Carnet de voyage - Charlie Savage, le grand chef blanc mangé !


Ce portrait de Charlie Savage est l’un des seuls que nous connaissons. Le beachcomber devint une légende après sa mort, à la façon de Davy Crockett ou de Kit Carson.
PACIFIQUE SUD, le 12 janvier 2017. L'histoire de Charlie Savage est tellement célèbre dans le Pacifique Sud qu'elle a inspiré un nombre incalculable d'historiens et d'écrivains, alors que si l'on étudie en détail (et en les recoupant) les renseignements précis dont on dispose, rien de tout ce qui a pu être rapporté, par la tradition orale comme par les écrits postérieurs à sa vie, n'est vraiment certain. Malgré tout, ce “Buffalo Bill” des mers du Sud méritait bien quelques lignes…

C'est du sort d'une personne entrée dans la légende du Pacifique après sa mort que nous allons parler aujourd’hui, à savoir le mystérieux Charlie Savage, sur lequel tout et n'importe quoi a été affirmé durant le XIXe siècle, ses biographies devenant de plus en plus riches en événements, fictifs bien souvent, au fil du temps. Ce fut le cas, à l’époque, pour d’autres héros tout aussi “exotiques”, ceux de l’Ouest américain, Kit Carson, Jim Bowie, Davy Crockett…

Reprenons donc cette affaire concernant notre océan, affaire fort complexe à ses débuts Charlie Savage n’est qu’un surnom, car il est bien évident que ce n'est pas son état civil. Il se serait appelé, en réalité Kalle Svenson (ou Charles Swenssson), originaire de Uddevalla en Suède.

Un beachcomber parlant Tongien

A l'époque où il entre de plain-pied dans la vie des archipels du Pacifique Sud, il n'est qu'un obscur marin sans grade, qui quitte, probablement en 1804, Port-Jackson (proche de l'actuelle ville de Sydney). Pour des raisons non clairement élucidées, Savage (nous l'appellerons ainsi puisque c'est sous ce nom qu'il est passé à la postérité) est laissé aux îles Tonga : indiscipline à bord (les capitaines avaient l'habitude d'abandonner les fortes têtes dans des îles) ou au contraire (version plus probable) désertion avec une bande de marins comme lui, on ne le sait pas avec certitude, mais ce dont on est certain, c'est que notre personnage restera suffisamment longtemps aux Tonga pour y apprendre la langue locale, ce qui lui donnera un énorme avantage par rapport aux autres beachcombers de son espèce, ces Blancs qui seraient qualifiés aujourd'hui de vagabonds autant que de mercenaires, écumant les îles du Pacifique en quête d'argent facile, de femmes, d'armes et d'alcool.

Comment se passa la période de la vie de Savage aux Tonga ? Nous n'en savons rien, sinon qu'en 1808, un navire en provenance d'Australie, l'“Eliza”, le prit à son bord. Le bateau faisait route sur les îles Fidji, ayant pour but d'y récolter du bois de santal, revendu ensuite à prix d'or en Asie.

Allié du roi de Bau (Fidji)

Là encore, que se passa-t-il très exactement ? Nul ne le sait, sinon que l'“Eliza” fit naufrage aux Fidji, drossé sur les récifs de Mocea, près de Nairai. Les rescapés du bateau se dispersèrent alors et l'on perd avec précision leurs traces. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que Savage parlait quasiment couramment le Tongien et pouvait se faire comprendre des indigènes de Fidji, ce qui lui permit sans doute d'échapper au massacre généralement réservé aux naufragés, soit seul, soit en prenant la tête d'une petite milice armée. Car à bord de l'“Eliza” se trouvaient des mousquets, des balles et de la poudre, à une époque, le tout début du XIXe siècle, où les Fidjiens connaissaient la puissance de ces armes mais ne savaient pas les manier et n'en possédaient probablement pas ou très peu, récupérées ici ou là (et très mal entretenues).

