Carnet de voyage - Mocha Dick, l’invincible cachalot blanc du Pacifique Sud


L’invincible Mocha Dick aurait échappé à une centaine d’attaques par des baleiniers. Ceux qui tuèrent le cachalot blanc trouvèrent vingt harpons fichés dans son corps.
PACIFIQUE, le 12 octobre 2017. Pour une fois, ce n’est pas la vie d’un homme que nous allons évoquer, mais celle du plus célèbre cachalot qui sillonna les Mers du Sud, Mocha Dick : si le roman Moby Dick a rendu célèbre Herman Melville, l’auteur ne fit que réécrire et mixer deux véritables récits, celui de la traque de Mocha Dick et le naufrage du baleinier « Essex » ; en combinant ces deux histoires authentiques, il vola en quelque sorte la vedette au plus redouté des cachalots jamais chassé par l’homme. Et pour les baleiniers de Nantucket, ce n’est pas Moby Dick, mais bien Mocha Dick qui était l’invincible baleine blanche…

Petit retour en arrière ; la chasse à la baleine, et à plus forte raison au cachalot, est très ancienne dans notre région, puisque le premier navire baleinier à avoir fait son entrée dans le Pacifique est le navire britannique « Emilia », en 1788. On était encore à l’époque des découvreurs et Lapérouse était en pleine exploration de notre vaste région.

Un océan encore vierge

Pour l’équipage de l’ « Emilia » comme pour ceux de tous les baleiniers qui suivirent, il ne s’agissait pas de découvrir quoi que ce soit, mais de remplir au plus vite leurs barils d’une huile de plus en plus chère, l’océan Atlantique ayant été sérieusement vidé de ses populations de cétacés par les Anglais, les Américains et les Français. En pénétrant dans les eaux du Pacifique Sud, via le cap Horn ou le détroit de Magellan, les premiers baleiniers espéraient bien mettre en coupe réglée un océan encore vierge de toute chasse et donc riche de milliers de baleines et de cachalots.

A l’époque du développement de la chasse à la baleine dans notre région, la technique était très simple : du haut du mât, un marin servait de vigie et signalait tout cétacé remontant à la surface pour respirer ; le cri « il souffle ! » était attendu par les équipages qui mettaient alors à l’eau des baleinières dont l’homme de prou était chargé de harponner l’animal. Blessé, celui-ci sondait rapidement mais était bien forcé, pour respirer, de remonter à la surface où il était achevé, souvent épuisé par sa longue apnée, l’hémorragie dont il était victime et le fait de tirer derrière lui la baleinière.

Coups de tête et coups de queue

Bien entendu, entre la théorie et la pratique, il y avait un pas, souvent un fossé : la mer était rarement calme, les baleinières petites, les harponneurs pas forcément précis et le comportement des cétacés imprévisible. L’idéal était de harponner un jeune pour fixer la mère à ses côtés durant son agonie afin de la harponner à son tour. Mais il y avait parfois des mâles qui ne se laissaient pas harponner passivement ou qui entendaient bien ne pas laisser des agresseurs s’en prendre à leurs femelles. Dans ces cas-là, blessé ou pas, le cachalot, habitué à se battre à grands coups de tête, attaquait ; de sa tête, il pouvait renverser une baleinière et d’un coup de queue tuer tous ses occupants. Autant dire que les accidents étaient fréquents et que l’apparition d’un cachalot parfaitement blanc et extrêmement agressif fut très vite connue.

Ce fut le cas en 1810 à proximité de l’île Mocha, au large du Chili. Un équipage de baleinière eut la mauvaise idée, une fois le cétacé blanc immaculé repéré, de s’en approcher et de le harponner. La réplique de l’animal, décrit comme un gros, grand et puissant mâle, fut immédiate : la baleinière vola en éclat et le cachalot parvint à s’enfuir.

Plus de cent victoires sur les baleiniers !

