missionnaires, tous enlevant leurs enfants…
- D’autres enfin assurent que pour convaincre des mères, Patteson aurait offert des cadeaux à des femmes, se passant de l’autorisation des chefs et bafouant un “tabu” de la coutume, et donc se condamnant lui-même à mort.

Vengeance !

Bien évidemment, une fois le meurtre de l’évêque connu en Nouvelle-Zélande, et comme cela se pratiquait à l’époque, une expédition punitive fut mise sur pied dès octobre 1871. Le navire de guerre anglais “H.S.M. Rosario”, commandé par le capitaine Albert Hastings Markham, fut envoyé à Santa Cruz pour enquêter sur la mort de Patteson et faire justice.

Le bateau arriva à Nukapu arborant, assurent certains témoignages, un drapeau de trêve qui ne trompa pas la population sur le rivage. Une volée de flèches accueillit l’équipage. Un sergent fut même tué. Evidemment, les hommes du “Rosario” ouvrirent un feu nourri, faisant un véritable carnage parmi les indigènes (vingt à trente morts), ce que n’aurait très certainement jamais voulu le pacifique évêque anglican…

Stop au blackbirding

Le décès de John Patteson provoqua un séisme en Nouvelle-Zélande et en Australie : pour mettre fin au blackbirding, l’Angleterre imposa dans la mer du Sud deux textes, les“ Imperial Kidnapping Acts”, en 1872 et en 1875, directement inspirés des demandes répétées de Patteson lui-même, qui ne mourut finalement pas pour rien.

A Christchurch, dans l’église St Laurence, un gisant sculpté par Henry Apperly rappelle l’engagement de Patteson.

Au début du XXe siècle, un mémorial fut édifié à Nukapu, en souvenir de la fin tragique de “l’évêque des Noirs”.

L’île de Norfolk a rendu un hommage au premier évêque de Mélanésie à travers un timbre.

Rédigé par Daniel Pardon le Jeudi 18 Février 2016 à 14:53 | Lu 1168 fois