Carnet de voyage - Île de Pâques : l’heure des contre-vérités


Les moai de la plage d’Anakena : depuis des décennies, l’île de Pâques fait l’objet de plus en plus de théories, toutes « vraies », alors que la plus grande fantaisie est de mise…
ÎLES DE PÂQUES, le 22 mars 2018. Mercredi 28 février 2018, la chaîne France 5 consacrait un pompeux documentaire sur l’île de Pâques, annonçant, sans modestie aucune, que ce film allait enfin révéler des vérités (son titre : île de Pâques, l’heure des vérités). Au lieu de cela, les téléspectateurs ont eu droit à une avalanche de contre-vérités, de fausses découvertes et de banalités. Rapide passage en revue de ce grand moment de télé…

Presque tout le documentaire sur « L’île de Pâques, l’heure des vérités » repose sur les affirmations d’un homme, Nicolas Cauwe. Né le 25 juin 1961 à Uccle (Belgique), c’est un archéologue belge, conservateur des collections de Préhistoire nationale et générale ainsi que des collections d’Océanie aux Musées royaux d'art et d'histoire de Bruxelles. Jusque-là, ça fait sérieux.

Dans le film, il se présente comme un familier de l’île qu’il fréquente depuis deux décennies au moins, tellement connu et reconnu qu’il a même un surnom donné par les Pascuans… Bigre ! Où les choses se compliquent, c’est lorsque Nicolas Cauwe étale sa série de « vérités », toutes plus bancales les unes que les autres :

Les Pascuans sont d’origine polynésienne et n’ont eu aucun rapport avec les peuples d’Amérique latine

Première erreur ; si l’architecture de certains ahu plaide en faveur d’un contact avec les Incas ou d’autres peuples antérieurs (murs du Vinapu par exemple), la patate douce apporte surtout la preuve que des contacts entre les Pascuans et l’Amérique du Sud ont bien eu lieu. Dans quel sens ? Personne ne sait si ce sont des « Indiens » qui sont venus sur l’île ou si, au contraire, ce sont les Pascuans qui ont navigué jusqu’aux côtes du Chili ou du Pérou (peut-être les deux). Mais c’est une évidence, des contacts ont eu lieu, même si l’origine polynésienne des Pascuans n’est plus à démontrer.

Les moai n’ont pas été renversés pour être brisés

et Nicolas Cauwe de déclarer que tous les moai qui ornaient les ahu sont certes à terre, mais qu’ils sont tous entiers, ce qui est une grosse erreur comme le montre notre photo. Les moai ont été renversés sans aucun soin ; certains en avant, d’autres en arrière (moins nombreux), certains se sont brisés, d’autres pas.
Dans le documentaire de France 5, on nous explique que les moai ont été renversés en douceur, sans être cassés : visiblement, l’auteur de ces affirmations n’a jamais fait le tour de l’île !

La carrière du Rano Raraku a été aménagée soigneusement pour devenir un site tabu

affirmation gratuite, qui repose sur des conjectures sans fondement. La carrière de moai a bien été abandonnée brutalement, sinon les Pascuans n’auraient pas laissé en chantier de très nombreuses statues qui étaient toutes destinées à être achevées puis transportées et tous leurs outils, les tuki). Plus tard, lorsque la carrière fut délaissée, quelques Pascuans continuèrent maladroitement à essayer de sculpter des ancêtres, peut-être pour faire revenir le mana perdu. On trouve une de ces ébauches de statue sur la lèvre du cratère du Rano Raraku. Quant à celles qui ont été achevées et qui ont été descendues, elles n’ont pas été sculptées sur 9 à 10 mètres de hauteur pour être enfouies en terre jusqu’au cou ! Il est faux de prétendre que ces moai ont été plantés là pour faire barrière, il n’y a aucun ordre précis dans leur positionnement, sinon qu’ils sont logiquement au bas de la pente.
Les moai de la carrière du Rano Raraku n’étaient pas destinés à être transportés nous dit-on ; c’est faux, bien entendu, mais malheureusement, au-delà de 9 m de hauteur, ils n’étaient quasiment plus transportables, le plus grand d’entre eux (11m) se trouvant brisé à moins de 2 km de la carrière.

