Le seul portrait des frères Eugène et Léonce Degrave, alias Joseph et Alexandre Rorique, dont nous disposons.
PAPEETE, le 8 juillet 2016. Pirates ? Assurément. Assassins ? Très probablement. Menteurs ? Sans aucun doute. Accusés d’avoir tué sept personnes à bord de la goélette tahitienne “Niuroahiti” en 1893, Joseph et Alexandre Rorique furent condamnés à mort par un tribunal de Brest, alors que les juges ignoraient leur véritable identité tant les deux hommes avaient brouillé les pistes permettant de remonter leur passé. Enfin démasqués, ces Belges de très bonne famille, Eugène et Léonce Degrave, évitèrent de peu la guillotine, mais n’échappèrent pas au bagne de Cayenne…
C’est en 1891 que l’affaire que nous allons évoquer débuta et secoua la tranquille vie des Etablissements français d’Océanie.
A cette époque, les liaisons interinsulaires étaient très irrégulières. Le prince Hinoï Pomare était propriétaire d’une goélette, la Niuroahiti. Elle fut le théâtre du sombre drame orchestré par les Rorique. Ces deux frères arrivaient des îles Cook. Officiellement, ils étaient des naufragés, rescapés du General Brag ayant coulé dans la passe de Jaluit, aux Marshall. De là, ils s’étaient rendus à Penrhyn (Cook du nord), puis à Rarotonga, où le capitaine Wohler, qui commandait la goélette tahitienne Papeete, les prit à son bord pour les rapatrier en territoire français.
Adoptés par la bonne société
Arrivés à Tahiti, leur prestance, leur très bonne éducation et leurs bonnes manières firent qu’ils furent vite adoptés par la bonne société. Ils répétèrent qu’ils commandaient un navire américain ayant fait naufrage aux Marshall ; ils étaient les seuls survivants, l’un se disant le capitaine et l’autre son second. Ils commencèrent à commercer avec les îles, notamment Kaukura.
Revenu seul à Tahiti, Joseph Rorique se fit embaucher comme second sur la goélette Niuroahiti, jaugeant 50 tonneaux. A bord, le capitaine polynésien Tehahe a Tara (des Australes), le subrécargue William Gidson, un cuisinier, Hippolyte Mirey (un “Demi” au lourd passé judiciaire) et quatre marins. A noter que c’est sur la recommandation de Joseph Rorique que le cuisinier aurait été pris à bord.
Disparition aux Tuamotu
Le 15 décembre 1891, la goélette quitte Papeete et touche Makatea, puis Kaukura où le second Rorique, Alexandre, qui s’était installé là pour son commerce, se fait embarquer. La goélette poursuit sa route : Fakarava, Katiu, Makemo, Hikueru…A partir de là, le bateau disparaît…
A Tahiti, une enquête finit par être ouverte et les soupçons de détournement sont rapidement étoffés par des révélations : les Rorique étaient armés, Alexandre avait bradé ses marchandises à Kaukura pour embarquer ; à coup sûr, ils avaient abandonné l’équipage sur un atoll désert pour voler la goélette et son chargement.
L’affaire était autrement plus grave, comme on l’apprit bien plus tard…
Dénoncés en Micronésie
Début mars 1892, une goélette baptisée Poi, d’Avarua (pavillon rarotongien) frappe ses amarres à 7 000 km de Tahiti, dans le port de Ponape, en Micronésie. A son bord, une cargaison de marchandises à vendre, un cuisinier d’origine tahitienne, Hippolyte Mirey, un Français, George de Vergnier et un Canadien, Louis Toussaint, ces deux derniers propriétaires du bateau. Tout semble normal aux autorités espagnoles jusqu’au matin du 8 mars : le cuisinier y dénonce les frères Rorique, alias de Vergnier et Toussaint. Leurs papiers sont faux, le bateau n’est pas la Poi, mais la Niurahiti et tout l’équipage a été assassiné, sauf lui, qui n’a eu la vie sauve qu’à la condition de garder le silence, ce qu’il ne peut plus continuer à faire.
