Carnet de voyage - 1888 : Hugo Emsmann sauve les Nauréens d’eux-mêmes


Une photo d’Hugo Emsmann, alors commandant du célèbre croiseur allemand SMS Cormoran.
PACIFIQUE, le 7 mars 2019. L’île de Nauru est aujourd’hui l’un des plus petits Etats du monde, et l’un des plus pauvres aussi, après avoir été l’un des plus riches grâce à ses gisements de phosphates. Mais bien avant cette extraction qui commença en 1906, l’île fut ravagée par des guerres intestines ayant fait des centaines de victimes. Hugo Emsmann, capitaine du navire de guerre allemand SMS Eber prit possession de l’île en 1888, une annexion qui mit fin au carnage.

Nauru est perdue en plein Pacifique, au nord-est de l’immense Nouvelle-Guinée. Elle est minuscule : 21 km2, trois de moins que Makatea (à titre de comparaison, Moorea mesure 134 km2) ; l’île n’avait jamais été en contact avec les navigateurs européens avant 1798, année où un intrépide capitaine baleinier, John Fearn, découvrit ce minuscule morceau de terre, ou plutôt de roc ; il faut croire qu’il y fut bien accueilli et qu’il put refaire provision d’eau et de nourriture à volonté puisqu’il baptisa Nauru « Pleasant Island ». Fearn, un anonyme Bougainville qui découvrit, lui aussi, le paradis terrestre en plein Pacifique…

D’autres baleiniers et santaliers suivirent, tous très heureux de trouver ici un lieu où faire le plein d’eau douce essentiellement.

Une île divisée en douze tribus

On suppose que l’île était peuplée depuis trois mille ans environ, par des Micronésiens et des Polynésiens. Comment se sont passées les différentes migrations ayant amené des populations sur ce point isolé du globe ? Nul ne le sait, mais toujours est-il que cette surface très petite était partagée en douze tribus : les Deiboe, Eamwidamit, Eamwidara, Eamwit, Eamgum, Eano, Emeo, Eoraru, Irutsi, Iruwa, Iwi et Ranibok. L’importance de ces douze tribus était telle qu’aujourd’hui encore, les clans subsistent, plus ou moins marqués il est vrai, alors que les douze pointes de l’étoile blanche, sur le drapeau officiel de la petite république de Nauru, figurent justement cette ancienne division.

Il est peu probable que l’ambiance fut, avant l’arrivée des Européens, des plus pacifiques, mais le fait est que la population était stable.

Malheureusement, l’influence occidentale fut désastreuse ; outre les maladies amenées par les marins, ceux-ci échangèrent la nourriture dont ils avaient besoin contre de l’alcool et des armes ; en prime, ils apprirent aux Nauréens à fabriquer de l’alcool (du vin de palme) avec leurs cocotiers ; le cocktail était explosif.

Dix années de peur et de tueries

Pour ne rien arranger, deux prisonniers anglais s’évadèrent du bagne de l’île de Norfolk et s’installèrent sur place en 1830 au terme de leur fuite. Patrick Burke et John Jones ne tardèrent pas, grâce à leurs armes, à se tailler leurs places au soleil, au point d’ailleurs que Jones se mit en tête de régir Nauru comme il l’entendait. D’autres beachcombers, bagnards évadés ou marins en cavale, tentèrent de s’installer sur l’île, mais Jones, qui voulait rester seul maître à bord, les bannit (pour les plus chanceux) ou tout simplement les tua. L’apprenti dictateur entendait bien ne pas en rester là, mais il se heurta alors frontalement aux chefs de Nauru qui finirent par le chasser de leur île en 1841, après une décennie tout de même de difficile cohabitation…

Il n’est pas interdit de penser que Jones contribua, par sa stratégie de division (pour mieux régner) à monter les clans les uns contre les autres. Une fois le tyran banni, la pacifique coexistence entre les douze tribus ne tarda pas à se fissurer ; les querelles éclatèrent, la violence monta crescendo pour, au final, aboutir en 1878 à une véritable guerre civile. Celle-ci permit aux Nauréens, très alcoolisés, de se livrer sans retenue aucune aux pires exactions entre eux.