Les Pascuans auraient transporté des milliards de pierres (4 milliards nous dit-on) assez grosses pour «mettre dans leurs champs »

et ainsi avoir des terrains conservant l’humidité ! Si ce n’est pas une blague belge, ça y ressemble. Le « spécialiste » semble ignorer que les laves basaltiques fluides prennent en général deux formes : les laves pahoehoe (laves lisses et souvent « cordées) et les laves aa, à la surface rugueuse, déchiquetée, comme d’énormes braises (sans parler des pillow-lava sous-marins). Or les laves de Rapa Nui étaient majoritairement des aa et les blocs qui couvrent la plus grande partie des champs de l’île proviennent de la décomposition de ces surfaces immenses de lave aa. Personne n’a jamais transporté là ces cailloux et d’ailleurs de quelle carrière viendraient-ils ? Enfin faire pousser des bananiers et des végétaux sur ces surfaces arides, exposées aux embruns et surtout au vent, est tout simplement impossible.

Les Pascuans n’ont jamais souffert de la faim

Là encore, affirmation gratuite. Il est clair que lorsque la déforestation a été terminée, les pluies se sont raréfiées ; à cette époque, l’île comptait probablement 8 000 habitants, impossible à nourrir. Tous les dauphins avaient été massacrés depuis longtemps (fouilles à Anakena par Claudio Cristino), les ressources agricoles étaient presque épuisées, faute d’eau. Seuls des petits jardins conservant de l’humidité et à l’abri du vent ont permis aux Pascuans de subsister ; ces jardins, des espaces réduits entourés de murs, souvent autour d’un enfoncement du relief, avaient pour nom manavai et ne pouvaient subvenir qu’aux besoins d’une population très réduite. D’où les guerres entre clans.
Les immenses champs de pierres de l’île étaient cultivés nous dit-on ; c’est évidemment faux, les seuls cultures vivrières des anciens Pascuans étant cantonnées à des manavai, jardins humides et protégés du vent, du sel et des embruns par des murets.

Le bon état de crânes démontre qu’il n’y a pas eu famine

l’interprétation de la « bonne santé » de crânes ramenés à diverses époques en Europe ne tient pas. Seuls les crânes de chefs étaient conservés, comme reliques par les clans (voire comme trophées par les vainqueurs). Les crânes récupérés sont donc ceux de ariki, en plutôt bonne santé car bien nourris compte tenu de leur statut. En revanche, le commun des mortels n’avait pas de sépulture, les squelettes ou les corps étaient brûlés ; on ne peut donc rien conclure à partir de quelques crânes isolés non représentatifs de la population (ce qui n’est pas le cas des moai kava kava, ces squelettiques statuettes de bois, témoins de périodes de grande souffrance).

Les moai étaient transportés non dégrossis et étaient achevés sur place

l’affirmation avancée dans ce documentaire est totalement fausse. Les moai, tous ceux que l’on trouve sur les caminos de los mai le prouvent, étaient transportés à peu près achevés ; seules les orbites de la statue étaient terminées une fois celle-ci érigée, et donc à même de recevoir ses yeux de corail et de lave (obsidienne souvent). Si un moai a été trouvé reposant sur une base de tuf provenant d’un autre moai du Rano Raraku, c’est tout simplement parce que les ahu faisaient l’objet de constantes modifications ; on les agrandissait, on les reconstruisait, et surtout, on utilisait les anciens moai soit dans les murs de soutènement, soit, s’ils étaient trop endommagés, dans la maçonnerie, voire comme « gravier » sur lequel étaient installés le ou les nouveaux moai.
Les moai n’étaient pas sculptés à la carrière, mais juste dégrossis : encore une contre-vérité ; les statues, hormis leurs yeux, étaient achevées au Rano Raraku comme le montre ces dos de moai gravés.

