Carnet de voyage - Gottfried Lindauer : les Maoris en majesté


Gottfried Lindauer, un artiste rempli d’admiration pour les Maoris, qui consacra une bonne partie de sa vie à les peindre avec beaucoup de respect.
NOUVELLE-ZELANDE, le 15 décembre 2016. le Dans la galerie de portraits que Tahiti Infos dresse depuis un peu plus d’un an portant sur des personnalités ayant marqué la grande et la petite histoire du Pacifique, les caractères forts l’emportent de beaucoup sur les personnages paisibles et (presque) sans histoire. Gottfried Lindauer (1839-1926) est un de ces hommes discrets qui, jamais, ne chercha à faire de l’ombre à ses contemporains. Bien au contraire, l’artiste a toujours su s’effacer pour magnifier ses sujets, dont les plus touchants sont les Maoris, dans toute leur splendeur. Le peintre, d’un académisme tranquille, a fait de ses modèles des toiles d’une saisissante beauté, aujourd’hui chefs d’œuvre d’une époque révolue…

Gottfried Lindauer venait de la lointaine Bohême, alors partie de l’empire austro-hongrois et ne connaissait strictement rien au Pacifique Sud… Il n’avait d’ailleurs jamais conçu le projet d’y vivre et c’est un peu par hasard et poussé par les circonstances qu’il mit, un beau matin du 6 août 1874, les pieds sur un quai de la ville de Wellington, en Nouvelle-Zélande.

Fuir l’armée à tout prix

Né à Pilsen le 5 janvier 1839, il était ethniquement tchèque et d’ailleurs, il s’appelait originellement Bohumir. Doué pour les arts graphiques, il avait fait ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. Portraitiste, il vit ses affaires singulièrement décliner quand apparut la photographie, ce qui l’engagea à chercher à émigrer. Une autre raison souvent invoquée, sans doute la plus sérieuse, était son aversion profonde pour les choses militaires et la guerre, à une époque où l’on se retrouvait facilement sur un front ou sur un autre, l’empire austro-hongrois étant trop belliqueux au goût du maître. De fait, en 1873, il fut appelé à servir dans l’armée austro-hongroise, ce qui semble avoir été le déclic lui ayant fait prendre la poudre d’escampette en direction de l’Allemagne. Même là, il ne se sentait pas à l‘abri des recruteurs militaires et il décida, au final, de s’embarquer sur un navire allemand en route pour le Pacifique Sud, le “Reichstag”, qui l’amena jusqu’en Nouvelle-Zélande.

Fasciné par les Maoris

Après avoir débarqué à Wellington, Lindauer s’installa tout d’abord à Nelson, loin de la “grande ville”. Là, il eut un choc artistique très fort en côtoyant les Maoris dont il ne tarda pas à gagner la confiance et à faire des portraits. De quoi satisfaire son intérêt personnel, mais pas de quoi remplir sa bourse.

En 1874, il eut l’opportunité de se rendre à Auckland et sa vie, très vite, bascula : exposant quelques-unes de ses toiles, très réalistes, il attira l’attention d’un mécène, un riche homme d’affaires qui fut frappé par la modestie et le talent de ce peintre parfaitement inconnu alors. Henry Partridge (1848-1931), importateur de tabac, entre autres, était un peu plus jeune (de presque dix ans) que Lindauer, mais il comprit instantanément, le jour où il le rencontra, que le peintre de Bohême avait de l’or dans ses doigts et qu’il serait capable de fixer, de figer une époque en passe de disparaître, celle des grands chefs maoris dans leurs tenues d’apparat. Une époque qui était chère à Partridge : il avait en effet vécu quelques années dans la région de Waikato (au sud d’Auckland) et il avait pu rencontrer de nombreux clans maoris dont il apprécia la riche culture.

