Carnet de voyage - Alfred de Rodt ruiné par l’île de Robinson


Le seul portrait que l’on connaisse du baron de Rodt, qui s’échina 28 ans à l’île, avec un rare enthousiasme, mais des résultats financiers désastreux.
PACIFIQUE, le 4 septembre 2017. Le vaste Pacifique Sud suscite parfois des passions violentes, des coups de foudre, conduisant des hommes qui n’ont rien d’aventuriers fantaisistes à s’engager totalement dans ces îles du bout du monde, au point d’y perdre sinon la raison, du moins toute leur fortune. Ainsi, dans l’archipel de Juan Fernandez, le baron suisse de Rodt travailla-t-il vingt-huit années, jusqu’à sa mort, au développement économique de « Mas a Tierra », officiellement rebaptisée aujourd’hui l’île de Robinson Crusoe. Au bout de son engagement, la ruine…

« Mas a Tierra est ma terre, elle est ma Suisse, la mer remplace les Alpes ». Ainsi parlait Alfredo de Rodt, appelé le baron par ses administrés, un homme riche, qui aurait pu continuer à amasser de l’argent en Europe, mais qui préféra abandonner le confort de son Helvétie natale pour se lancer dans ce qui fut la grande aventure de sa vie, la colonisation de l’une des îles de l’archipel de Juan Fernandez, situé à plus de 600 km au large du port de Valparaiso.

Peuplement et ressources

La colonisation de Mas a Tierra partait d’un bon sentiment : l’île chilienne avait, petit à petit, été négligée par ceux qui, depuis 1820 environ, avait eu en charge son développement, moyennant le paiement d’un impôt au fisc chilien. Depuis des années, la location de Mas a Tierra n’était plus payée, et pour tout dire, l’île était quasiment abandonnée. Une quarantaine de personnes y survivait péniblement.

Comme il le ferait plus tard pour l’île de Pâques, le gouvernement chilien publia donc une annonce dans laquelle il recherchait un administrateur capable d’en assurer le peuplement de manière pérenne et d’en tirer des ressources pour qu’elle ne coûte rien au Chili.

Feu vert du Chili

Alfred de Rodt (son vrai nom était Alfred Von Rodt Van der Meulheur), baron suisse fortuné, était à cette époque, à Valparaiso. Issue d’une famille bourgeoise très aisée de Berne, en quête de nouveaux horizons, il était arrivé dans le grand port chilien en 1876. En poche, un peu d’argent, mais aussi un diplôme d’ingénier forestier, des études à Polytechnique (sans diplôme), une expérience de capitaine dans l’artillerie (au sein de l’armée austro-hongroise) et une cicatrice due à une blessure reçue lors d’une bataille en Bohême en 1866.

A l’époque, nombreux étaient les migrants qui ne faisaient que passer au Chili, en route pour les placers riches en or de la Californie. De Rodt, lui, resta, séduit par le pays. Les opportunités étaient nombreuses, le baron décida de latiniser son nom, Alfred von Rodt devenant Alfredo de Rodt sur l’état civil chilien. Lorsqu’il présenta ses projets pour Mas a Tierra, il fut très bien accueilli par les autorités chiliennes qui virent en lui un homme d’expérience (il avait déjà 33 ans), ayant les moyens de donner suite à ses ambitions. De fait, le locataire idéal de Mas a Tierra se vit nommer officiellement le 17 avril 1887 subdélégué pour l’archipel de Juan Fernandez, puis superintendant de l’archipel, inspecteur de la colonie, juge de la subdélégation, garde des eaux et forêts, subdélégué maritime, ministre des douanes et administrateur des postes (entre autres).

Otaries, poissons, langoustes

Trois mois après le feu vert du gouvernement chilien, le 6 juillet 1887, le riche helvète quittait le port de Valparaiso à bord de son premier bateau, le « Charles Edwards » pour jeter l’ancre dans la baie de Cumberland le 21 juillet : son île qui comptait alors, nous dit le journal qu’a tenu le baron durant toute sa vie, 56 habitants, 100 vaches, 60 chevaux et probablement 7 000 chèvres sauvages.

