Carnet de voyage - 1889 : A Apia, H. C. Kane sauve son bateau, 15 autres coulent !


Henry Coey Kane, le héros des Samoa.
PACIFIQUE, le 7 juin 2019. Officier de la Royal Navy, au service sa Majesté la reine Victoria, Henry Coey Kane a laissé son nom dans la petite histoire des Mers du Sud en sauvant son navire d’un terrible cyclone à Apia en 1889, alors que de leur côté Américains et Allemands perdirent chacun leurs trois bateaux de guerre, sans compter le naufrage de neuf navires civils.

Parfois l’orgueil, le chauvinisme, un nationalisme exacerbé produisent des catastrophes matérielles et humaines au coût exhorbitant. C’est ce qui se passa aux Samoa, le 15 et le 16 mars 1889, alors que les flottes de guerre américaines et allemandes se faisaient face dans le port étriqué d’Apia. Un navire anglais, la HMS Calliope se trouvait, lui aussi sur place, mais avec un peu de bon sens et d’humilité, son capitaine sauva son bateau et son équipage pendant que les deux nations “ennemies” voyaient leur flotte dans le Pacifique Sud quasiment disparaître, sans qu’il eut été besoin de tirer le moindre coup de canon.

Quinze navires coulés ou échoués

Si l’on se réferre au XXe siècle, ce ne sont pas les batailles navales (entre Japonais et Américains essentiellement) qui manquent pour déplorer la perte de milliers de vies humaines et de milliers de tonnes de matériels dans les eaux du Pacifique.

Au XIXe siècle plus curieusement, alors que différentes puissances coloniales s’affrontaient -à fleuret moucheté- en Océanie, c’est un phénomène naturel presque banal qui fut responsable du plus terrible désastre maritime du siècle : mi-mars, un cyclone d’une violence inouïe s’abattit sur les îles Samoa, envoyant par le fond (ou à la côte) une quinzaine de navires, dont six bateaux militaires américains et allemands. La “bataille” aboutit à un match nul, puisque les deux principaux protagonistes essuyèrent la perte de toute leur flotte, à savoir trois bâtiments chacun ! Dans le même port, un seul navire s’en tira sans une égratignure ou presque sur sa coque, la HMS Calliope…

Allemands contre Américains

Mais revenons quelques mois en arrière pour expliquer la présence de cette armada militaire dans le petit port des Samoa.

A la fin du XIXe siècle, les grandes puissances d’alors s’étaient partagées le gâteau colonial, en Afrique, en Asie et en Océanie tandis que les anciennes colonies portugaises et espagnoles avaient gagné leur indépendance. Des espaces vides, il en restait très peu. Autant dire que pour boucler ce monopoly, Allemands, Anglais, Français et Américains se bousculaient au portillon (les Français peut-être moins que les autres dans le Pacifique). Ces rivalités ne se faisaient pas grandes nations contre grandes nations, mais souvent à travers des populations indigènes manipulées par les uns et les autres (comme le furent les Tahitiens par les Anglais, contre les Français par exemple).

Aux Samoa, tout commença par une guerre civile, la “first Samoan Civil War”, entre 1886 et 1888, guerre largement inspirée par les menées allemandes. Deux clans se disputaient le trône royal, les partisans de Malietoa Laupepa et ceux de Mata’afa Iosefo (après le terrible cyclone dont nous avons fait état, Laupepa fut porté au pouvoir par les grandes puissances).

Lors de cette première guerre civile, seuls les Allemands, à plusieurs reprises, intervinrent dans le conflit pour bombarder des positions hostiles à leur favori. Evidemment, les Etats-Unis, qui lorgnaient sur les Samoa tout comme les Allemands, virent d’un très mauvais oeil cette intervention germanique sur le terrain, d’autant que les agresseurs eurent la mauvaise idée de bombarder des villages samoans, ce qui eut pour effet de détruire des propriétés de citoyens américains. Un contingent allemand débarqua même et s’engagea sur le terrain dans une bataille à Vailele en 1887, un acte que les Etats-Unis ne pouvaient tolérer.

Une corvette anglaise en arbitre

Résultat de cette montée de la violence et de cette immixtion germanique dans le conflit, la décision prise par les Américains d’envoyer sur place trois bateaux de guerre, l’Allemagne répliquant de la même façon, en envoyant elle aussi trois bateaux armés jusqu’aux dents.

Le port d’Apia, on l’imagine, était bien encombé, avec d’un côté le drapeau étoilée US et de l’autre le tricolore des Allemands.

Pour arbitrer le match, la Grande-Bretagne crut bon d’envoyer sur place un de ses navires les plus modernes, la corvette HMS Calliope, construite en 1887 seulement : un bâtiment à la durée de vie exeptionnelle, puisqu’il finit sa carrière en 1951. La corvette mesurait 71,6 mètres de long, pour un déplacement de 2 770 tonneaux et disposait d’une motorisation puissante (4 023 chevaux) et d’un armement lourd impressionnant.