Mirey n’est pas un premier communiant ; le personnage est louche et les Espagnols sont sceptiques, jusqu’à ce qu’il fouillent le bateau, découvrent l’absence de papiers officiels (sinon les faux papiers des Rorique) et s’aperçoivent que, sous une couche de peinture fraîche, apparaît le nom de Niuroahiti. Immédiatement, les trois hommes sont arrêtés et transférés à Manille, où ils sont remis au consul de France. De là, la nouvelle de l’acte de piraterie, via les journaux de Nouvelle-Zélande, arriva à Papeete le 9 juillet 1892. Le prince Hinoï, qui avait organisé des recherches dans les Tuamotu avec un autre voilier, et qui avait conclu que sa goélette avait coulé corps et biens, tenait enfin l’explication de la disparition de son navire, les familles des disparus n’ayant plus que leurs yeux pour pleurer.
Hécatombe à bord de la Niuroahiti
A Manille, les confessions de Mirey sont accablantes pour les deux frères : à bord, tout s’était joué dans les premiers jours de janvier 1892. Le 4 janvier en début de nuit, les Rorique abattirent, avec un de leurs révolvers, le capitaine Tehahe et le subrécargue Gibson. Témoins du double meurtre, Mirey fut renvoyé à ses fourneaux sous la menace d’être le prochain mort s’il parlait. Le 5 janvier, un des marins Tahitien se plaignit de douleurs au ventre ; Alexandre Rorique lui administra une potion. Une heure après, le malade était mort. A bord, le reste de l’équipage était évidemment terrorisé et surtout pas convaincu par les explications des Rorique affirmant que le marin avait été emporté par une maladie contagieuse.
Ayant mis le cap à l’ouest, les Rorique servirent du rhum à deux autres de leurs marins pour leur redonner du cœur à l’ouvrage, un jour où la mer était forte. Quelques heures plus tard, au terme de souffrances atroces, les deux hommes rendaient, à leur tour, leur âme à Dieu. Là encore, les frères Rorique mirent ces décès sur le compte de la fameuse “maladie contagieuse”. Les deux autres Tahitiens ne tardèrent pas à se jeter à la mer pour échapper aux meurtriers ; le 17 janvier, la Niuroahiti n’avait plus d’équipage, hormis le cuisinier Mirey et les deux frères pirates.
Déjà mêlés à un empoisonnement
Bien entendu, les Rorique nièrent tout, accusant Mirey d’affabulation. Mais les faux papiers, le faux nom du bateau ne plaidaient guère en leur faveur. D’autant que le consul mena une petite enquête pour s’apercevoir que les Rorique avaient été signalés à bord d’un bateau probablement volé en 1888, et que plus tard, à Sydney, sur un trois mâts, le Vagadond, ils furent mêlés à une sinistre affaire d’empoisonnement.
Pris de doute face à deux versions contradictoires, mais compte tenu de la gravité des faits, le consul décida d’expédier les trois protagonistes de l’affaire en France, devant le tribunal maritime de Brest. Le 7 mars 1893, après plus d’un an d’emprisonnement à Manille, ils furent mis aux fers à bord d’un bateau en partance pour Saigon, puis, de là, à nouveau mis aux fers sur le Shamrock, destination Toulon. Ils y arrivèrent le 24 avril, avant d’être transférés par le rail à Brest, où ils furent emprisonnés le 27 du même mois.
L’instruction de l’affaire allait s’avérer complexe : d’un côté, la version des meurtres, de l’autre celle des accidents, des maladies, des désertions… Juridiquement, il n’y avait aucune preuve matérielle et l’on était, en France, en pleine affaire Dreyfus…
Daniel Pardon
C’est en 1891 que l’affaire que nous allons évoquer débuta et secoua la tranquille vie des Etablissements français d’Océanie.
