Carnet de voyage - Mourelle le « Bougainville » espagnol, découvrit le paradis à Vava’o


Un des rares portrais de Francisco A Mourelle de la Rua, publié avec sa première biographie.
TAHITI, le 27 décembre 2018. Autant le nom de Tahiti est connu, autant celui de Vava’u (Vava’o à l’époque de sa découverte) est peu, voire pas connu. Autant le navigateur français Louis-Antoine de Bougainville est célèbre, autant l’Espagnol Francisco A. Mourelle de la Rua est quasiment retombé dans l’anonymat. Et pourtant, tous les deux, avec humanisme, ont découvert le « paradis terrestre » au cœur des Mers du Sud…

Lorsque Samuel Wallis découvrit Tahiti (19 juin 1767), l’escale se solda par des dizaines, peut-être des centaines de morts (Wallis repartit le 27 juillet). Une première rencontre Tahitiens-Européens suivie, quelques mois plus tard (le 2 avril 1768), par l’explorateur français Louis-Antoine de Bougainville qui fit de Tahiti la Nouvelle-Cythère, l’incarnation du paradis terrestre, dans le droit fil des idées utopistes des philosophes du Siècle des Lumières.

En septembre 1780, douze ans plus tard donc, un autre navigateur de renom découvrait à son tour l’archipel de Vava’u (au sein des îles Tonga) au cours d’une escale qu’il décrivit plus tard comme paradisiaque ; mais Francisco Antonio Mourelle de la Rua n’avait pas la même plume que Bougainville et surtout, les Espagnols s’intéressaient avant tout à leur fameux « galion de Manille », reliant une ou deux fois par an les Philippines au Mexique, chargé, à l’aller comme au retour, de mille trésors. Mourelle, qui avait été envoyé dans le Pacifique Sud pour optimiser la route du galion, avait dû rebrousser chemin face à des vents contraires, de sorte que le trajet final du navigateur, d’ouest en est, suivit à nouveau la route classique empruntée depuis de nombreuses années par les Espagnols (Pacifique Nord). Les Ibères, à l’époque, ne virent dans l’escapade tongienne de Mourelle qu’une anecdote dans un livre de bord.

A Bougainville la gloire d’avoir découvert le paradis terrestre, à Mourelle l’indifférence conférée à un marin n’étant pas parvenu à trouver une nouvelle route entre l’Asie et le Nouveau Monde…

Un des rares portrais de Francisco A Mourelle de la Rua, publié avec sa première biographie.

Manille-Acapulco par le sud

Que faisait donc en 1780 l’un des plus expérimentés navigateurs de la marine espagnole au fin fond des Tonga, dans un archipel totalement inconnu alors, et que les Tongiens eux-mêmes avaient vivement déconseillé au capitaine Cook de tenter d’aborder, une décennie plus tôt ?

Deux centres de décision majeurs avaient été institués en Amérique par la Couronne espagnole, Mexico et Lima.

Depuis la capitale du Pérou, le vice-roi avait organisé, entre 1770 et 1776 quatre expéditions dans la Mer du Sud, une à l’île de Pâques et trois autres à Tahiti ; Manuel de Amat y Junyent, le vice-roi, avait été ébranlé par l’invasion de navigateurs hollandais, anglais et français dans ce qu’il considérait être sa mer et avait souhaité que l’Espagne reprenne la main grâce à ces expéditions dont le succès par ailleurs fut très mitigé.

Plus au nord, à Mexico, le vice-roi d’alors échangeait force correspondance avec le gouverneur des Philippines, José Basco Y Vargas, les deux hommes n’ayant aucune visée autre que celle d’améliorer la route empruntée depuis des décennies par les galions transportant les richesses de l’Asie vers le Nouveau Monde et l’Espagne, en échange de l’argent (métal) prisé par les Chinois. Un ou deux galions chaque année entreprenaient la traversée qui ne prenait que quelques semaines dans le sens Acapulco-Manille, mais qui demandait des mois d’efforts (jusqu’à six parfois !) en sens inverse, les équipages étant systématiquement décimés par le scorbut. Ces galions posaient de nombreux problèmes ; entre autres, l’argent envoyé en Asie était autant de richesse qui échappait à l’Espagne. Qui plus est, les pirates, anglais notamment, connaissaient parfaitement le petit manège entre Manille et Acapulco et parvenaient parfois à capturer le galion et à le vider de ses trésors avant de fuir par le sud de la Patagonie vers l’Europe.