Pendant des mois, bon gré mal gré, Allemands et Américains se surveillèrent mutuellement en chiens de faïence, sous le regard attentif du capitaine britannique Henry Coey Kane qui voulait à tout prix éviter un embrasement général dans cette région du monde, tout en lorgnant lui aussi sur les Samoa, au cas où les deux belligérants abandonneraient le terrain…

Un port, étriqué et “mal fichu”

Face à cette crise samoane, à ce blocage militaire, le temps joua contre les grandes puissances qui n’avaient pas songé qu’un autre intervenant pouvait régler le sort de cette étrange bataille navale, la météo.

Vers le 10 mars 1889, il devint clair, au vu des prévisions météorologiques balbutiantes à l’époque, que le temps se gâtait sérieusement.

Comme les autres capitaines, Kane, alors âgé de 55 ans (il était né le 30 décembre 1843) suivait de près l’évolution du ciel ; les vents et les pluies se renforcèrent très vite. Kane n’était pas tombé, c’est bien le cas de l’écrire, de la dernière pluie, lui qui était entré comme cadet en 1853 dans la Royal Navy après ses études au St Vincent’s Collège à Castlenock (conté de Dublin). Sa longue expérience et ses excellents états de service lui avaient permis d’être promu capitaine en 1882 (après sa brillante participation à la campagne d’Egypte) et, associant rigueur et flegme tout britannique, il veillait avec une attention toute particulière sur son navire flambant neuf, bien conscient que l’Amirauté lui avait confié un petit bijou de bateau de guerre.

Face à trois navires allemands belliqueux, face aux mêmes forces américaines, il savait que dans ce petit port d’Apia, il ne pouvait rien faire d’autre que d’observer et de tenter de calmer le jeu, ce qu’il fit avec diplomatie. Mais le 13, le 14, la priorité n’était plus à la diplomatie ; il s’agissait de prendre ses dispositions pour sauver la HMS Calliope du cyclone qui menaçait de ravager l’archipel.

Pour les Américains et les Anglais, pas question d’abandonner le port à l’ennemi. Quels que soient les risques, les navires resteraient sur place pour marquer leur territoire. Dramatique et imbécile péché d’orgueil…

Grâce à la clairoyance de Kane, tout l’équipage de la HMS Calliope avait, bien entendu, été réquisitionné pour faire face à la menace. Le port, étriqué et “mal fichu”, était apte à recevoir quatre navires. Il abritait sept bateaux de guerre et dix vaisseaux marchands le 14 mars, jour où il devint clair que le cyclone allait passer sur Apia, les pluies étant devenues diluviennes et le baromètre chutant terriblement. Les vents pour leur part montèrent en puissance dépassant 185 km/h, coinçant les navires dans le cul-de-sac du port en forme de bouteille.

Dix hommes à la barre !

Le 15 mars, la tempête se déchaînait et tous les navires bloqués dans la souricière d’Apia virent leurs ancres glisser, ce qui les poussait vers la terre ou plûtôt les coraux. Plusieurs bâtiments entrèrent en collision et poursuivirent leur route vers les récifs. Le 16 mars, à 9 heures du matin, la HMS Calliope était heurtée par un bateau et frôlée par un autre. Kane comprit que rester sur place pour maintenir sa présence militaire était une folie ; il pouvait sauver son bateau encore au mouillage ; pour ce faire, il demanda aux mécaniciens de lui donner la pleine puissance.

La coque de la Calliope se trouvait à quelques mètres à peine des coraux alors que face à lui se dressaient les silhouettes de deux bateaux américains que Kane parvint à éviter de justesse ; deux cent cinquante vies humaines dépendaient de la manoeuvre en cours, une opération qui dura deux bonnes heures pour gagner quelques centaines de mètres seulement, tant la Calliope eut du mal à résister aux vents et aux courants qui s’étaient ligués pour l’empêcher de gagner la pleine mer.

Dans la cale, les moteurs rugissaient, chauffés à blanc. A la barre, on compta jusqu’à dix hommes pour maintenir le cap : tantôt le bateau semblait devoir sombrer, tantôt il était si haut sur les vagues que son hélice tournait dans le vide, la poupe plusieurs mètres au-dessus de l’eau. Une fois, dix fois, cent fois, Kane pensa que les éléments seraient plus forts que son moteur et que sa science de la mer, mais finalement, le miracle eut lieu, le bateau se retrouva en pleine eau et put se dégager des mâchoires de corail d’Apia.

Une vision d’apocalypse

Henry Coey Kane fit savoir à son équipage que tant que durerait la tempête, il maintiendrait le cap pour rester au large. La Calliope demeura ainsi en mer deux jours avant de revenir, le cyclone passé, au port, dans le but de rechercher ses ancres perdues.