Il n’y a pas eu de désastre écologique

bien sûr que si ! La forêt originelle de Rapa Nui a été totalement détruite (il ne reste plus un seul palmier endémique), car les Pascuans faisaient une utilisation outrancière du bois : pour la crémation des morts, pour cuisiner, pour le transport des statues géantes, pour leurs bateaux... Et surtout, les clans vainqueurs n’hésitaient pas à détruire les arbres des clans vaincus en les incendiant, comme c’était le cas dans toute la Polynésie lors des guerres tribales : on tuait les hommes, on emportait les femmes, voire les enfants et on détruisait systématiquement les ressources alimentaires des perdants (bananiers, arbres à pain, etc.). Le désastre écologique a sans doute connu une amplification due à des phénomènes climatiques comme El Niño ou La Niña, susceptibles de provoquer des sécheresses de plusieurs années. L’introduction du rat par les Polynésiens (rongeurs qui dévoraient les noix du palmier endémique) et le gaspillage forcené du bois ont donc bel et bien entraîné un désastre écologique.

Moins de bois signifiait moins de bateaux, puis plus de bateaux du tout. L’une des activités essentielles des Pascuans était la pêche comme en témoignent de nombreux hameçons. Or, petit à petit, les Rapa Nui se sont retrouvés sans pirogues dignes de ce nom et d’ailleurs, les premiers Européens n’ont vu que des « barcasses » inaptes à une véritable utilisation en mer. Pas de bateaux, pas de pêche, pas de poisson… Ajoutez une terre devenue aride : famine assurée.

Dans cette ambiance de fin du monde

un peu comme notre planète aujourd’hui, il est clair que le maintien de l’érection, exigée par les chefs de clans, de statues prodigieusement coûteuses en énergie et en nourriture (les tailleurs ne cultivaient pas et ne pêchaient pas lorsqu’ils étaient mobilisés au Rano Raraku ou sur les chemins des moai) ne pouvait aboutir qu’à une révolution. Et c’est très probablement ce qu’il s’est passé (autour de 1680, selon les données des historiens). Qu’on ne garde que deux chiffres en tête : plus de mille moai sculptés, moins de trois cents livrés entiers et redressés sur les ahu : quel peuple, quel groupe ethnique, hors une période d’abondance exceptionnelle, pourrait supporter un tel gaspillage de ressources et d’énergie ?

Par pur péché d’orgueil, car c’est bien de cela dont a été victime l’île de Pâques et son peuple, par pur égoïsme, par pure prétention, les chefs de clans ont ruiné leur pays et leur peuple : « mon moai sera plus grand que le tien, quel que soit le prix à payer ». Cette règle, qui fut celle des anciens ariki pascuans, les a amenés à l’autodestruction qu’il est vain (et démagogique) de nier. Car alors même que les moai ne cessaient de grandir (en taille et en poids), leur mana, leur pouvoir disparaissait, puisque l’écosystème ne pouvait plus assurer le bien-être et la subsistance de tous. Les clans se sont battus pour manger, mais aussi pour détruire les moai des clans rivaux et dans leur agressivité liée à la faim et au dénuement, face à des statues qui n’avaient finalement plus aucun pouvoir, les Pascuans ont renversé leurs « idoles » dans une violente folie collective.

Le culte de Make Make aurait remplacé celui des moai nous dit-on également

Rien de moins sûr. On ignore quand apparut Make Make et qui il était réellement dans le panthéon pascuan (il est quasi inconnu dans le reste du triangle polynésien). Ce qui est clair, en revanche, c’est que face à la ruine de leur environnement et de leur mode de vie insouciant, les Pascuans ont tenté, dans un ultime sursaut, de contrôler la violence, de la maîtriser à défaut de la supprimer. Dans un pays exsangue, le symbole du renouveau était celui de ces sternes qui venaient encore se reproduire sur les motu au large du Rano Kau. Leurs œufs, chaque année, signifiaient qu’une renaissance était possible ; dans un syncrétisme complexe, une statue de basalte, un moai richement orné, régnait sur le village d’Orongo, lien entre le passé et un présent plus qu’incertain; cette statue était appelée la Briseuse de Vagues (Hoa haka nana ia) et se trouve aujourd’hui à Londres ; chaque année, grâce à un de leurs serviteurs qui ramenait le premier œuf pondu d’un des motu, un chef de clan devenait pour un an le tangata manu, l’homme oiseau, doté des pleins pouvoirs. Il ne renonçait pas à la violence, bien au contraire, mais du moins celle-ci reposait-elle sur une base « légale », les anciens ariki avec leurs grandes statues sans pouvoir, ayant montré leur inutilité. Ce fut le règne de la force pure, acceptée pour éviter l’autodestruction totale. Mieux valait un dictateur, possiblement remplacé chaque année, que l’anarchie.