Au Mexique comme aux Philippines, tous avaient en mémoire la fin tragique du galion « Nuestra Señora de Covadonga » capturé le 20 juin 1743 près du cap Espiritu Santo, au large des Philippines, par le « Centurion » commandé par George Anson. Ce jour-là, sans même avoir à aborder, juste en s’appuyant sur la force de leurs canons, les Anglais s’emparèrent de près d’un million et demi de pièces de huit en argent.

Nouvelle-Guinée, Salomon, Fidji…

Or donc, en 1779, le gouverneur de Manille, José Basco y Vargas, estimait, avis partagé par son supérieur, le vice-roi à Mexico, qu’il ne serait pas superflu de tenter de trouver une autre route de retour pour permettre aux richesses des Philippines d’arriver à bon port et dans des délais plus satisfaisants au Mexique.

Francisco A. Mourelle de la Rua avait une belle carte de visite en tant que marin et explorateur (Alaska et Amérique du Nord notamment) et se vit donc confier cette mission ; pour cela, il prit le commandement de la frégate « Princesa ».

A l’époque, la connaissance de l’ouest de l’Océanie était encore parcellaire ; partant le 10 novembre de Sisiran, aux Philippines (côte est de Luzon), Mourelle mit le cap au sud, et passa sans les voir entre Palau, alors appelé Palaos, et Yap. Il était là en terrain encore connu, mais il savait aussi que sa navigation allait se compliquer après ces îles : profitant des conditions météo, il parvint à gagner directement les côtes de la Nouvelle-Guinée et de la Nouvelle-Irlande. Dans la région, Mourelle découvrit plusieurs îles qu’il baptisa île Ermitano, San Francisco, San José et San Antonio, ces trois dernières étant devenues aujourd’hui Simberi, Mabua et Tabar (situées toutes les trois en Nouvelle-Irlande).

Le 7 janvier, il était au cœur de l’archipel de l’Amirauté, sa route au sud-est l’amenant le 22 janvier au large de l’atoll de Roncador au nord des Salomon (archipel déjà connu des Espagnols depuis sa découverte le 7 février 1568 par Alvaro de Mendaña).

Gardant le même axe, Mourelle frôla ensuite les îles Fidji (connues depuis le 6 février 1643, jour de leur découverte par le Hollandais Abel Tasman) et décida de poursuivre sa route, malgré des vents devenus très inconstants. Il parvint ainsi le 26 février 1781 jusqu’aux îles Tonga, mais pas dans la partie de l’archipel déjà explorée par Abel Tasman en 1643 (Tongatapu) puis par le capitaine Cook en 1773 et en 1777. C’est ce dernier qui avait nommé les Tonga « l’archipel des Amis » en référence à la qualité de l’accueil que lui réservèrent les indigènes. Ceux-ci lui avaient déconseillé formellement de mettre le cap au nord, sur l’archipel (lui aussi tongien) de Vava’u, compte tenu de l’absence de mouillage sûr.

Quelle fut la véritable raison qui incita les Tongiens d’alors à tout faire pour que Cook ne se rende pas à Vava’u ? Nul ne sait. Mais c’est bien dans ce petit archipel excentré que parvint Mourelle, en découvreur.

Vivres et indigènes accortes

Parvenu aux Tonga, Mourelle chercha un mouillage sûr : la première île, minuscule (5 km2) n’en offrait pas (baptisée Amargura, aujourd’hui Fonualei). Dans une île voisine, sans mouillage, les Espagnols furent tout de même ravitaillés en fruits par les indigènes en pirogue. Enfin, le 4 mars 1781, Mourelle et son équipage épuisé jetaient l’ancre à Vava’u où s’offrait à eux, dans ce labyrinthe d’îles, un mouillage parfaitement sûr.