A cette époque, les liaisons interinsulaires étaient très irrégulières. Le prince Hinoï Pomare était propriétaire d’une goélette, la Niuroahiti. Elle fut le théâtre du sombre drame orchestré par les Rorique. Ces deux frères arrivaient des îles Cook. Officiellement, ils étaient des naufragés, rescapés du General Brag ayant coulé dans la passe de Jaluit, aux Marshall. De là, ils s’étaient rendus à Penrhyn (Cook du nord), puis à Rarotonga, où le capitaine Wohler, qui commandait la goélette tahitienne Papeete, les prit à son bord pour les rapatrier en territoire français.
Adoptés par la bonne société
Arrivés à Tahiti, leur prestance, leur très bonne éducation et leurs bonnes manières firent qu’ils furent vite adoptés par la bonne société. Ils répétèrent qu’ils commandaient un navire américain ayant fait naufrage aux Marshall ; ils étaient les seuls survivants, l’un se disant le capitaine et l’autre son second. Ils commencèrent à commercer avec les îles, notamment Kaukura.
Revenu seul à Tahiti, Joseph Rorique se fit embaucher comme second sur la goélette Niuroahiti, jaugeant 50 tonneaux. A bord, le capitaine polynésien Tehahe a Tara (des Australes), le subrécargue William Gidson, un cuisinier, Hippolyte Mirey (un “Demi” au lourd passé judiciaire) et quatre marins. A noter que c’est sur la recommandation de Joseph Rorique que le cuisinier aurait été pris à bord.
Disparition aux Tuamotu
Le 15 décembre 1891, la goélette quitte Papeete et touche Makatea, puis Kaukura où le second Rorique, Alexandre, qui s’était installé là pour son commerce, se fait embarquer. La goélette poursuit sa route : Fakarava, Katiu, Makemo, Hikueru…A partir de là, le bateau disparaît…
A Tahiti, une enquête finit par être ouverte et les soupçons de détournement sont rapidement étoffés par des révélations : les Rorique étaient armés, Alexandre avait bradé ses marchandises à Kaukura pour embarquer ; à coup sûr, ils avaient abandonné l’équipage sur un atoll désert pour voler la goélette et son chargement.
L’affaire était autrement plus grave, comme on l’apprit bien plus tard…
Dénoncés en Micronésie
Début mars 1892, une goélette baptisée Poi, d’Avarua (pavillon rarotongien) frappe ses amarres à 7 000 km de Tahiti, dans le port de Ponape, en Micronésie. A son bord, une cargaison de marchandises à vendre, un cuisinier d’origine tahitienne, Hippolyte Mirey, un Français, George de Vergnier et un Canadien, Louis Toussaint, ces deux derniers propriétaires du bateau. Tout semble normal aux autorités espagnoles jusqu’au matin du 8 mars : le cuisinier y dénonce les frères Rorique, alias de Vergnier et Toussaint. Leurs papiers sont faux, le bateau n’est pas la Poi, mais la Niurahiti et tout l’équipage a été assassiné, sauf lui, qui n’a eu la vie sauve qu’à la condition de garder le silence, ce qu’il ne peut plus continuer à faire.
Mirey n’est pas un premier communiant ; le personnage est louche et les Espagnols sont sceptiques, jusqu’à ce qu’il fouillent le bateau, découvrent l’absence de papiers officiels (sinon les faux papiers des Rorique) et s’aperçoivent que, sous une couche de peinture fraîche, apparaît le nom de Niuroahiti. Immédiatement, les trois hommes sont arrêtés et transférés à Manille, où ils sont remis au consul de France. De là, la nouvelle de l’acte de piraterie, via les journaux de Nouvelle-Zélande, arriva à Papeete le 9 juillet 1892. Le prince Hinoï, qui avait organisé des recherches dans les Tuamotu avec un autre voilier, et qui avait conclu que sa goélette avait coulé corps et biens, tenait enfin l’explication de la disparition de son navire, les familles des disparus n’ayant plus que leurs yeux pour pleurer.