Lui-même débarquait 94 tonnes de matériels divers et quatorze passagers, femmes et enfants y compris. En bon Suisse organisé, de Rodt comptait sur deux facteurs pour développer sa colonie : l’autosuffisance alimentaire (la terre est fertile, le climat propice à l’agriculture, même si les surfaces sont limitées), et l’exportation vers le continent de peaux d’otaries, de poissons et de langoustes.

Les historiens, grâce à ses écrits, ont pu suivre jour après jour les travaux de de Rodt, qui travailla sans relâche vingt-huit ans sur l’île, sans jamais baisser les bras malgré les coups du sort.
La langouste, depuis deux décennies, est la première ressource de l’île. Il s’agit d’une espèce endémique, baptisée Jasus frontalis.

Une usine de conserves

Le 1er août 1877, à l’initiative du Suisse, les pêcheurs de l’île lancent leur première campagne de pêche pour leur patron.
Malgré un loyer élevé et des ressources tout de même assez maigres, la population augmente petit à petit, puisque l’on compte déjà 141 habitants permanents en 1879, et 147 en 1880 (dont la moitié sont des enfants).

En 1892, les finances de de Rodt ne sont pas au beau fixe ; il contacte la compagnie Carlos Fonck y Cie, avec laquelle il lance la pêche et la mise en conserve de la langouste endémique de l’île (la seule du Chili) et il faut bien reconnaître que c’est cette ressource, et aucune autre, qui tiendra à bout de bras l’économie de l’île jusqu’à nos jours (à partir de 1965, la langouste, pour être préservée, a fait l’objet de continuelles mesures de protection qui permettent aujourd’hui à de nombreux pêcheurs de l’archipel d’en vivre). Toutefois la conserverie de Carlos Fonck y Cie ne durera pas très longtemps : les coûts de production, loin du continent, sont élevés et les langoustes en nombre limité. La conserverie, qui aura eu le mérite d’attirer plusieurs familles de pêcheurs, fermera ses portes peu de temps après son installation, ce qui sera un nouveau revers pour de Rodt, même si, encore une fois, la pêche de ce crustacé se poursuivit.

Des revers en série

Du 6 avril 1877 au 28 mars 1904, de Rodt nota tous les petits faits de la vie de son île dans son journal. Des coups durs, il en connut, tant et tant qu’il finit par engloutir dans l’île toute sa fortune, comme si les injections de capitaux auxquelles il procédait, depuis la Suisse, étaient vouées à se dissoudre dans le bleu du Pacifique Sud.

Parmi ces désastres financiers, mentionnons le premier, le naufrage de l’un des cinq bateaux qu’il mit en service entre Valparaiso et l’île ; celui-ci était chargé, entre autres, de peaux d’otaries. Il y avait à bord le produit d’une saison de chasse laborieuse, mais jamais le petit navire n’atteignit sa destination finale. De Rodt attendait un retour sur investissement de cette cargaison, il en fut quitte pour un appel de fonds auprès de sa banque suisse, début d’un inexorable dégringolade… Car les banquiers de Berne en reçurent bien d’autres, des ordres de virement, épuisant complètement la fortune du baron. Autre revers sérieux, la guerre du Pacifique, entre le Chili, la Bolivie et le Pérou, de 1879 à 1884 : le conflit entraîna la chute des exportations de fruits de mer, de poissons et de bois de l’île et de Rodt perdit très gros.

Une visite présidentielle

En 1885, les autorités chiliennes décident de ne pas renouveler le bail de de Rodt, arrivé à terme. Très curieusement, juridiquement, l’entrepreneur perd donc sa concession mais le Chili le laisse administrer l’île en attendant une décision du Congrès sur son futur statut. Finalement, en 1895 le président Jorge Montt déclare l’archipel colonie chilienne et nomme officiellement de Rodt comme Inspecteur de la Colonisation, ce qui lui permettra, deux ans plus tard, de recevoir le président Federico Errazuriz Echaurren sur son île, pour ce qui fut la première visite présidentielle à Juan Fernandez. Une forme de reconnaissance qui ne remplira pas les poches du Suisse, mais qui, du moins, consacrera la reconnaissance que le Chili lui accordait pour son travail de visionnaire.
En 2005, pour les cent ans de la mort du baron, l’ambassadeur suisse était venu rendre un hommage au pionnier que fut Alfred de Rodt.