Le séjour à Vava’u - et c’est en cela qu’il rejoint l’expérience de Bougainville à Tahiti - fut idyllique ; l’équipage, très fatigué, reçut des vivres frais en abondance et un accueil très chaleureux, d’autant plus apprécié que le moral des troupes était au plus bas à bord ; une véritable invasion de cafards, due à un manque d’hygiène dans la préparation du navire, avait abouti à une détérioration massive des réserves de nourriture. En plus clair, la famine menaçait quand Mourelle parvint à Vava’u : la nécessité urgente de faire de l’eau et de trouver des vivres était telle que le navigateur baptisa Port Refuge le site où il fit jeter ses ancres.

Chef d’une expédition officielle, Mourelle n’était pas homme à laisser son équipage se vautrer dans la luxure. Certes, l’accueil, des femmes notamment, fut ce qu’il convient de qualifier « de très chaleureux », mais l’explorateur avait d’autres ambitions que de se remplir la panse et de faire des galipettes. L’ethnologie, la géographie, la botanique le passionnaient et ses descriptions des lieux, des habitants, de leurs mœurs, partout où il passé, le situent au même niveau qu’un Cook ou qu’un Bougainville ; d’ailleurs, les cartes qu’il établit alors furent très largement utilisées par les autres navigateurs de l’époque.

A Vava’u donc, les relations avec les indigènes qui n’avaient jamais vu d’Européens au préalable furent si bonnes que l’un des chefs, le « Tubou », crut bon d’offrir à Mourelle sa fille, offre qu’avec diplomatie et politesse l’Espagnol déclina eu égard à son statut. En revanche, pour ce qui fut de l’eau et des vivres, tout fut accepté et troqué contre des colifichets avec le plus vif plaisir.

Jusqu’à 30° de latitude sud

Bien sûr, en bon découvreur, Mourelle de la Rua baptisa des îles : par exemple Mayorga en l’honneur du vice-roi de la Nouvelle-Espagne, le Barcelonais Martin de Mayorga. Le groupe Ha’apai devint les Islas Gavez (en l’honneur de José de Galvez, ministre des Indes)…

Le 24 mars, Mourelle était à Sola (Ata Island aujourd’hui), le 27 à l’île de José Vazquez et le 3 avril, les Espagnols atteignirent 30° de latitude sud. Les vents étaient toujours contraires : le 19 avril, décision fut prise de revenir à Vava’u ; le 21, la « Princesa » était à l’île de Consolation, le 5 et 6 mai à hauteur de l’actuel archipel de Tuvalu (trop au nord-est pour retrouver Vava’u) et enfin à Guam le 31 mai.

Faute d’avoir pu trouver un passage au sud, le navire fit voile le 20 juin pour l’Amérique centrale, en passant par la route traditionnelle au nord de l’équateur, la « Princesa » parvenant aux îles San Blas (nord-ouest du Panama) le 27 septembre 1781.

Si le capitaine espagnol avait su donner à son exploration une dimension ethnographique et scientifique indiscutable, à Manille comme à Mexico, et à plus forte raison à Séville, ces considérations n’intéressèrent pas foule. L’Asie comme le Nouveau Monde étaient vus comme des pompes à finances par les Espagnols et Vava’u « paradis terrestre » tomba très vite dans l’oubli.

Quant à Mourelle de la Rua, il poursuivit sa carrière essentiellement comme militaire (avec brio) au service de la Couronne…
Bougainville, en une dizaine de jours en 1768, avait fait de Tahiti un mythe ; en un mois en 1781, Mourelle vécut plus intimement l’expérience paradisiaque des Mers du Sud, mais finalement personne ne s’en soucia.

Daniel Pardon

Fin de vie très militaire

On retrouve Mourelle de la Rua à Canton en 1786 et 1787, mais à cette date, il abandonne les grands voyages et les explorations pour devenir le patron des canonnières basées à Algésiras (sud de l’Espagne). Il multiplia les hauts faits d’armes, le navigateur devenant un soldat aguerri. Il réussit ainsi à capturer plusieurs bâtiments anglais et corsaires et même à reprendre à des corsaires anglais une frégate espagnole. Le 19 janvier 1799, à la tête de quatorze bateaux, Mourelle parvint dans un combat naval épique à couler une canonnière anglaise et à saisir deux brigantins, une frégate et un autre navire de combat, faisant alors cent-vingt prisonniers. Un exploit qui lui valut enfin, à cinquante ans, le titre de capitaine de frégate. Au total, durant son service à Algésiras, il participa à quarante combats navals et captura ou coula seize navires ennemis. Un temps nommé procureur puis responsable du bureau de poste de Malaga, il reprit du service actif très vite lorsque les colonies espagnoles d’Amérique commencèrent à s’agiter. A l’issue d’un combat naval en juillet 1806, il fut même promu capitaine de vaisseau, étant parvenu à faire passer des munitions à Buenos Aires et Montevideo, villes alors prises par les Anglais.