Fort de sa capacité à parler, à se faire comprendre, à expliquer qu'il pouvait aider ceux qui le recueilleraient, Savage fut transféré sur l'île de Bau (alors centre politique de l'archipel) où il fut fort bien accueilli par celui qui allait devenir son nouveau patron, le grand chef Naulivou, qui, justement était en guerre contre certains de ses voisins. Compte tenu des mœurs des Fidjiens d'alors, il est important de mettre en exergue le fait que c'est le mousquet -ou les mousquets- de Savage qui lui permirent de ne pas passer directement de la case bateau naufragé à la case four, et Naulivou ne devait d'ailleurs pas regretter son choix de s'allier à cet Européen pour mener ses combats fratricides.

Des dizaines de femmes ?

Dans ce qui aurait été la première bataille entre Nauvilou et le chef Nakelo, une balle bien placée de Savage permit de tuer le chef ennemi dès le début du combat et donc de remporter une victoire écrasante sur le clan adverse. Une victoire qui n'aurait été que le prélude à de nombreuses autres, permettant à Nauvilou d'asseoir son pouvoir sur une grande partie des îles Fidji.

Evidemment, un tel avantage tactique méritait bien quelques faveurs. Et c'est là que la légende prend souvent le dessus sur la réalité ; Savage aurait reçu, en mariage, deux filles de chefs, Adi Kakua et la fille de Tui Lomaloma. Il était, bien entendu, logé, nourri et avait un titre prestigieux qui pourrait se traduire en français par “général en chef” des armées de son roi.

Comme tous les hommes de son époque et de sa trempe, Savage était violent, aimait les combats et ne s'embarrassait pas de bonnes manières. Mais de là à avoir eu des dizaines de femmes et le nombre de 150 enfants comme on l’affirme parfois, est sans doute très exagéré. De même qu’est fausse la légende prétendant que tous ses enfants étaient tués à la naissance : de noble rang compte tenu de l'origine de leurs mères, ils auraient pu prétendre au titre de roi, et pour éviter ce risque, les Fidjiens les auraient tous tués. A ranger avec les absurdités écrites après la mort du beahcomber…

Cinq ans dans un clan cannibale

Rien, en réalité, ne vient étayer ces contes, la croyance la plus répandue, à savoir que Savage était devenu l'un des pires cannibales de l'archipel n'étant, elle non plus, pas le moins du monde étayée. Au contraire, il semble qu'il ait tenté de combattre le cannibalisme qui lui faisait horreur, quitte à briser des tabu et à prendre des risques vis-à-vis de la coutume et de ses règles, profitant de son statut pour tenter de supprimer certaines pratiques, en vain d'ailleurs.

En revanche, une chose est certaine, Savage, violent, cupide, ambitieux, savait faire le dos rond et courber l'échine quand il le fallait : sa longévité au sein d'un puissant clan cannibale le prouve, puisqu'il resta en vie cinq ans à Fidji, alors que les indigènes, une fois assimilé le maniement des mousquets, auraient très bien pu l'éliminer s'il avait été, justement, trop ambitieux. Savage et sa bande de beahcombers avaient donc la vie belle aux Fidji, mais malheureusement pour le grand guerrier blanc, les meilleures choses ont une fin, et pour Savage, cette fin fut évidemment marquée par une violence extrême.

En guerre pour du santal

En 1813, cela faisait donc cinq ans que Savage vivait à Bau, le bâtiment “Hunter” mouilla ses ancres dans l'archipel, son but étant de se procurer du santal. Savage ne tenait absolument pas à redevenir un simple marin, mais en revanche, il avait besoin de se concilier les bonnes grâces des capitaines de ces bateaux, car c'est par eux qu'il pouvait se procurer des mousquets et des munitions, en échange de ses services. Et pour eux, débarquer dans un archipel réputé pour ses cannibales et pouvoir négocier directement avec un Européen sans risquer de se faire trucider valait bien quelques petits sacrifices.

Savage entra donc en contact avec le capitaine du “Hunter” et la suite du récit est due au troisième maître Peter Dillon, qui participa de près à la fin du chef blanc.