Notre liste des contre-vérités avancées dans ce documentaire n’est pas exhaustive, mais du moins celles-ci méritaient-elles d’être mises en relief. Pour tous nos lecteurs, bonnes balades à Rapa Nui !

Textes et photos : Daniel Pardon
Qui était Make Make dans le panthéon pascuan ? Personne, en réalité, n’en sait rien. Est-il apparu après le renversement des moai, avant, pendant ? Mystère…

Après le renversement des moai, dû en grande partie à un désastre écologique, le culte de l’homme-oiseau (tangata manu) a été instauré, permettant de doter l’île d’un chef de guerre pendant un an. Mieux valait un tyran que l’anarchie complète.

D’autres théories farfelues

Bien d’autres théories aussi farfelues que fantaisistes circulent encore sur le passé de Rapa Nui. En voici un bref florilège :

-Les statues étaient transportées par la mer ; c’est évidemment une théorie sans aucun fondement. Il suffit de connaître l’état de l’océan autour de l’île de Pâques pour comprendre qu’aucun Pascuan raisonnable n’aurait risqué sur la mer un moai sacré, fruit de longs mois de travaux.

-Pour prouver cette théorie, certains avancent qu’il y aurait des moai sous la mer (coulés lors de leur transport) ! Fruit de leur imagination, ces moai n’ont jamais existé. Si c’était le cas, nous a assuré le plongeur connaissant le mieux les fonds marins tout autour de l’île, « nous aurions fait des photos, des images et nous aurions décroché la Lune avec la National Geographic Society » (Il n’y a ainsi aucun moai au large de la baie La Pérouse).

-L’écriture rongo rongo (indéchiffrée, elle reste le seul vrai mystère de Rapa Nui) serait très ancienne ; c’est également faux car nul part en Océanie on ne trouve ce type d’écriture. Elle n’a donc pas été amenée à l’île par on ne sait quel roi légendaire ; elle est simplement le fruit de la mise en ordre des principaux symboles des Rapa Nui après le passage des Espagnols en 1770, qui firent signer des documents (de prise de possession) aux Pascuans et qui ont donc, lors de leur escale de six jours, induit une écriture pascuane originale, le fameux rongo rongo. D’ailleurs les tablettes portant cette écriture ont moins de quatre siècles et prouvent que cette écriture est récente.

-L’île se serait enfoncée car des « fours sous-marins » auraient été trouvés lors de plongées devant la grotte Ana Kai Tangata : c’est sans doute l’affirmation la plus absurde qui circule encore aujourd’hui. Il y a quelques décennies, des plongeurs -peu au fait de la culture pascuane- ont cru découvrir dans quelques mètres d’eau un foyer ancien. En réalité, après avoir « chanté sur tous les toits » leur découverte, ils se sont fait oublier, car les analyses ont montré qu’en fait de restes de foyer, il ne s’agissait que de charbon provenant d’un bateau à vapeur naufragé dans le secteur ! Les morceaux de charbon, secoués par la mer, ont sans doute formé un petit tas dans un coin, voire un vague cercle, mais par pur hasard. Dans ce secteur, où les vagues atteignent facilement cinq mètres d’amplitude pendant des mois, il est bien évident que les fonds marins sont complètement lessivés en permanence et que quelques blocs de charbon trimballés sur ce site au gré d’une tempête ne constituent pas la preuve que la géologie de l’île, il y a quelques centaines d’années, a été bouleversée.


Le moai de la Paix, exposé à Hanga Roa, est en basalte, comme la statue volée à Orongo ; ce moai moderne reprend les ornements dorsaux de la « Briseuse de vagues », contemporaine du règne des hommes-oiseaux.

Les moai de la carrière du Rano Raraku n’ont jamais été disposés afin de former une barrière rendant le site tabu. Ils sont disposés en bas de la pente, un peu partout, en attendant leur transport qui n’a jamais eu lieu.

A l’arrière-plan, l’ahu Tongariki. Au premier plan un moai brisé pendant son transport vers un ahu proche de celui du Tongariki.

Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 22 Mars 2018 à 16:45 | Lu 3138 fois