Un cachalot blanc, ce n’était pas commun, mais qui plus est capable de vaincre des chasseurs expérimentés, voilà une nouvelle qui fit très vite le tour de tous les baleiniers de Nantucket. Ceux-ci se lancèrent, bien évidemment, à la chasse au monstre… Une fois, deux fois, dix fois, bien plus même, le cachalot blanc parvint à s’échapper en détruisant les baleinières à sa poursuite. Criblé de harpons, il se jouait des chasseurs ; on lui prête plus de cent victoires sur ses agresseurs, dont plus de vingt en étant parvenu à détruire la ou les baleinières l’attaquant, évidemment en faisant à chaque fois des victimes parmi les marins (la plupart ne savaient pas nager !). Avec un tel palmarès à son actif, le cachalot blanc reçut un nom de baptême, Mocha Dick, Mocha en référence à la première chasse au large du Chili, Dick étant un diminutif de Richard (les baleiniers baptisant souvent leurs prises des prénoms de Dick ou de Tom).

Une mère cachalot et de son petit tués

En vingt-huit ans, les historiens estiment que Mocha Dick échappa donc à un centaine de chasses, mais, malheureusement, son grand cœur de cétacé sentimental lui coûtera la vie un jour de l’année 1838 : lors d’une traque, un jeune cachalot fut blessé à mort par un harponneur. Durant tout le temps où le petit lutta pour sauver sa peau, sa mère resta à ses côtés pour l’encourager et ne pas l’abandonner. Malheureusement, perdant beaucoup de sang, à demi asphyxié par son combat, le jeune cachalot finit par rendre l’âme. La mère, lorsqu’elle vit son bébé mort entra dans une fureur terrible et attaqua de suite la baleinière. C’est bien ce qu’espéraient les impitoyables chasseurs, qui avaient déjà préparé leurs harpons. A son tour, la femelle cachalot fut transpercée et mortellement blessée ; elle ne parvint pas à détruire l’embarcation des bourreaux de son enfant et, épuisée, dans une mer rougie par son sang, elle finit par succomber.

La dernière colère de Mocha Dick

Le drame aurait pu finir là, mais c’était sans compter sur Mocha Dick qui était tout près de la scène de boucherie et qui avait tout vu et tout compris. Lui-même, avec plus de vingt harpons plantés dans sa graisse, savait parfaitement à quel jeu jouaient les humains. Or, à ses yeux, le meurtre d’une femelle qui était sans doute la sienne, et le meurtre odieux de son petit, ne pouvaient pas rester impunis. Il fit surface, souffla bruyamment et à son tour attaqua.
Malheureusement, aveuglé par la colère, il tomba sur des baleiniers qui étaient restés très lucides et qui savaient parfaitement bien manier le harpon.

Mocha Dick allait se battre, mais sans penser à se protéger et le fer d’une lance le toucha profondément. Au terme d’une bataille épique, le géant blanc roula sur le flanc, mort ; enfin vaincu par ces diables d’hommes qui rêvaient d’accrocher ce trophée à leur tableau de chasse.
Mocha Dick fut réduit en barils d’huile, mais Moby Dick allait pouvoir naître treize ans plus tard, sous la plume d’Herman Melville…

Daniel Pardon

Dès 1839, l’écrivain Jeremiah N. Reynolds publia un ouvrage sur ce légendaire cétacé. Un livre qui inspira très largement Herman Melville, auteur de Moby Dick.

La mort de Mocha Dick

Dès 1839, le récit de la vie et de la mort de Mocha Dick, le cachalot blanc, fut publié par l’écrivain Jeremiah N. Reynolds ; nous lui avons emprunté quelques lignes, lui-même ayant tiré son récit du témoignage direct de l’un des marins ayant participé à la capture du cétacé mythique.

"En avançant vers le bateau, Mocha Dick se dirigea perpendiculairement vers le bas, projetant le rameur qui était le timonier à l'époque, à dix pieds au-dessus de la baleinière, alors qu'il frappait la barque en entamant sa descente. Le malheureux marin tomba, tête la première en avant, juste dans le sillage de la baleine, alors qu'elle disparaissait, et il fut aspiré par le courant créé par l’animal, comme s'il avait été une plume. Après avoir été entraîné à une grande profondeur, comme nous l'avons déduit compte tenu du temps qu’il passa sous la surface, il est remonté, haletant et épuisé, et a été ramené à bord, au milieu des félicitations chaleureuses de ses camarades.