Hécatombe à bord de la Niuroahiti
A Manille, les confessions de Mirey sont accablantes pour les deux frères : à bord, tout s’était joué dans les premiers jours de janvier 1892. Le 4 janvier en début de nuit, les Rorique abattirent, avec un de leurs révolvers, le capitaine Tehahe et le subrécargue Gibson. Témoins du double meurtre, Mirey fut renvoyé à ses fourneaux sous la menace d’être le prochain mort s’il parlait. Le 5 janvier, un des marins Tahitien se plaignit de douleurs au ventre ; Alexandre Rorique lui administra une potion. Une heure après, le malade était mort. A bord, le reste de l’équipage était évidemment terrorisé et surtout pas convaincu par les explications des Rorique affirmant que le marin avait été emporté par une maladie contagieuse.
Ayant mis le cap à l’ouest, les Rorique servirent du rhum à deux autres de leurs marins pour leur redonner du cœur à l’ouvrage, un jour où la mer était forte. Quelques heures plus tard, au terme de souffrances atroces, les deux hommes rendaient, à leur tour, leur âme à Dieu. Là encore, les frères Rorique mirent ces décès sur le compte de la fameuse “maladie contagieuse”. Les deux autres Tahitiens ne tardèrent pas à se jeter à la mer pour échapper aux meurtriers ; le 17 janvier, la Niuroahiti n’avait plus d’équipage, hormis le cuisinier Mirey et les deux frères pirates.
Déjà mêlés à un empoisonnement
Bien entendu, les Rorique nièrent tout, accusant Mirey d’affabulation. Mais les faux papiers, le faux nom du bateau ne plaidaient guère en leur faveur. D’autant que le consul mena une petite enquête pour s’apercevoir que les Rorique avaient été signalés à bord d’un bateau probablement volé en 1888, et que plus tard, à Sydney, sur un trois mâts, le Vagadond, ils furent mêlés à une sinistre affaire d’empoisonnement.
Pris de doute face à deux versions contradictoires, mais compte tenu de la gravité des faits, le consul décida d’expédier les trois protagonistes de l’affaire en France, devant le tribunal maritime de Brest. Le 7 mars 1893, après plus d’un an d’emprisonnement à Manille, ils furent mis aux fers à bord d’un bateau en partance pour Saigon, puis, de là, à nouveau mis aux fers sur le Shamrock, destination Toulon. Ils y arrivèrent le 24 avril, avant d’être transférés par le rail à Brest, où ils furent emprisonnés le 27 du même mois.
L’instruction de l’affaire allait s’avérer complexe : d’un côté, la version des meurtres, de l’autre celle des accidents, des maladies, des désertions… Juridiquement, il n’y avait aucune preuve matérielle et l’on était, en France, en pleine affaire Dreyfus…
Daniel Pardon
En prison, Josèphe Rorique dessina le portrait du capitaine Tehahe, de William Gibson et du cuisinier Mirey.
La goélette Niuroahiti était un petit bâtiment de ce type, jaugeant 50 tonneaux.
Au centre de cette photo, le prince Hinoï, canne à la main.
Tout près de la guillotine
En matière de piraterie, le droit maritime français était très ferme, surtout si l’acte de piraterie s’accompagnait de morts d’hommes. Dans le cas des frères Rorique, il s’agissait tout de même de sept personnes éliminées et le verdict était connu d’avance : la peine de mort.
En matière de piraterie, le droit maritime français était très ferme, surtout si l’acte de piraterie s’accompagnait de morts d’hommes. Dans le cas des frères Rorique, il s’agissait tout de même de sept personnes éliminées et le verdict était connu d’avance : la peine de mort.
Les Rorique avaient été condamnés à finir sur la guillotine, mais la révélation de leurs origines belges et de leur passé héroïque leur valut les travaux forcés.