La population était estimée à mille quatre cents personnes en 1843 ; elle tomba à seulement neuf cents en 1888. Pendant dix années de peur et de tuerie, c’est par centaines que les Nauréens se massacrèrent allègrement. Mais pourtant, ce petit peuple mit en quelques heures seulement fin à son autodestruction grâce à un événement extérieur imprévu : l’arrivée fin septembre 1888 d’un petit navire de guerre allemand, le SMS (Seiner Majestät Schiff) Eber, commandé par le ferme capitaine Hugo Emsmann (officiellement, Oberleutnant zur See), qui détestait par-dessus tout les conflits et l’anarchie. L’homme était jeune, 31 ans, mais ne manquait ni de poigne ni de volonté.

Les douze chefs emprisonnés

Depuis 1885, d’âpres négociations avaient été menées entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne pour se partager l’ouest du Pacifique. Les Allemands s’adjugèrent, entre autres, une partie de la Nouvelle-Guinée, les îles Carolines, Bougainville et, en prime, Nauru.

Emsmann arriva donc fin septembre 1888 afin d’annexer à l’Allemagne ce petit bout du gâteau Pacifique, tellement insignifiant que la puissante marine germanique jugea inutile de déployer un arsenal conséquent : le petit SMS Eber, déplaçant 735 tonneaux, suffirait à la tache : 51 mètres de long, 81 hommes d’équipage, voilà qui devait permettre de hisser les couleurs face à une population somme toute assez insignifiante. Evidemment Emsmann ne savait rien de la guerre intestine à laquelle se livraient les tribus nauréennes depuis une décennie. Ce conflit changea son approche de l’annexion qu’il souhaitait non violente. Dans le cas présent, il s’agissait d’arrêter le massacre.

Pour cela, le capitaine allemand montra tout son sens de l’organisation : dès le 1er octobre, il envoya à terre une section de trente-six hommes armés ; ceux-ci entrèrent en contact avec William Harris, un beachcomber établi sur l’île de longue date et qui, vivant à la mode locale, connaissait tout des mesquineries opposant les chefferies. Les douze chefs désignés par Harris, le commando allemand effectua un rapide tour de l’île, ne s’arrêtant dans les villages que pour s’emparer des chefs. Embarqués également un missionnaire des île Gilbert, qui s’était installé en 1888 et les quelques Européens vivant sur place.

Après une nuit de ce que nous appellerions aujourd’hui une garde à vue, Emsmann organisa la cérémonie d’annexion en levant les couleurs allemandes dans le ciel bleu de Nauru. Discours, fanfare, petits fours, rien ne manqua, la petite île, rebaptisée Nawodo (ou Onawedo) étant intégrée au protectorat allemand des îles Marshall. Ce fut officiellement Franz Leopold Sonneschein, qui assura le pouvoir civil sur l’île le 2 et le 3 octobre 1888.

La paix allemande

Il y eut, en Europe, la pax romana. Emsmann entendait bien instaurer la deutsche frieden, la paix allemande à Nauru et partout où il passerait dans le Pacifique ; pour cela, il expliqua aux douze chefs qu’ils ne sortiraient de leur prison que lorsque leurs hommes auraient rendu leurs armes.

La menace fut prise au sérieux, les Allemands faisant forte impression sur les indigènes. L’information fut transmise aux villages et toute la journée du 2 novembre, les Nauréens regroupèrent leurs armes et leurs munitions avec zèle. Le 3 novembre 1888 au matin, les chefs de guerre des douze village déposèrent aux pieds de Emsmann des centaines d’armes à feu (on parle de 765 fusils) et leurs cartouches. La consigne du capitaine pacificateur était claire ; l’Allemagne apportait avec elle la paix et les avantages du protectorat, mais en échange, aucune violence ne serait tolérée.

Emsmann, peut-être sans vraiment le mesurer, sauva d’eux-mêmes les neuf cent habitants de l’île encore vivants.

Les strictes règles de vie germanique (alcool prohibé) n’empêchèrent pas les « occupants » de se montrer habiles, comme ils le firent si bien aux Samoa ; plutôt que d’imposer un commandement inflexible, ils rétablirent les douze chefs dans leurs prérogatives et ceux-ci purent, dès le 4 octobre 1888, s’administrer sous la houlette d’un « beziksamtleute » allemand, l’équivalent d’un chef de bureau de district, Robert Rasch, négociant allemand installé sur place et marié à une habitante de l’île.

Auweyida (ou Aweida) fut le chef le plus connu et reconnu des douze.