En cette fin de XIXe siècle, on ne donnait pas cher de l’avenir de ce peuple indigène, décimé par les maladies, les armes à feu et autres “cadeaux“ de la civilisation. Seule exigence de Partridge, que Lindauer réalise des œuvres mettant en scène les Maoris dans leurs tenues traditionnelles, avec ornements, bijoux et signes distinctifs de leur rang social au sein de leur groupe.

C’est une véritable photo anthropologique que voulait Partridge, alors que Lindauer avait surtout peint des Maoris (à leur demande) en tenue européenne.

Lindauer peignait, Partridge payait

Le peintre n’avait que peu de moyens et recevoir une telle commande, ambitieuse sur le plan technique et lui permettant de bien vivre de son art, ne pouvait pas se refuser. D’autant que le mécène donna aussi au peintre les moyens de se déplacer dans le pays, de circuler, de rencontrer différents clans et différentes tribus maories ; aux premiers portraits de Nelson et sa région, s’ajoutèrent ensuite ceux d’Auckland bien entendu, mais aussi de la région de Napier, de Woodville et même de Christchurch dans l’île du sud.

Lindauer peignait, Partridge payait, apparemment sans se lasser des découvertes que lui offrait cette collection de toiles qu’il accumulait patiemment ; une collaboration qui allait durer quarante ans ! En 1886, Lindauer eut une brève période de gloire en Europe, puisqu’à la grande exposition de l’empire colonial et indien de Londres, il présenta douze portraits de Maoris. Fort de ce succès et grâce au train de vie que lui assurait Partridge, Lindauer séjourna finalement deux fois en Europe après cette exposition, principalement en Allemagne entre 1900 et 1902, puis entre 1911 et 1914. Il eut même l’occasion de retourner en Bohême et durant ces séjours, il mit en vente un certain nombre de ses toiles, que l’on trouve aujourd’hui dans certains musées européens.

Grand maître ou simple portraitiste ?

Techniquement, Lindauer ne modifia pas son style que l’on qualifierait aujourd’hui d’hyperréaliste, un rien “pompier” peut-être. En buste ou en pied, de face ou de profil, il s’ingénia à varier les positions comme il l’avait bien compris de son ami le photographe Samuel Carnell, lui aussi portraitiste de Maoris, mais avec du matériel argentique.

Lindauer était-il un grand maître en termes de peinture ? La question est souvent posée et fait débat. A l’époque de sa gloire, au tournant du XXe siècle, beaucoup en Nouvelle-Zélande (et en Bohême) ont vu en lui un très grand peintre. Plus tard, le soufflet est retombé et il a été fréquemment qualifié de peintre artisan, de tâcheron bon à répéter inlassablement les mêmes gestes pour des résultats médiocres.

Replaçons-le dans son contexte. En Europe, les impressionnistes, puis les pointillistes avaient révolutionné la peinture ; Cézanne avait poursuivi vers l’abstraction, le cubisme pointait déjà sur les toiles de Picasso ; sans parler de Gauguin et de Van Gogh… Lindauer, de son côté, n’avait, c’est vrai, rien inventé, se contentant de parfaitement bien exécuter son travail minutieux.

Un monde, en majesté, fier, menacé

Mais son œuvre dépasse, on le sent, on le voit, très largement la seule technique picturale. C’est un monde en majesté, fier, menacé comme jamais il ne l’avait été, que Lindauer parvint à figer.

Dans sa foulée, dans son sillage, l’autre peintre des Maoris, G.F. Goldie (1870-1947) s’engouffra sur ce créneau “indigéniste”, mais pour peintre des hommes et des femmes ravagés par le chagrin, la détresse, la tristesse de voir leur monde s’écrouler. Autant les Maoris de Lindauer sont impressionnants de sérénité, autant ceux de Goldie font presque pitié. A ce titre, les peintures de Lindauer nous révèlent un peuple à l’état de nature, tel que les premiers découvreurs européens le virent, dans toute sa splendeur.