Succès et ruine…

En 1905, toujours fermement accroché à son rocher, de Rodt est fatigué par une vie de labeur qui lui a permis de développer son île, d’y fixer une population de colons, de faire exister l’archipel aux yeux du continent, certes, mais qui l’aura totalement ruiné. Cette année-là, 122 personnes vivent à Mas a Tierra, au sein de 22 familles et une petite école primaire est enfin ouverte pour scolariser les enfants (qui ne l’étaient pas jusqu’à cette date).

Aldred de Rodt, mort le 4 juillet 1905, repose aujourd’hui dans le petit cimetière de San Juan Bautista. Il avait donné 28 ans de sa vie à sa petite île en laquelle il avait toujours cru, malgré ses déboires. Aujourd’hui, une cinquantaine de personnes se revendiquent de sa descendance.

Daniel Pardon

Depuis 1966, Más a Tierra a été rebaptisée officiellement “île de Robinson Crusoe” par le gouvernement chilien, en hommage au récit de Defoe, inspiré par la mésaventure du marin Selkirk.

Avant de Rodt…

L’Etat chilien, conscient de l’importance stratégique de cet archipel face à ses côtes, avait toujours voulu qu’il soit habité et mis en valeur. C’est pour cela qu’il en fit une colonie pénitentiaire encadrée par une petite garnison à partir de 1829 ; dès cette époque, le 26 février 1829, le Chili signa un bail à un certain José Joachim Larrain, qui entendait y développer un port et un magasin général à l’intention notamment des baleiniers. Différents locataires vont se succéder qui n’auront de cesse de maltraiter l’île en ravageant sa forêt (pour revendre le bois et pour faire paître des animaux introduits). En 1835, nouveau désastre écologique, Manuel Tomas Martinez est nommé gouverneur de Mas a Tierra et se lance dans une activité très lucrative : l’exploitation du santal (Santalum fernandezianum) qu’il revend aux bateaux étrangers. Il réussit si bien que l’espèce est aujourd’hui totalement éteinte !

En 1851, l’archipel devient une subdélégation de Valparaiso, mais les locataires d’alors se désintéressent de l’archipel, vidé de ses ressources (bois, santal otaries, etc.).

En 1876, le capitaine Oscar Viel, à bord du Chacabuco, ne peut que constater que l’île est quasiment à l’abandon, aucun loyer n’étant plus payé au fisc chilien. C’est à son retour que le Trésor public lancera un appel d’offres pour louer l’archipel, appel d’offres que remportera facilement (il était seul) le baron de Rodt.

Un peu de géographie

L’archipel Juan Fernandez, toutes ses îles confondues, représente une superficie d’une centaine de km2 (1 042 pour Tahiti), soit 47,94 km2 pour l’île de Robinson Crusoe (ex-Mas a Tierra), 2,23 km2 pour Santa Clara et 49,52 km2 pour l’île Alejandro Selkirk (ex-Mas a Fuera). Auxquelles il faut ajouter quelques petits îlots rocheux, des « morros », près de leurs côtes.

L’archipel est posé à peu près à la même latitude que Valparaiso entre 650 et 800 km au large des côtes du Chili. La seule île peuplée (Robinson Crusoe) mesure 22 km de long pour une largeur maximale de 7,3 km et culmine à 915m (mont Yunque). Alejandro Selkirk est, au contraire, massive, mesurant 10,5 km de long sur 6 de large. Elle culmine (mont Los Innocentes) à 1320 m et parfois, le sommet se couvre d’une fine couche de neige.

Sur Robinson Crusoe, le petit village de San Juan Bautista, dans la baie de Cumberland, abrite un peu plus de 600 habitants. Le 10 février 2010, un séisme de 8,8 sur l’échelle de Richter au centre du Chili a provoqué un terrifiant tsunami à San Juan Bautista : huit personnes sont mortes, tandis que tout le bas du village était complètement détruit et rasé par la mer.
Sur cette carte, on peut voir la forme de l’île, née de deux volcans effondrés. La partie ouest, autour du minuscule aéroport, est très sèche contrairement à l’autre côté de ce bout de terre.

A lire

- M. Ruth : Alfred von Rodt, Subdelegado auf der Insel Juan Fernandez (1877-1905) publié en 1974.

- El diario de Alfredo de Rodt, subdelegado e inspector de colonia de las islas Juan Fernandez, publié en 2005.