Sa femme en garantie
Avant d’envisager l’échafaud, il fallut pourtant que la justice fasse son travail, à savoir démêler le vrai du faux. Entre les Rorique et le cuisinier Mirey, c’était presque parole contre parole. Le cuisinier justement, un “Demi” hâbleur et pas vraiment versé sur l’honnêteté, était assez peu crédible, compte tenu de son passé. Il avait, en effet, été condamné deux fois à douze mois et six mois de prison pour vol.
Plus extravagant, l’homme était endetté jusqu’au cou, et il finit par avouer, lorsque son état civil fut étudié, qu’il était marié, mais que, comme garantie de recouvrement de ses dettes, il avait laissé sa femme à un Chinois, la femme en question servant de gage…
Verdict : la guillotine
Les frères Rorique, menteurs comme des arracheurs de dents, avaient décliné, de leur côté, des identités fictives : Alexandre Rorique était soit disant né le 2 août 1856 à Pretoria, tandis que Joseph assurait avoir vu le jour le 6 décembre 1865 à Natal. Nés en Afrique du Sud, ils se disaient Français, car leurs parents parlaient cette langue dans laquelle ils avaient été élevés… Sollicité, le consul de France au Transvaal répondit qu’à Pretoria, l’état civil ne portait aucune trace de la naissance de ces deux individus. Mirey certes peu fiable, peut-être même complice, les Rorique menteurs (ayant maquillé la Nuiroahiti), le juge trancha ; le 8 décembre 1893, le tribunal condamna les deux frères à la peine de mort, pour piraterie et homicides.
A ce moment-là, les Rorique passaient pour des bagnards évadés de Nouvelle-Calédonie plus que pour des Sud-Africains.
Des fils de bonne famille
Le coup de théâtre vint quelques jours plus tard : une lettre anonyme parvint au juge. En l’ouvrant, il n’en crut pas ses yeux. L’identité des condamnés était, en réalité, celle-ci : Eugène et Léonce Degrave, honorable famille belge. Pour des actes de sauvetage en mer, les frères avaient été décorés plusieurs fois !
Sitôt connue, la nouvelle déclencha ce que l’on appellerait de nos jours le “buzz”, car à cette lettre s’en ajouta d’autres, accréditant le fait que les Rorique étaient des héros dans leur pays natal, la Belgique.
Acculé par les magistrats, Alexandre, alias Léonce, avoua que toutes ces révélations étaient vraies ; s’ils avaient comparu à leur désavantage devant le tribunal, c’était juste pour éviter de jeter l’opprobre sur leur famille, et pour ne pas peiner leur mère. Sinon, ils savaient qu’en exhibant leurs médailles de sauveteurs et leurs antécédents familiaux belges, ils auraient été crus, mais le scandale aurait rejailli sur leurs proches… C’est parce que, jeunes, ils étaient irrésistiblement attirés par la mer qu’ils décidèrent de s’exiler en Angleterre, où ils prirent le nom de Rorick, afin de ne pas être handicapés par leur origine étrangère. En changeant de nom, ils changèrent peut-être aussi de morale, car, attirés par les mers du Sud, ils s’y comportèrent de la façon que l’on sait.
Travaux forcés à perpétuité
Evidemment, cette origine bourgeoise, ces actes de bravoure (ils avaient sauvé les équipages de deux trois-mâts norvégiens) leur auraient sans doute valu la clémence des juges, mais l’affaire ne pouvait être rejugée ; la Justice, embarrassée, ne put que commuer leur peine de mort en travaux forcés à perpétuité.
Ils furent emprisonnés plusieurs mois sur l’île de Ré, avant d’être embarqués pour la Guyane. Entre-temps, en France comme en Belgique, des comités de soutien aux Rorique se montèrent ; on criait à l’erreur judiciaire, à une affaire Dreyfus bis, à un martyre d’innocents… Même les détenus de Manille, qui partagèrent, un temps, la cellule de Mirey, écrivirent, pour affirmer que celui-ci leur avait demandé ce qu’il risquait s’il se rétractait après ses aveux, “preuve, selon les défenseurs des Rorique que Mirey avait tout inventé et que les deux frères étaient innocents”.