Alors, certes, Lindauer ne sera jamais élevé au rang d’un Léonard de Vinci, mais on aurait vraiment beaucoup aimé qu’il y eut un Lindauer à Tahiti, aux Marquises, aux Samoa, aux Fidji, aux Tonga, au Vanuatu…

Les premiers à mesurer leur chance que ce petit bonhomme timide et réservé ait un jour atterri sur leur “terre du grand nuage blanc” sont bien les Maoris, ceux-là même qu’il y a un peu plus d’un siècle, certains avaient déjà condamné à ne plus exister qu’à travers quelques toiles…

Daniel Pardon

Une vie privée loin des mondanités

Lindauer a vu, de son vivant, grâce à l’appui constant de son sponsor Partridge, son travail reconnu tant en Nouvelle-Zélande que sur le plan international. Pour autant, l’artiste n’avait aucun goût pour la célébrité, les mondanités et les rodomontades de salon. Et il sut admirablement échapper aux manifestations publiques ; il est vrai qu’il eut la sagesse de ne pas s’installer à Auckland, mais de choisir de travailler dans ce qui était, à l’époque, de petites bourgades.

Veuf à peine marié

Il était d’ailleurs si discret sur sa vie privée qu’on ne sait pas avec exactitude où et quand il rencontra celle qui allait devenir sa première épouse. Ce fut probablement à l’occasion d’un déplacement que Lindauer effectua en Australie en 1879. Il fit la connaissance d’une émigrée, comme lui, originaire de Prusse, Emelia Wipper. On pense qu’ils convolèrent à Melbourne avant que Lindauer ne revienne à Christchurch. Emelia était de santé fragile, et le couple n’eut pas le temps d’avoir des enfants puisque la jeune mariée décéda peu de temps après son installation en Nouvelle-Zélande, le 24 février 1880.

Le peintre, profondément affecté par ce deuil, décida de déménager et partit planter son chevalet à Napier sur la côte sud-est de l’île de nord. La cité était alors bien modeste ; ayant passé plus de cinq ans en terre kiwie, Lindauer en profita pour demander sa naturalisation, une manière d’échapper définitivement à tout “appel d’air” de la part de l’Europe qu’il avait fui. Il obtint son statut de citoyen néo-zélandais le 23 juillet 1881. Le décès d’Emelia était lourd à porter et Lindauer ne se remaria que quelques années plus tard, le 15 septembre 1885, avec une Anglaise, Rebecca Petty, qui lui donna deux fils, Victor et Hector.

Fin de vie aveugle

On peut affirmer que, finalement, tôt dans sa vie d’artiste, Lindauer vit son travail reconnut à sa vraie valeur ; et quel meilleur hommage pouvait-il espérer que celui de voir la Auckland Art Gallery, en 1913, exposer les 62 portraits de la collection Partidge ? Une collection que celui-ci se décida finalement à donner au musée, moyennant la somme de 10 000 livres (que Partridge utilisa pour une œuvre de charité).

Malheureusement pour Lindauer, le déclenchement de la Première Guerre mondiale devait assombrir son horizon. Il avait des origines “allemandes” au sens très large du qualificatif et, bien qu’il ait tout fait pour échapper, dans sa jeunesse, à l’armée de l’empire austro-hongrois, bien que son antimilitarisme soit connu de tous, il fut alors suspecté, entre 1914 et 1918, de sympathie pour l’ennemi, ce qui se traduisit, dans la petite bourgade de Woodville où il habitait, par des manifestations de franche hostilité ; il en souffrit et dut faire le dos rond en attendant la fin de la guerre. Lindauer avait un autre souci, autrement plus grave : il souffrait de problèmes de vue. On peut considérer qu’en 1920, il exécuta ses toutes dernières toiles, non sans mal étant quasiment aveugle à 81 ans. Dès lors, privé de sa raison de vivre, l’état de santé général du peintre, très abattu, se détériora. Le 13 juin 1926, il rendait son dernier soupir à Woodville, où il a été inhumé au cimetière d’Old Gorge.

