Carnet de voyage - 1902 : Edouard Petit voulut repeupler les Marquises avec 500 Martiniquais


Edouard Petit, le gouverneur qui voulut repeupler les Marquises avec des Martiniquais.
MARQUISES, le 29 novembre 2018. Oubliées ou presque, dorment dans les archives des histoires tellement insolites qu’elles méritent d’être débarrassées de la poussière les recouvrant ; ainsi en est-il de l’initiative insolite du gouverneur Edouard Petit qui annonça, suite à une visite officielle aux Marquises en 1902, qu’il entendait repeupler l’archipel avec des centaines de Martiniquais après la dramatique éruption de la Montagne Pelée.

Mais qui était donc cet Edouard-Georges-Théophile Petit qui n’a pas laissé une trace indélébile dans notre histoire, mais qui pourtant, symboliquement, fut le gouverneur ayant accroché aux Etablissements français de l’Océanie (E.F.O.) la dernière île à avoir demandé à devenir française, Rimatara ? Edouard Petit était ce qu’il convient d’appeler un « colonial », au sens noble mais aussi sans doute au sens un peu arrogant du terme.

Aux Marquises dès 1881

Fondamentalement, Petit ne voulait que participer activement au développement de l’empire français et souhaitait voir la mère-patrie administrer des territoires heureux, prospères et épanouis sous le drapeau tricolore. Rien de bien original pour l’époque ; Petit était un haut-fonctionnaire tout simplement zélé.

Il avait vu le jour en 1856, le 15 mars, à Saint-Denis de La Réunion. Il baigna donc dans une ambiance « coloniale » dès sa prime jeunesse. Ses parents lui permirent de suivre des études supérieures : licence de droit en poche, il entra à l’Ecole d’administration de la marine d’où il sortit avec le grade d’aide-commissaire. Au titre du Commissariat de la Marine, il fut envoyé en mission dès 1875 en Asie (au Tonkin), puis dans le Pacifique Sud, sur l’aviso Le Hugon d’abord, sur Le Mistral ensuite. Il effectua une mission d’hydrographie en Océanie, tout particulièrement aux îles Fidji et aux Tonga, avant de séjourner en Polynésie, dont huit mois aux Marquises, de juin 1881 à février 1882. Au total, son séjour dans les eaux de la région dura près de trois ans, mais Edouard Petit n’appréciait guère ce statut de nomade qui était le sien en tant que « marin ».

En 1885, il prit la décision de démissionner. Fort de son expérience, il travailla alors au sein de l’administration des colonies et s’illustra notamment à Madagascar en 1897, où son travail méticuleux fut apprécié. Quand il n’était pas sur le terrain, il enseignait en Métropole à l’Ecole coloniale. Ses qualités le firent nommer en 1898 secrétaire général dans son île natale, La Réunion, dont il devient même gouverneur par intérim de 1899 à 1900.

Le gouverneur en titre, Laurent Marie Émile Beauchamp (1838-1901), ne l’appréciait pas et le fit muter. Et c’est ainsi que le 22 décembre 1900, il se retrouva gouverneur de 3e classe, gouverneur par intérim des Etablissements français de l’Océanie, puisque le gouverneur en poste, Gustave-Pierre-Théodore Gallet, avait été obligé de s’absenter. C’est ce Gallet qui avait pris possession au nom de la France, en 1900, de l’île de Rurutu, sans pouvoir faire de même avec Rimatara compte tenu d’une météo exécrable ayant rendu son débarquement impossible.

De santé fragile, Gallet avait quitté les EFO pour la France en 1899, revint brièvement pour repartir cette fois-ci définitivement en 1901, laissant ainsi Petit aux commandes une seconde fois.

Rimatara devient française

Si l’on se souvient encore d’Edouard Petit, c’est sans doute parce que c’est lui qui prit possession de la dernière île polynésienne à devenir française, Rimatara (Australes), lors de cérémonies solennelles le 1er et le 2 septembre 1901 à Amaru, capitale (bien modeste) de la petite île, en présence de la dernière reine polynésienne, Tamaeva V (circa 1830-1923).

Le 10 janvier 1902, un décret mit officiellement à la retraite Gallet (resté en France, à Nice) et Petit « hérita » donc du poste de gouverneur des EFO. C’est à ce titre qu’il effectua son mémorable voyage aux îles Marquises du 10 au 28 mars 1902, à bord de l’aviso-transport Durance.

Le navire relâcha d’abord à Nuku-Hiva (Taiohae, Akahui et Anaho), puis à Hiva Oa (Atuona), Tahuata (Vaitahu) et enfin Fatu Hiva (Hanavave).