La récolte de santal devait se faire dans la zone contrôlée par les Fidjiens Wailea. Le 6 septembre 1813, Savage et ses hommes eurent un accrochage violent avec les Wailea et la réplique des beachcombers fut aussi immédiate qu'irréfléchie : ils détruisirent sur la plage, un grand nombre de pirogues de leurs adversaires, leur donnant alors un bon prétexte pour entrer en guerre contre ces ramasseurs de santal.

Assiégé sur un piton rocheux

Dillon, qui commandait la petite troupe, tenta de regagner la plage et de retourner avec les canots à bord du “Hunter”, mais la foule des Wailea était si dense qu'il ne put y parvenir.

En désespoir de cause, lui et ses hommes se réfugièrent sur une petite hauteur rocheuse, très difficile d'accès, donc facilement défendable par un petit groupe (depuis lors baptisée Dillon 's Rock). Les Wailea étaient courageux, mais lorsqu'ils virent les pertes dans leurs rangs quand ils s'attaquaient à cet escarpement, ils décidèrent tout simplement d’en faire le siège. Ils étaient plusieurs centaines et avaient le temps avec eux.

Pour les Européens, l'espoir de s'en sortir était mince, mais Dillon se souvint qu'à bord du “Hunter” se trouvaient huit otages Wailea ; profitant d'une accalmie dans les combats, il demanda à Savage, qui parlait alors le Fidjien couramment, de proposer une transaction : échanger la vie des beachcombers assiégés contre celle des Wailea du “Hunter”.

Le marché sembla honnête aux Wailea qui demandèrent un peu de temps pour formaliser leur feu vert. Pendant ce temps, certains chefs se rapprochèrent des Européens et firent comprendre à Savage que ce qu'ils souhaitaient, ce n'était pas un simple échange de prisonniers, mais l'établissement de véritables relations commerciales entre eux et les Blancs, pour obtenir des armes contre le précieux santal. Ils souhaitaient devenir “amis”. Pour cela, il leur suffisait d'abandonner leurs positions et de venir en paix en discuter.

Tué, dépecé et mangé !

Dillon sentit le piège, mais de manière assez incompréhensible, Savage crut à ce discours et descendit de son piton rocheux sans armes. Les Fidjiens jouèrent le jeu, firent traîner la négociation sur l'échange de prisonniers, mais voyant que Dillon ne cèderait pas, ils finirent par perdre patience, s'énervèrent et tuèrent d'un coup de casse-tête Charlie Savage, dont le corps fut immédiatement dépecé et démembré pour être passé au four et dévoré.

Ainsi mourut brutalement celui dont la vie allait inspirer tant de récits et de légendes, l'importance de Savage dans l'imagerie d'alors étant surtout due au fait qu'il fut, en réalité, le premier Européen à réellement vivre avec les Fidjiens réputés violents, hostiles et anthropophages.

Si Peter Dillon parvint à réchapper au massacre grâce à sa fermeté quant à l'échange de prisonniers, il passa pour sa part à la postérité en ayant été le premier, un peu par hasard il est vrai, à avoir retrouvé, en 1826, la trace de l'expédition du Français Lapérouse, dont les deux navires, “L'Astrolabe” et la “Boussole”, se fracassèrent en 1788 sur les récifs de Vanikoro aux îles Salomon.

Daniel Pardon

Cette gravure du XIXe siècle est célèbre et montre le combat de Dillon contre les Fidjiens, alors que le corps de Charlie Savage, en bas de l’image, est déjà prêt à être mis au four (collection DP).

Un village fidjien lors d’une cérémonie ; Savage était diplomatiquement habile, puisqu’il parvint à se faire accepter des Fidjiens et à vivre cinq années parmi eux.

Un guerrier fidjien tel que ceux parmi lesquels Savage vécut, en ayant su gagner leur respect.

A l’époque de l’installation de Savage aux Fidji, deux choses avaient de l’importance pour les clans : les armes à feu des Européens et les dents de cachalot que leur fournissaient les baleiniers.

Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 12 Janvier 2017 à 11:06 | Lu 3196 fois