Son épouse, Rebecca, lui survécut encore dix-huit ans (elle décéda le 21 avril 1944 à Awapuni, au sud de l’île du nord de la Nouvelle-Zélande).

Une triple exposition et un site

Depuis le 20 octobre 2016, jusqu’au 19 février 2017, le musée Auckland Art Gallery Toi o Tāmaki organise une triple exposition consacrée au peintre Gottlieb Lindauer :
- Mr Partridge’s Gift : The Story of the Lindauer Pictures ;
- Identifying Lindauer : His Materials and Techniques ;
- The Māori Portraits : Gottfried Lindauer’s New Zealand.

Pour ceux que la vie et l’oeuvre de Lindauer passionnent, un site s’impose : le Whakamīharo Lindauer Online, élaboré par le musée “Auckland Art Gallery Toi o Tamaki”. 78 œuvres du peintre sont proposées au grand public.


Henry Edward Partridge (1848 – 1931) avait fait fortune, entre autres, dans le négoce du tabac. C’est lui qui fut le déclencheur de la carrière de Lindauer en lui achetant quatre toiles en 1874 et en devenant son mécène.

Rangi Topeora, huile sur toile, Auckland Art Gallery Toi o Tamaki, don de Mr. H E Partridge, 1915.

Ihaka Whanga, huile sur toile, Auckland Art Gallery Toi o Tamaki, don de Mr H E Partridge, 1915

Tamati Waka Nene, huile sur toile, Auckland Art Gallery (101.9 x 84.2 cm), 1890.

Eru Tamaikoha te Ariari, huile sur toile, 1903, Auckland Art Gallery Toi o Tamaki, don de Mr. H E Partridge, 1915.

Hori Ngakapa Te Whanaunga, huile sur toile, 1878, Auckland Art Gallery Toi o Tāmaki, don de Mr. H E Partridge, 1915

Kamariera Te Hau Takiri Wharepapa, 1895, huile sur toile, Auckland Art Gallery Toi o Tāmaki, don de Mr. H E Partridge, 1915

Kuinioroa, daughter of Rangi Kopinga - Te Rangi Pikinga, huile sur toile, Auckland Art Gallery Toi o Tāmaki, don de Mr. H E Partridge, 1915

Mr Paramena, c. 1885, huile sur toile, Musée “New Zealand Te Papa Tongarewa”, acheté en 1995

Mrs Paramena, c. 1885, huile sur toile, Musée “New Zealand Te Papa Tongarewa”, acheté en 1995

Paora Tuhaere âgé, 1895, huile sur toile, Auckland Art Gallery Toi o Tāmaki, don de Mr. H E Partridge, 1915

Paora Tuhaere jeune, 1878, huile sur toile, Auckland Art Gallery Toi o Tāmaki, don de Mrs. Emma Sloane, 1934

Wahanui Reihana Te Huatare, huile sur toile, Auckland Art Gallery Toi o Tāmaki, don de Mr. H E Partridge, 1915

Whetoi Pomare (détail), 1896, huile sur toile, Auckland Art Gallery Toi o Tāmaki, don de Mr. H E Partridge, 1915

Wi Tako Ngatata, chief of the Ngatiawa tribe in Taranaki, 1880, huile sur toile, 66 × 53,3 cm, Musée New Zealand te PaPa Tongarewa, don d’Alexander Turnbull, 1916

De nombreux ouvrages rendent hommage au célèbre peintre de Bohême, naturalisé citoyen de Nouvelle-Zélande ; celui-ci, publié à l’occasion de l’exposition Lindauer à la “Auckland Art Gallery Toi o Tāmaki”, est sans doute le plus richement illustré.

Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 15 Décembre 2016 à 10:44 | Lu 1410 fois