Au terme de cette tournée, déplorant la dépopulation des Marquises (à Nuku Hiva en 1901, 54 naissances sont à opposer à 180 décès), Petit proposa d’en faire une colonie de peuplement grâce à la création d’un pénitencier. Au terme de leurs peines, durant lesquelles les prisonniers travailleraient à la mise en valeur des terres domaniales, ceux-ci obtiendraient le droit de s’installer : « j’estime qu’à défaut de colonisation libre, il serait possible tout au moins d’y établir des pénitenciers ; et sous une direction bien entendue, la colonisation pénale transformerait bientôt en champs de canne à sucre et de caféiers, en forêts de cocotiers, toutes les vallées où l’on trouve déjà ces produits à l’état de nature. La rareté des autochtones qui disparaissent si rapidement dans toutes ces îles faciliterait l’établissement d’une colonie pénitentiaire. »

Séparer les enfants des parents

Petit envisagea également une autre solution face à la dépopulation : isoler jusqu’à quinze ans les enfants de leurs parents pour les faire grandir et les éduquer dans les structures scolaires des missions « au moins pour les protéger contre les influences démoralisatrices qui les entourent chez eux et aussi contre les maladies qu’ils contractent trop facilement au milieu d’indigènes rebelles à toutes les mesures d’hygiène les plus élémentaires que nous leur proposons d’observer ».

Certes, mais Petit savait que ce type d’éducation, privant les parents de leurs enfants, était parfaitement illégal en France et il savait aussi que les Marquisiens en étaient informés, eux qui estimaient d’ailleurs que les missionnaires accaparaient trop leur progéniture.

L’idée d’isoler les enfants n’était d’ailleurs pas de Petit lui-même, mais de l’administrateur des Marquises, de Saint Brisson. Petit regretta surtout que la France ait abandonné, faute de budget, toute assistance médicale aux Marquises, depuis la suppression du poste de médecin résident à Atuona, poste qui avait été occupé par le docteur Buisson.

29 000 morts le 8 mai 1902

Bien loin de la Terre des Hommes (Henua Enata), c’est à dix mille kilomètres de la Polynésie que faillit bien se jouer le destin des îles Marquises, lorsque le 8 mai 1902, sur l’île de la Martinique, la Montagne Pelée entra brutalement en éruption. Le drame, effroyable, raya de la carte la ville de Saint-Pierre alors surnommée « le Petit Paris des Antilles ».

Aux dégâts matériels considérables (la cité fut laminée par une nuée ardente), il fallait ajouter plus de vingt-neuf mille morts, trois personnes seulement ayant survécu (et non une seule comme on le dit souvent) : Louis-Auguste Cyparis, prisonnier sauvé par les murs de son cachot, Léon Compère-Léandre, cordonnier demeurant à la sortie de la ville et la petite Havivra Da Ifrile, fillette ayant pu s’échapper à bord de la barque de son frère.

Près de trente mille morts en Martinique, mais quel rapport avec le peuplement des Marquises nous direz-vous ? L’éruption n’avait pas fait que tuer des malheureux, elle avait détruit tellement de maisons que plus de vingt-cinq mille survivants se retrouvaient sans abri, ayant tout perdu dans la catastrophe.
Le cataclysme était d’une telle importance que naturellement Tahiti en fut vite informé. Edouard Petit fut prompt à réagir ; à sa manière. Il était rentré de sa tournée marquisienne depuis deux mois et en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, il conçut une idée qui paraît aujourd’hui folle : repeupler les Marquises tout simplement avec des centaines de Martiniquais sans habitation ni travail, prêts à refaire leur vie sur des îles plus hospitalières que la Martinique.

Dix hectares par famille

Face à ce que Petit appela « la fin d’une race » en parlant des Marquisiens, lors de l’ouverture de sa session budgétaire des EFO, le gouverneur proposa sa solution miracle : installer à Nuku Hiva, Hiva Oa et Tahuata « cent familles de colons martiniquais de cinq personnes en moyenne ». C’est-à-dire, dans un premier temps, faire venir aux Marquises, cinq cents Martiniquais environ. Les surfaces de terres libres de tout habitant étaient telles que Petit suggéra de donner « dix hectares de bonne terre cultivable » à chaque famille de migrants. Le voyage leur serait, bien entendu, offert de même que leurs frais d’installation et leur nourriture pendant une année. Des frais que le gouverneur des EFO savait ne pas pouvoir assumer ; il estima donc que ce budget devait être pris dans la Caisse de secours des sinistrés de la Martinique. « Le budget local de Tahiti et Moorea, pas plus que celui des îles Marquises, ne pourrait, vu ses charges actuelles contribuer en rien à cette entreprise de colonisation ».

Pour Petit, il n’y avait aucun doute à avoir sur cette initiative pour le moins hardie : « elle sera profitable à la colonie qui en a pris l’initiative par mes soins et aura, en outre, le mérite d’une bonne action. Nous ouvrirons ainsi les portes d’une patrie d’adoption, pleine d’avenir, à nos malheureux compatriotes des Antilles »… CQFD. Et le gouverneur, au vu des terres domaniales dont il disposait aux Marquises, de préciser qu’outre les surfaces accordées aux Martiniquais, les EFO pourraient « donner d’autres concessions encore à des colons européens ».