L’ex-pirate, patron de la police !
Après seize mois passés à Saint-Martin de Ré, les Rorique furent conduits aux îles du Salut où ils arrivèrent le 11 août 1895. L’aîné, Léonce, ne résista pas au climat et aux conditions de vie ; victime de dysenterie et de fièvres, il décéda le 30 mars 1898. En 1897, leur peine avait pourtant été adoucie, et finalement, Eugène fut gracié le 27 août 1899.
Le dernier des Rorique revint en Belgique, passa en France où il écrivit un livre et se maria à une jeune femme de bonne famille, puis s’installa à Monaco avant de repartir loin, dans la Caraïbe. L’ancien pirate, par un pied de nez de l’histoire, devint le patron de la police de l’île de Trinidad en 1926, puis consul du Costa Rica à la Nouvelle-Orléans. Attiré par l’aventure, il abandonna sa vie rangée pour tenter sa chance dans une affaire de prospection de pierres précieuses en Colombie, terre des émeraudes.
Là encore, il semble que son goût pour les affaires louches ait repris le dessus ; ce personnage à deux visages, tantôt notable embourgeoisé, tantôt fieffé briscard, fut arrêté et emprisonné. Le cours de sa vie s’arrêta brutalement en 1929 : officiellement, il fut assassiné dans sa cellule de la prison de Pamplona, par ses co-détenus ou des gardiens, ou des “justiciers” venus de l’extérieur lui régler son compte. On ne sut jamais la vérité sur la manière dont il passa de vie à trépas…
Avant d’envisager l’échafaud, il fallut pourtant que la justice fasse son travail, à savoir démêler le vrai du faux. Entre les Rorique et le cuisinier Mirey, c’était presque parole contre parole. Le cuisinier justement, un “Demi” hâbleur et pas vraiment versé sur l’honnêteté, était assez peu crédible, compte tenu de son passé. Il avait, en effet, été condamné deux fois à douze mois et six mois de prison pour vol.
Plus extravagant, l’homme était endetté jusqu’au cou, et il finit par avouer, lorsque son état civil fut étudié, qu’il était marié, mais que, comme garantie de recouvrement de ses dettes, il avait laissé sa femme à un Chinois, la femme en question servant de gage…
Verdict : la guillotine
Les frères Rorique, menteurs comme des arracheurs de dents, avaient décliné, de leur côté, des identités fictives : Alexandre Rorique était soit disant né le 2 août 1856 à Pretoria, tandis que Joseph assurait avoir vu le jour le 6 décembre 1865 à Natal. Nés en Afrique du Sud, ils se disaient Français, car leurs parents parlaient cette langue dans laquelle ils avaient été élevés… Sollicité, le consul de France au Transvaal répondit qu’à Pretoria, l’état civil ne portait aucune trace de la naissance de ces deux individus. Mirey certes peu fiable, peut-être même complice, les Rorique menteurs (ayant maquillé la Nuiroahiti), le juge trancha ; le 8 décembre 1893, le tribunal condamna les deux frères à la peine de mort, pour piraterie et homicides.
A ce moment-là, les Rorique passaient pour des bagnards évadés de Nouvelle-Calédonie plus que pour des Sud-Africains.
Des fils de bonne famille
Le coup de théâtre vint quelques jours plus tard : une lettre anonyme parvint au juge. En l’ouvrant, il n’en crut pas ses yeux. L’identité des condamnés était, en réalité, celle-ci : Eugène et Léonce Degrave, honorable famille belge. Pour des actes de sauvetage en mer, les frères avaient été décorés plusieurs fois !