La vision qui s’offrit aux Britanniques fut terrifiante ; dans la rade, sur le sable ou sur le corail, gisaient quinze épaves ; l’armada allemande avait été entièrement détruite, tout comme les trois navires américains. Quant aux navires civils, une douzaine si l’on compte deux goélettes locales, ils avaient connu la même fortune de mer, incapables de s’extraire à temps du port trop encombré.

Kane constata aussi très vite que le désastre n’était pas que matériel ; des dizaines d’hommes avaient péri dans ce qui fut le plus grand naufrage collectif du siècle dans cette région du monde.

La guéguerre américano-germanique avait ainsi pris fin par un sanglant désastre, les forces en présence ayant été anéanties en quelques heures.
Les survivants, hagards, demandèrent à Kane de l’aide, les Américains souhaitant bénéficier de ses équipement de plongée (Kane disposait à bord de pompes et de scaphandres lourds), ce qu’il fournit bien volontiers à ceux-ci. Il récupéra quelques baleinières pour remplacer celles que la Calliope avait perdu durant sa sortie épique du port et rentra en Australie le plus rapidement possible, son navire nécessitant des réparations.

Kane accueilli en héros à Sydney

A Sydney, Kane et son équipage furent reçus en héros ; leur exploit avait déjà fait le tour du Pacifique. Le chef mécanicien, Henry Goerge Bourke, ingénieur à bord, fut promu “ingénieur de flotte” le 28 mai 1889. Avec modestie, celui-ci expliqua les performances des moteurs de la Calliope par la qualité du charbon utilisé dans ses chaudières, charbon chargé sur la côte ouest de la Nouvelle-Zélande (ce qui assura à ce charbon une formidable publicité).

Quant au capitaine Kane, il fut fait “Companion of the Order of the Bath” lors des cérémonies d’anniversaire de la reine Victoria en 1892.

Il quitta la HMS Calliope le 11 avril 1890 et le 1er juillet, il reçut le commandement de l’Inflexible dans l’escadre de Méditerranée. Il demanda, pour des raisons de santé, à être relevé de ce poste le 11 avril 1891, mais dès le 29 décembre, il prenait le commandement de la HMS Victory.

Le 26 décembre 1897, Kane était nommé contre-amiral et se retira du service actif le 25 août 1899. Il fut promu au rang de vice-amiral le 30 mai 1903 puis au rang d’amiral le 8 février 1907. Il profita encore une décennie de sa retraite, son décès ayant été enregistré le 30 janvier 1917 à son domicile de Londres.

Daniel Pardon

Le bilan du désastre

Tant en matériels qu’en vies humaines, le cyclone sur Apia fut aussi dévastateur qu’une terrible bataille navale. 51 Américains perdirent la vie, les Allemands déplorant 93 morts. Deux hommes d’une pilotine du port furent eux aussi tués.

Les trois bateaux américains et les trois allemands furent totalement ou partiellement déruits.
-USS Trenton, frégate à vapeur de 3 900 tonneaux lancée en 1877 coulée
-USS Vandalia, sloop de 2 033 tonneaux datant de 1876 coulé
-USS Nipsic, canonière de 1 375 tonneaux, datant de 1879, beachée et ramenée en remorque à Hawaii.
-SMS Adler, canonière de 1 040 tonneaux datant de 1883, détruite sur le récif
-SMS Eber, canonière de 760 tonneaux, datant de 1887, coulée (73 membres d’équipage tués)
-SMS Olga, corvette de 2 424 tonneaux datant de 1881 beachée, restaurée et renflouée.

Un navire civil échappa au désastre, neuf autres furent coulés : deux cotres (Detran et Vaitele), trois schooners (Lily, Viturnapa et Polo ou Opolu) deux goélettes à coque en métal (Peter Godeffroy et Santiago), un trois-mâts goélette (Agur) un ketch (Nukunono ou Mukunono).

A lire

Un site détaille admirablement le cyclone des Samoa : http://www.grahamhague.com/apiahurricane.shtml

La HMS Calliope au port, un bateau à voile et à vapeur.

Cette peinture représente le chaos dans le port d’Apia lors du cyclone.

Les Postes samoanes ont rendu hommage au drame d’Apia en émettant quatre vignettes commémoratives.

Tout ce qu’il restait du SMS Adler après le passage de la terrible tempête.

L’équipage de la HMS Calliope qui eut la vie sauve grâce au sang-froid de son capitaine.

Une médaille rend hommage à H.C. Kane.

En couverture du magazine anglais “The Illustrated London News”, cette gravure montre la HMS Calliope saluée lors de sa sortie du port par l’équipage d’un navire sur le point de couler.



Rédigé par Daniel PARDON le Vendredi 7 Juin 2019 à 16:20 | Lu 1396 fois