Sur le papier au moins, les Marquises étaient ainsi sauvées de la désertification par l’arrivée de ces sinistrés de la Montagne Pelée. L’opération, évidemment, ne se fit jamais…

Textes : Daniel Pardon

Gauguin monte au créneau

Le peintre Paul Gauguin s’était installé le 16 septembre 1901 à Atuona, quelques mois avant la tournée qu’y fit Edouard Petit. L’artiste détesta ce gouverneur et sa suite, leur seul point d’accord étant de considérer que les Marquisiens allaient tous disparaître. Gauguin ne demandait qu’une chose, qu’on les laisse mourir en paix. Quatre mois après le passage du gouverneur, le peintre se fendit d’une lettre ouverte publiée dans le nouveau journal du parti catholique de Tahiti, L’Indépendant, envoyant, en prime un double de son courrier au journal Le Mercure de France. Il y ridiculisait Petit qu’il comparait à un touriste pressé. Le gouverneur s’en trouva profondément vexé et fit dès lors tout pour abattre Gauguin, ce qu’il parvint d’ailleurs à faire.

Petit expédia en effet à Atuona un magistrat dont le principal travail fut d’instruire les nombreuses plaintes déposées contre Gauguin dont les mœurs dissolus et l’irrespect de toute forme d’autorité étaient connus. Le juge Horville ne traîna pas et condamna le 27 mars 1903 Gauguin à 500 Francs d’amende et surtout à trois mois de prison ferme. Le peintre décéda avant de goûter à la paille humide des cachots, mais dans sa dernière lettre, il écrivit ces mots prémonitoires : « toutes ces préoccupations me tuent ». Il mourut le 8 mai 1903.

Paul Gauguin se fit d’Edouard Petit un implacable ennemi.

Paul Gauguin se fit d’Edouard Petit un implacable ennemi.

Pas un Martiniquais n’arriva

Que devint le projet assez fou d’Edouard Petit de repeupler les Marquises avec des Antillais ? Les Martiniquais ne partirent jamais car si l’idée n’avait pas soulevé une vague de contestations à Tahiti, le gouverneur de la Martinique, de son côté, ne l’entendit pas de cette oreille. Le projet marquisien était budgétivore et la Martinique avait besoin de toutes ses ressources afin d’aider ses milliers de sinistrés, afin aussi de reconstruire des logements, de refaire routes et ponts, bref pour tenter de revivre, y compris au pied de la terrible Montagne Pelée puisque la cité de Saint-Pierre renaquit vite (la commune, sous-préfecture du département, compte aujourd’hui environ 4 500 Pierrotins).

Du côté de Paris, où la proposition de Petit avait été accueillie avec intérêt –sinon enthousiasme, il n’y eut pas moyen d’obtenir du Parlement le moindre Franc en faveur de cette colonisation d’un nouveau genre. Ne serait-ce que pour la seule prise en charge du transport des Martiniquais (le canal de Panama n’existait pas encore), ce fut un « niet » ferme et définitif des élus nationaux. Pas d’argent dans les caisses. Déjà…

Mort en 1904

Edouard Petit ne survécut pas longtemps à son idée de repeuplement des îles Marquises. A Tahiti, sa santé s’était détériorée et dès 1903, il savait que son séjour serait sans doute abrégé. En 1904, la décision fut prise de le rapatrier d’urgence en France, avec sa famille. Malheureusement pour le gouverneur, il était à l’agonie sur le bateau qui le ramenait en métropole et il rendit son dernier soupir à bord, au large de Perth en Australie de l’Ouest, son décès ayant été enregistré en date du 14 mars 1904. Son corps fut rapatrié en France et repose au cimetière du Père Lachaise à Paris.
On lui doit treize livres et parutions, dont cinq sous le pseudonyme d’Aylic Marin.

La tombe d’Edouard Petit au Père Lachaise, à Paris. Le gouverneur décéda au large de l’Australie, dans le bateau qui l’évacuait sur la France.

L’éruption de la Montagne Pelée, à la Martinique en 1902, fit près de trente mille morts et quasiment autant de sans-abri. Le gouverneur Petit espérait repeupler les Marquises avec certains d’entre eux.

Au tournant du XIX et du XXe siècle, les Marquises étaient si dramatiquement dépeuplées que tout le monde s’accordait alors à penser que l’archipel perdrait bientôt sa population d’origine.

De 50 000, peut-être 80 000 personnes lors de la découverte de l’archipel, les Marquises n’abritaient plus que deux mille âmes environ au début du XXe siècle.


Rédigé par Elvine TEATA le Jeudi 29 Novembre 2018 à 10:29 | Lu 2130 fois