Sitôt connue, la nouvelle déclencha ce que l’on appellerait de nos jours le “buzz”, car à cette lettre s’en ajouta d’autres, accréditant le fait que les Rorique étaient des héros dans leur pays natal, la Belgique.
Acculé par les magistrats, Alexandre, alias Léonce, avoua que toutes ces révélations étaient vraies ; s’ils avaient comparu à leur désavantage devant le tribunal, c’était juste pour éviter de jeter l’opprobre sur leur famille, et pour ne pas peiner leur mère. Sinon, ils savaient qu’en exhibant leurs médailles de sauveteurs et leurs antécédents familiaux belges, ils auraient été crus, mais le scandale aurait rejailli sur leurs proches… C’est parce que, jeunes, ils étaient irrésistiblement attirés par la mer qu’ils décidèrent de s’exiler en Angleterre, où ils prirent le nom de Rorick, afin de ne pas être handicapés par leur origine étrangère. En changeant de nom, ils changèrent peut-être aussi de morale, car, attirés par les mers du Sud, ils s’y comportèrent de la façon que l’on sait.
Travaux forcés à perpétuité
Evidemment, cette origine bourgeoise, ces actes de bravoure (ils avaient sauvé les équipages de deux trois-mâts norvégiens) leur auraient sans doute valu la clémence des juges, mais l’affaire ne pouvait être rejugée ; la Justice, embarrassée, ne put que commuer leur peine de mort en travaux forcés à perpétuité.
Ils furent emprisonnés plusieurs mois sur l’île de Ré, avant d’être embarqués pour la Guyane. Entre-temps, en France comme en Belgique, des comités de soutien aux Rorique se montèrent ; on criait à l’erreur judiciaire, à une affaire Dreyfus bis, à un martyre d’innocents… Même les détenus de Manille, qui partagèrent, un temps, la cellule de Mirey, écrivirent, pour affirmer que celui-ci leur avait demandé ce qu’il risquait s’il se rétractait après ses aveux, “preuve, selon les défenseurs des Rorique que Mirey avait tout inventé et que les deux frères étaient innocents”.
L’ex-pirate, patron de la police !
Après seize mois passés à Saint-Martin de Ré, les Rorique furent conduits aux îles du Salut où ils arrivèrent le 11 août 1895. L’aîné, Léonce, ne résista pas au climat et aux conditions de vie ; victime de dysenterie et de fièvres, il décéda le 30 mars 1898. En 1897, leur peine avait pourtant été adoucie, et finalement, Eugène fut gracié le 27 août 1899.
Le dernier des Rorique revint en Belgique, passa en France où il écrivit un livre et se maria à une jeune femme de bonne famille, puis s’installa à Monaco avant de repartir loin, dans la Caraïbe. L’ancien pirate, par un pied de nez de l’histoire, devint le patron de la police de l’île de Trinidad en 1926, puis consul du Costa Rica à la Nouvelle-Orléans. Attiré par l’aventure, il abandonna sa vie rangée pour tenter sa chance dans une affaire de prospection de pierres précieuses en Colombie, terre des émeraudes.
Là encore, il semble que son goût pour les affaires louches ait repris le dessus ; ce personnage à deux visages, tantôt notable embourgeoisé, tantôt fieffé briscard, fut arrêté et emprisonné. Le cours de sa vie s’arrêta brutalement en 1929 : officiellement, il fut assassiné dans sa cellule de la prison de Pamplona, par ses co-détenus ou des gardiens, ou des “justiciers” venus de l’extérieur lui régler son compte. On ne sut jamais la vérité sur la manière dont il passa de vie à trépas…
En grand uniforme, le prince Hinoï, propriétaire de la goélette où eut lieu de drame qui coûta la vie à sept personnes.
Une des cellules du bagne de Guyane où l’aîné des Rorique, Léonce, décéda le 30 mars 1898, victimes des conditions de vie et des fièvres.
C’est peut-être dans ce petit cimetière marin du bagne de Cayenne que repose la dépouille de Léonce Rorique.