- Ph. Danton, E. Breteau, M. Baffray : Les îles de Robinson ; trésor vivant des mers du Sud ; entre légende et réalité (Nathan) publié en 1999.

En 205, une plaque a été fixée en hommage au baron de Rodt pour le centième anniversaire de sa mort.

Quelques dates…

- 22 novembre 1574 : Découverte d’un archipel de trois îles au large du Chili, par Juan Fernandez, un marin espagnol. Il effectuait le trajet Pérou Valparaiso et avait dévié de sa route. Il baptisa l’archipel Santa Cecilia et les îles Más A Fuera, Más a Tierra et Islote de Santa Clara.
- Après sa découverte, Juan Fernandez, quelques compagnons et une soixantaine d’Indiens mettent l’île principale en exploitation et introduisent plantes et animaux (chèvres, porcs, etc.). Elle passe ensuite aux mains des Jésuites qui la louent à un officier désirant y pratiquer la pêche et surtout l’exploitation des otaries (pour leur peau).
- 1650 (environ) : l’archipel est abandonné et laissé sans population.
- XVII et XVIIIe siècle : l’archipel devient un repère de pirates venus dévaliser les bateaux et cités espagnols le long de la côte Pacifique.
- 1704 : Un marin nommé Alexandre Selkirk est abandonné à terre par son capitaine, lassé de son indiscipline. Il y a restera quatre ans et quatre mois et, à son retour, sa mésaventure inspirera l’écrivain anglais Daniel Defoe qui publiera « Robinson Crusoe ».
- 16 juin 1741 : Lord Anson et une partie de son escadre font escale (trois mois) après un difficile passage du cap Horn. Les équipages souffrent dramatiquement du scorbut.
- 1749 : lassés des pirates, les Espagnols bâtissent sur Más a Tierra le fort Santa Barbara (il sera restauré en 1974 et classé monument historique en 1979).
- 1765 : Escale de John Byron à Más a Tierra durant sa circumnavigation.
- 1770 : devenue colonie pénitentiaire, Más aTierra abrite quelques colons, une garnison de 50 hommes et autant de prisonniers.
- 1797 : le navire Betsy fait une escale de deux mois à Más a Fuera et embarque un million de peaux d’otaries, en abandonnant 400 000 sur le rivage, faute de place à bord.
- 1814-1817 : des centaines d’exilés du Chili peuplent la baie de Cumberland en creusant des grottes dans lesquelles ils s’entassent pour survivre. Le Chili fait de Más a Tierra un pénitencier politique.
- 20 et 21 février 1835 : dernière éruption volcanique observée sur Más a Tierra (sous-marine).
- 1835 : le gouverneur lance une nouvelle activité, l’exploitation du santal (Santalum fernandezianum). L’espèce est aujourd’hui éteinte.
-1851 : l’archipel est rattaché à Valparaiso
- 5 mai 1877 : le pionnier suisse Alfred de Rodt fonde le village de San Juan Bautista, au fond de la baie de Cumberland, sur Más a Tierra. Il est nommé par le Chili subdélégué à Juan Fernandez.
- 1895 : l’archipel devient colonie chilienne (de Rodt devient inspecteur de la colonisation
- 4-7-1905 : décès d’Alfred de Rodt. L’île de Más a Tierra compte alors 122 habitants et 41 maisons.
- 1915 : le croiseur allemand Dresden est coulé dans la baie de Cumberland par trois navires de guerre anglais.
- 1935 : l’archipel est classé parce national.
- 1966 : Le Chili débaptise les îles. Más a Tierra devient l’île de Robinson Crusoe et Más a Fuera prend le nom d’île Alexandro Selkirk (alors que le naufragé n’y vint jamais)
-1977 : l’archipel devient réserve mondiale de la biosphère grâce à l’Unesco.
-1980 : création officielle de la municipalité de Juan Fernandez (mais elle ne couvre que 8 % de l’île de Robinson Crusoe, le reste relevant du parc national.

Depuis 1977, l’archipel de Juan Fernandez est classé réserve de la biosphère par l’Unesco. Mais malheureusement, son exceptionnelle flore endémique est très menacée par les animaux et les plantes introduites.

Rédigé par Daniel PARDON le Lundi 4 Septembre 2017 à 08:15 | Lu 2865 fois