Mais on n’arrête pas l’Histoire, fut-ce à coups de canon. L’agitation en Amérique latine et la faiblesse de la monarchie espagnole déçurent, pour ne pas écrire dégoûtèrent Mourelle qui décéda le 24 mai 1820. Depuis 1890, sa dépouille repose à San Fernando, dans la baie de Cadix, au Panthéon des Marins Illustres (Panteon de Marinos Ilustres, ex-Iglesia de la Purísima Concepción de la Población militar de San Carlos).

Origines modestes mais brillante carrière

L’Espagne a rendu hommage à l’explorateur et navigateur Mourelle à travers un timbre, mais c’est surtout pour ses exploits militaires qu’il est connu dans son pays.
La carrière de Mourelle de la Rua a été certes brillante, mais son extraction modeste (il était fils de pêcheurs galiciens) ne joua pas en sa faveur pour accélérer ses promotions.
Très jeune, il avait dû, faute de moyens, se contenter d’entrer dans l’école de pilotes d’El Ferrol, bien loin de la prestigieuse formation des Cadiz Guardamarinas d’où sortaient tous les fils de la noblesse se destinant à la carrière maritime. Mais si sa famille n’était ni noble ni riche, Mourelle n’en avait pas moins de réelles qualités qui furent reconnues au fil de sa carrière. C’est ainsi qu’en 1788, il fut fait chevalier de l’Ordre de Santiago, recevant, en fin de carrière la Croix de San Hermenegildo (en 1819) pour ses brillants apports aux intérêts de la Couronne espagnole.
Voici un résumé rapide de son évolution au sein de la marine espagnole :

-Pilote, 1768.
-Aspirant de frégate, 1776.
-Aspirant de vaisseau, 1780.
-Lieutenant de frégate, 1787.
-Lieutenant de vaisseau, 1792.
-Capitaine de frégate, 1799.
-Capitaine de vaisseau, 1806.
-Brigadier, 1811.
-Chef d’escadre, 1818.

Pirates, scorbut et météo

En 1981, les îles Salomon ont salué avec panache le 200e anniversaire du passage de Mourelle de la Rua dans leur archipel ; c’était en 1781.
On peut considérer que la route Acapulco-Manille fut ouverte en 1564 par Miguel Lopez de Lagazpi, d’origine basque ; celui-ci quitta Acapulco pour accrocher les Philippines à la Couronne espagnole et fonder Manille ; dès lors, les échanges furent constants d’autant que le chemin du retour fut découvert par le moine Andrès de Urdaneta (qui fit naviguer les bateaux espagnols jusqu’à la latitude de quarante degrés nord pour trouver des vents portants et ainsi établir la « tornavuelta » que suivront tous les galions de Manille) ; cette route aller-retour ne passa jamais par les îles Hawaii, situées trop au sud, le trajet aller (est-ouest) se faisant en naviguant presque sur l’équateur (les Hawaii étant situées au 21e parallèle, donc entre les trajets aller et retour du galion).
A noter que les pirates, anglais notamment, ne furent pas responsables du plus grand nombre de « nefs de Chine » disparues (comme on appelait aussi ce bateau) : les erreurs de pilotage, l’absence de cartes fiables, le scorbut, la météorologie capricieuse firent bien plus de ravages dans les rangs espagnols que les flibustiers de tout poil.

Le 12 mars 1781, le chef de Vava’u offrit une grande fête en l’honneur des Espagnols. Cette gravure (une fête donnée aux équipages de James Cook), donne une idée de l’accueil reçu par les Espagnols aux Tonga.

Le trajet de Mourelle à partir des Philippines. Pour trouver des vents portants, il eut fallu qu’il descende encore plus au sud, afin d’être porté sans difficulté vers les côtes de l’Amérique du Sud.

Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 27 Décembre 2018 à 09:49 | Lu 6413 fois