Boosté par sa blessure, mais épuisé par ses efforts et par l'énorme pression de l'eau au-dessus de lui, l'immense créature fut obligée de revenir une fois de plus vers la surface, pour reprendre son souffle, et elle se dirigea de fait droit vers le haut. Grâce à la force de sa remontée, le cachalot surgit hors de l’eau de vingt pieds par rapport à sa gigantesque longueur. A cet instant, il n'était pas disposé à rester inactif. À peine avions-nous réussi à écarter notre bateau, que le cachalot a littéralement à nouveau volé en surface, il me sembla avec une énergie renouvelée. (…)

Notre tête-à-tête cessa brusquement et le cachalot parut paralysé, son corps massif tremblant comme sous l’effet d’un choc électrique. Je donnai des consignes pour pouvoir le tracter ; saisissant une pelle tranchante, nous nous sommes approchés de lui et nous l’avons frappé deux fois en ne doutant pas que nous allions le handicaper partiellement par la vigueur et la précision des coups. En roulant furieusement sur lui-même, il a répondu à notre salutation en effectuant un tour désespéré frappant le bateau. Nous étions tellement près de lui qu’échapper au choc nous était impossible quelle que soit la manœuvre envisagée.

Mais au moment critique, alors que nous nous attendions à être écrasés par la collision, sa force sembla céder. Le harpon fatal avait atteint le siège de sa vie. Sa puissance l’avait abandonné à mi-course, et coulant sous la quille, en pâlissant alors qu'il s’enfonçait dans l’eau, il remonta vers nous, du côté opposé. «Allongez-vous, les garçons, et laissez-nous nous placer sur lui !» J'ai pleuré un instant quand j'ai vu son souffle de vie finalement rompu. Le harpon et la pelle étaient inutiles maintenant. Le travail avait été fait.

Un flot de sang noir

L'animal mourant luttait dans un tourbillon de mousse sanglante, et l'océan, même à distance, était teinté de rouge carmin. "Arrière toute !" ai-je crié, alors que l’animal commençait à tourner impétueusement en cercle, battant l'eau alternativement avec sa tête et ses nageoires, frappant ses dents férocement avec un bruit terrible, dans les spasmes violents de la mort. "Ecartez-vous tous ou nous allons être broyés!"

A peine avais-je donné cet ordre qu’un flot de sang noir et coagulé fut projeté hors de la bouche du cachalot, flot qui retomba en nous douchant littéralement. Nous étions tous trempés. (…) Le monstre, dans une ultime et finale convulsion, projeta sa queue en l’air et alors, en l’espace d’une minute, frappa les eaux de chaque côté de lui avec puissance et rapidité. On aurait dit, au bruit, des décharges rapides d’artillerie. Lentement et lourdement, le cachalot se retourna sur le côté, laissant une énorme masse morte sur une mer dont il avait eu longtemps le titre de conquérant.

« Il est mort ! » ai-je crié du plus fort que j’ai pu. « Hourra, hourra, hourra ! » et en arrachant mon bonnet, je l’ai jeté en l’air en sautant d’un bord à l’autre de la barque, comme un fou.

Nous avons ensuite attaché notre butin flottant à la baleinière (…)

Le drame de l’Essex

Si Mocha Dick inspira Herman Melville, l’histoire d’un autre baleinier, l’Essex, donna corps au roman Moby Dick. L’Essex en effet fut attaqué le 20 novembre 1820 par un cachalot noir de plus de vingt-cinq mètres de longueur, qui frappa sa coque à deux reprises avec sa tête, provoquant des voies d’eau ayant abouti au naufrage du navire.

Les survivants se réfugièrent sur trois baleinières et dérivèrent plus de trois mois dans le Pacifique ; sans vivre, ils durent se résoudre à des actes de cannibalisme pour survivre. Huit hommes sur 21 furent retrouvés vivants au terme d’une effroyable aventure de 95 jours.

Mocha Dick vivait dans le Pacifique Sud ; la première fois qu’il fut aperçu et chassé, il se trouvait au large des côtes du Chili, au nord de l’île de Chiloe.

Un trophée de baleinier, daté du milieu du XIXe siècle, une dent de cachalot sur laquelle a été gravé un scrimshaw représentant le Margaretha, un « whaler » de Nantucket.

Les dents de cachalot étaient les objets les plus prisés aux Marquises où les baleiniers et santaliers les échangèrent pendant des années.

Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 12 Octobre 2017 à 11:20 | Lu 4956 fois