Et c’est ainsi que pendant vingt-six années (de 1888 à 1914), grâce à huit administrateurs successifs, la paix et une certaine prospérité régnèrent sur Nauru, d’autant que la découverte en 1900 des gisements de phosphates, mis en exploitation en 1906, allait contribuer à cette richesse.
Hugo Emsmann, qui n’est certes pas passé à la postérité, sauva ainsi, grâce à sa détermination, les Nauréens du plus terrible massacre de leur histoire en l’espace de trois jours seulement et sans avoir eu à tirer un seul coup de feu. « Deutsche effizienz !“

Daniel Pardon

A lire

Nauru 1888-1890 (Edité par Dymphna Clark et Stewart Firfh, sur la base des archives coloniales allemandes).

Le SMS Eber à Nauru

La petite canonnière allemande SMS Eber, à coque de fer, était un navire quasi neuf lorsqu’il arriva à Nauru, puisque sa mise à l’eau datait du 15 février 1887. Sa première mission débuta en septembre de la même année, le navire étant affecté au protectorat allemand du Pacifique. Sa durée de vie fut très courte, puisque malheureusement, le SMS Eber fit naufrage aux Samoa, dans le port d’Apia lors du terrible cyclone de mars 1889 (Emsmann n’en était plus le capitaine, le nouveau, Eugène Wallis, et 72 hommes d’équipage ayant perdu la vie dans ce drame, le 15 mars 1888).

Ce bateau de guerre était plutôt petit (51,7 m de long, 8m de large avec un tirant d’eau de 3,8 m) et sa vitesse assez lente (11 nœuds, soit 20 km/h environ). Il fit partie des dernier navires à sortir des chantiers navals allemands avec à la fois un moteur fonctionnant au charbon et des mâts portant des voiles (en l’occurrence trois mâts, pour 590m2 de toile). Il était armé de trois canons de 105 mm et de quatre pièces de 37 mm. Son autonomie était de deux mille miles nautiques à la vitesse de neuf nœuds.

Son premier long trajet eut lieu au départ de Kiel pour Cooktown en Australie (131 jours dont 49 passés en escales). La canonnière arriva le 24 avril 1888 à Apia avant d’entamer une tournée des possessions allemandes du Pacifique : Nouvelle-Guinée, îles Marshall, puis Nauru.

Le SMS Eber, que commandait Emsmann lorsqu’il mit un terme, en moins de trois jours, à une guerre qui déchirait Nauru depuis une décennie.

L’empire allemand dans le Pacifique

L’Allemagne, face à la Grande-Bretagne et à la France, tenait à développer elle aussi un empire colonial, en Afrique, mais aussi dans le Pacifique. C’est ainsi que les Allemands établirent des colonies et protectorats en Nouvelle-Guinée, aux Salomon, aux îles Marshall, aux îles Carolines, à Palau, aux Samoa et bien sûr à Nauru (petit territoire incorporé au protectorat sur la Nouvelle-Guinée). Les Allemands perdirent toutes leurs possessions dans cet océan peu après le début de la Première Guerre mondiale, en 1914.

Discret Emsmann

On ne sait que peu de choses sur Hugo Emsmann (1857-1933), discret mais efficace officier de la marine allemande, sinon qu’après son brillant commandement sur l’Eber il fut nommé korvettenkapitän sur le SMS Beowulf, un croiseur de 85 m de long et de 4100 tonneaux en 1897 et 1898. On le retrouve ensuite sur le fameux croiseur SMS Cormoran en 1899 et après plusieurs autres commandements, il est élevé au grade de Konteradmiral durant la Première Guerre mondiale, au terme de laquelle il put prendre sa retraite.

Emsmann, croqué par le dessinateur C.W. Allers. Le marin était avant tout déterminé et sa carrière fut exemplaire.

Le drapeau de Nauru sous le protectorat allemand.

Quelques jeunes Nauruéens, qui retrouvèrent enfin la paix sous l’administration allemande, pendant vingt-six ans.

Une pirogue et une maison traditionnelle de Nauru en 1896.

Quelques femmes de Nauru dans leur cocoteraie ; pour elles, l’arrivée des Allemands fut synonyme de retour au calme ; c’en était fini de dix ans de terreur.

Très vite, les Allemands ouvrirent une petite école pour délivrer leur enseignement aux jeunes de Nauru.

Le premier missionnaire arriva à Nauru en 1888, juste avant les Allemands. Celui-ci a été photographié au milieu de ses ouailles en 1916.

Après le cyclone qui dévasta Apia en mars 1889, voilà tout ce que l’on retrouva du SMS Eber…

Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 7 Mars 2019 à 15:40 | Lu 1079 fois